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11 juin 2021 5 11 /06 /juin /2021 09:55

       Le théologien, philosophe et historien allemand Bruno BAUER est le le promoteur de la critique radicale de la Bible. Auteur notamment de la thèse mythiste de Jésus, il construit une vision du christianisme adoptée par tout un courant des hégéliens de droite et à ce titre s'oppose aux hégéliens de gauche et à leurs continuateurs, dont Karl MARX. Avec lequel il polémique et discute sur la "Question Juive". Il regroupe autour de lui le club des docteurs, appelés les freien, et partiellement dans ce cadre, développe des idées fortes en théologie, en histoire moderne et en politique. Ses idées ont beaucoup plus d'importance dans le monde scientifique chrétien (critique de la Bible) que sur le plan politique, par ses relations avec (contre) les marxistes.

     Traditionnellement rangé dans la droite hégélienne, par référence à MARX qui l'accable de railleries dans La Sainte Famille, il se contente de perpétuer la croyance en un devenir de l'Esprit, que MARX, lui matérialise dans la réalité historique du prolétariat dans l'évolution de l'économie qui le produit.

     Élève de HEGEL lui-même jusqu'à la mort de ce dernier en 1831, récompensé par lui par un prix de l'Université pour un essai philosophique où il critique KANT, il commence à enseigner à Berlin en 1834 comme licencié en théologie, avant son transfert à l'université de Bonn. Dans son esprit, toute sa carrière intellectuelle tourne autour de l'oeuvre de HEGEL, auquel il est lié philosophiquement. Ce n'est qu'après 1840 que son cheminement se centre sur les origines du christianisme, à la fois sur les plan des faits que sur les plan des idées.

Dans Zeitschrift für spekulative Theologie (1836-1838), il tente de concilier philosophie et théologie. Mêlé aux polémiques du milieu hégélien, il se livre à une vive critique de La Vie de Jésus de David Friedrich STRAUSS, avant de se lancer dans une approche historique de la Révélation. Il y défend l'idée que l'Ancien et le Nouveau Testament correspondent à deux moments différents de la révélation divine et annonce la thèse des futurs exégètes, pour qui les textes sacrés appartiennent à la constitution du dogme plus qu'à l'histoire.

   Nommé en 1839 maître de conférences à la faculté de théologie de Bonn, il entreprend une critique des Évangiles qui lui vaut rapidement la révocation et l'interdiction d'enseigner (1840). Néanmoins, il récidive avec une Critique de l'histoire évangélique de Saint Jean (1840) et une Critique de l'histoire évangélique des synoptiques (1842). Cela signe l'arrêt définitif de sa carrière universitaire.

Par ailleurs, il fait paraitre anonymement un pamphlet, La Trompette du Jugement dernier, sur HEGEL, les athées et antéchrists, où il s'attache à démontrer comment HEGEL, réduisant Dieu à l'idée absolue, identifie la religion chrétienne à un panthéisme et trace la voie à l'athéisme. Karl MARX faillit participer à sa rédaction, mais l'écart entre ses convictions et celles de BAUER mit fin à toute collaboration par la suite.

Bruno BAUER ne s'est jamais dégagé de l'ambiguïté où le situait un conservatisme spontané, auquel il attribuait, par raison dialectique, une force de négativité qui était l'essence même du progressisme. On comprend que MARX l'ait pris pour cible dans La Sainte Famille, où il ironise sur "saint Bruno" et sa passion d'une liberté exclusivement spirituelle. BAUER ne reconnait, en effet, d'autre réalité que le processus selon lequel toute affirmation philosophique, religieuse, politique ou morale est amenée à se nier et à se dissoudre dans le devenir de la pensée. La conscience de soi s'inscrit comme un élément inéluctable dans le mouvement de l'Esprit décrit par HEGEL. BAUER pose en quelque sorte au prophète, appelé à réaliser le destin intellectuel de l'homme.

La nouvelle critique ou "critique critique" a pour mission de décrire et de parfaire le devenir de l'Esprit s'incarnant dans l'individu. La religion a été ainsi le produit de la conscience de soi jusqu'à un stade où, asservissant l'homme à Dieu, elle perd son rôle positif et devient un obstacle au progrès de la conscience universelle. Rien ne peut désormais incarner une telle conscience : ni religion ni parti. Il appartient seulement à l'Esprit de réaliser l'émancipation de l'homme grâce au combat de la critique. Il n'est pas interdit de pressentir dans une telle attitude l'option de tous les intellectuels qui, par les voies les plus diverses, ont prétendu instaurer le règne de la liberté. Max STIRNER ne s'y trompe pas, qui constate : "Bruno Bauer voit parfaitement que l'attitude religieuse existe non seulement envers Dieu, mais envers le droit, l'État, la loi. Mais ces idées, il veut les dissoudre par la pensée ; et alors, je dis : une seule chose me sauve de la pensée, c'est l'absence de pensée." (Raoul VANEIGEM)

 

    La postérité de l'oeuvre de Bruno BAUER est très importante sur toute une lignée de penseurs et d'exégètes de la Bible, sur tout le XXe siècle, influençant maints débats sur la réalité de l'existence de JÉSUS. 

     La critique de BAUER du Nouveau Testament est d'abord déconstructive. David STRAUSS, dans sa Vie de Jésus, avait expliqué que les récits des Évangiles étaient des produits à moitié inconscients de l'instinct (sic) mythique dans les communautés chrétiennes primitives. BAUER tourne en dérision cette conception et affirme, reprenant une théorie de C. G. WILKE (Der Urevangelist, 1838), que le récit original était l'évangile de Marc. Cet évangile, affirmait-il, avait été achevé sous le règne d'Hadrien (tandis que son prototype, le Ur-Marcus, qu'un analyse critique permettait de retrouver dans l'évangile selon Marc, avait été commencé vers le temps de Flavius Josèphe et des guerres entre Romains et Juifs). BAUER, comme d'autres partisans de cette hypothèse marcienne, est persuadé que tous les autres récits évangéliques avaient puisé dans l'Évangile de Marc, considéré comme un modèle dans les communautés où on les avait écrits.

Albert SCHWEITZER, un de ceux qui ont étudié l'oeuvre de Bruno BAUER, dit de lui qu'il avait commencé par vouloir défendre l'honneur de JÉSUS en défendant sa réputation contre la parodie de biographie inepte selon lui qu'avaient forgée les apologistes chrétiens. Cependant, une étude approfondie du Nouveau Testament l'a fait arriver à cette conclusion qu'il s'agissait d'une fiction complète et il considérait l'évangéliste Marc non seulement comme le premier narrateur, mais même comme celui qui avait inventé toute l'histoire qui n'était plus qu'une fiction, tandis que le christianisme reposait sur les inventions d'une seule personne. (voir Otto PFLEIDERER).

BAUER publia de nombreux articles dans divers journaux, défendant sa critique : critique politique, puis critique critique ou critique pure. En tant qu'hégélien de droite, BAUER a notamment influencé STIRNER.

Bien que BAUER eût examiné le "proto-Marcus", ce sont ses remarques sur la version reçue de l'Évangile de Marc qui attirèrent le public. Surtout, quelques thèmes clés dans l'Évangile de Marc lui paraissaient purement littéraires. Le thème bien connu du secret messianique, selon lequel JÉSUS ne cessait d'opérer des miracles pour dire ensuite à ceux qui en avaient été témoins de ne les raconter à personne, semblait à BAUER un exemple de fait imaginaire. Il partageait de cette manière l'opinion de nombreux autres théologiens, notamment ceux de l'École de Tübingen (tel Ferdinand BAUER). Son dernier livre, Christ et les Césars (1877) offre une analyse pénétrante qui montre que certains thèmes-clés de la pensée de Marc sont communs aux auteurs du Ier siècle, comme le stoïcien SÉNÈQUE. Bruno BAUER est peut-être le premier à avoir voulu - thèse contestée - démontrer que certains auteurs du Nouveau Testament avaient fait librement des emprunts à SÉNÈQUE.

 

Bruno BAUER, La Trompette du Jugement dernier contre Hegel l'athée, Aubier Montaigne, collection Philosophie, 1992 ; La Question juive, Union Générale d'Éditions, 1968 ; Critique de l'histoire évangélique des synoptiques, Ladrange, 1850 ; La Russie et l'Angleterre, E. Bauer, 1854.

Raoul VANEIGEN, Bruno Bauer, dans Encyclopédia Universalis

 

    

 

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21 avril 2021 3 21 /04 /avril /2021 12:21

    Dans l'hindouisme, l'ahimsa signifie le respect absolu, en pensée, en parole et en action, de l'intégrité physique de tout être vivant, une des cinq vertus du premier stade (Yama) du Râja-Yoga. Le mot ahimsa désigne proprement "l'action ou le fait de ne causer de nuisance à nulle vie", himsa signifiant "action de causer du dommage, blessure" et a- étant le préfixe privatif.

Ces vertus exigées par le Yoga-Sûtra de Patanjali constituent le "Grand Serment" (Mahâvrata) valable pour toutes les autres étapes. Les quatre autres vertu sont : Satya (le respect de la vérité), Asteya (le respect de la propriété), Brahmacharya (la chasteté) et Aparigraha (la pauvreté). La notion d'ahimsa, vite traduite en non-violence, acquis une renommée mondiale notamment grâce à GANDHI qui l'utilisa comme terme politique contre la domination britannique, sous la forme de résistance et de non-coopération. (Dictionnaire de la sagesse orientale)

C'est l'occasion de malentendus entre Orient et Occident, car la conception et surtout l'application de l'ahimsa est assez éloignée en fin de compte des notions de non-violence, telles que l'entendent nombre d'auteurs et de militants en Europe et aux États-Unis.

   Dans le bouddhisme, ahimsa signifie le respect absolu de tout être vivant, un des aspects fondamentaux de l'attitude mentale bouddhiste. C'est le concept d'Ahimsa qui justifie la plupart des pays de culture bouddhiste l'obligation pour les moines et les nonnes d'observer un régime alimentaire végétarien. (Dictionnaire de la sagesse orientale).

   Dans le jaïnisme et la philosophie mahométane de Kabir, l'ahimsa est appliqué strictement.

  Dans le sikkisme, l'ahimsa est une valeur, tout comme l'égalité sociale au sein de l'ordre chevaleresque nommé Khalsa.

   Ce terme apparait dans la Chandogya Upanisad qui appartient au corpis des Mukhya Upanisad. Cette Upanisad est l'une des plus anciennes (- 500) et est commentée par ADI SANKARA. Ce sont surtout le bouddhisme et le jaïnisme ) systèmes réformateurs à peu près contemporains de la Chandogya - qui ont mis l'accent sur cette attitude spirituelle et morale.

   Dans le contexte brahmanique, l'ahimsa figure en première place dans la liste des quatre prescriptions contraignantes des Yogasutra (IIe siècle), ainsi que dans bien d'autres ouvrages traditionnels, devant le non-vol, la pureté et le non-mensonge. Elle entraîne le végétarisme et aussi l'abstention de sacrifices sanglants ; elle a, de ce fait, contribué à la disparition du rituel sacrificiel tel qu'il était pratique à la période védique.

   Sur le plan naturel, la violence est une loi générale, liée à la lutte pour l'existence ; la pensée indienne lui oppose une doctrine qui prend sa source dans une vision cosmique et spiritualiste du monde ; au-dessus de cette compétition vitale règne une Énergie universelle ey conciliatrice. En pratiquant l'ahimsa, l'homme dépasse sa condition humaine pour se fondre dans le Soi universel. Le grand philosophe SANKARA (VIIIe-IXe siècle) parlant de l'Énergie suprême souligne qu'elle agit de l'intérieur et donc de façon non-violente. La compassion à l'égard de tous les êtres explique l'importance prise par la non-violence dans les milieux bouddhiques, mais ce sont les jaïn qui en ont fait l'application la plus stricte. Soucieux d'éviter toute atteinte à la vie, même sous ses formes les plus élémentaires, les moines jaïn en sont venus à des précautions extrêmement minutieuses : filtrer l'eau, se couvrir la bouche d'un linge pour ne pas risquer d'absorber quelque insecte, balayer soigneusement la place où l'on va s'asseoir pour ne point écraser le moindre être vivant, etc. A l'époque contemporaine, GANDHI a donné une nouvelle impulsion aux doctrines de l'ahimsa ; il en a fait une des pièces maitresses de sa position spirituelle et politique, (tout en en orientant le sens). Le jeûne lui-même, moyen de pression sur l'adversaire, ne peut être assimilé à une méthode de violence, puisque c'est sur soi qu'opère le jeûneur, s'offrant en quelque sorte en sacrifice. (Anne-Marie ESNOUL)

 

L'origine d'un malentendu

   La diffusion des idées de GANDHI en Occident en même temps qu'un intérêt aussi vif concernant les sagesses orientales, ont eu tendance à superposer les principes stratégiques de la non-violence avec les conceptions pluriséculaires de l'ahimsa telles que conçues en Inde et dans tout le sous-continent indien (jusqu'en Chine parfois - Tibet). Le récent livre de Florence BURGAT (Violence et non-violence envers les animaux en Inde) ainsi que plusieurs études anthropologiques permettent de dépasser ce malentendu.

   Comment traite-t-on les animaux au pays de la vache sacrée? Lors d'une mission en Inde, réalisée en 1998, Florence BURGAT, philosophe et directrice de recherche à l'Institut national de la recherche agronomique, détachée aux Archives Husserl de Paris, a eu l'occasion de visiter plusieurs refuges, de rencontrer de nombreux responsables d'organismes de défense des animaux. Elle en donne un récit sobre et le complète d'un essai sur le contexte historique et d'une anthologie de textes du Mahatma GANDHI, inédits en français. Elle montre alors les écarts importants entre une représentation courante en Occident et des réalités économiques, culturelles et sociales.

Elle est frappée par la provenance des écrits dévolus dans la philosophie occidentale à la compassion envers les animaux, toujours émanant de philosophes se réclamant des penseurs et des religions de l'Inde. Au premier chef Arthur SCHOPENHAUER dont l'oeuvre fourmille de références à l'Inde, au brahmanisme et au bouddhisme pour y trouver l'antithèse de la morale judéo-chrétienne. Toute une cohorte de philosophes et également d'orientalistes ont alors suivi le chemin qui mène de la conception philosophique que veut défendre SCHOPENHAUER et ses successeurs à une vision rêvée de l'Inde, et autre autre, de la conception de l'ahimsa à la non-violence qui pourtant, dans ses aspects pratiques n'a que peu de choses à voir avec les combats menés notamment par les différents moyens de la désobéissance civile en Europe ou aux États-Unis...

Aussi Florence BURGAT propose t-elle de regarder non du côté des sagesses et des philosophies, mais, en ce qui concerne précisément le sort des animaux, la législation indienne. Pour une économie qui exporte énormément d'animaux dans le monde, avec des conditions de transport déplorables dénoncées régulièrement, difficile de dire qu'elle respecte les principes de l'ahimsa! Elle se demande, face aux tristes réalités dénoncées par ailleurs par les défenseurs des animaux sur place, ce qu'il reste de l'idéal de non-violence prônés par l'hindouisme, le bouddhisme, mais surtout par le jaïnisme et par l'éclectique GANDHI. Il faut constater que ni entre les hommes ni pour ce qui concerne les animaux. Même l'image de la protection de la vache sacrée chère à l'Occident est battue en brèche. Même si la législation proscrit l'abattage des vaches (sauf tout de même dans 2 États en Inde, ensemble fédéral faut-il le rappeler), toutes les autres bêtes à viande n'en bénéficient pas... GANDHI, en son temps, dépensa beaucoup de son énergie à dénoncer l'hypocrisie des hindous à propos de l'abattage. Même les maisons de retraite pour animaux, lesquelles sont censées tenter de sauvegarder ceux-ci du commerce agricole (du celui qui concerne le lait à la fabrication des chaussures...) aux multiples facettes, elles ne fonctionnement pas convenablement, ce qui apparait comme une litote... 

La plupart des actions en faveur de la condition animale est assumée par le jaïn, ce qui ajoute en passant que cela ne favorise l'apaisement dans les multiples conflits entre ethnies et factions religieuses qui agitent régulièrement le sous-continent indien, bien des politiques et des opinions publiques appartenant à d'autres tendances religieuses estimant que ce n'est pas là (la défense des animaux) un problème prioritaire à traiter... La tendance actuelle est plutôt d'ailleurs à la remise en cause de clauses législatives ou réglementaires de protection des bovins au profit d'une conception mécaniste toute occidentale de l'agriculture.

Jaïnisme (et sikhisme) et non-violence

   Le débat est plutôt réduit du coup aux ressemblances et différences entre les conceptions en Orient des jaïnistes (et du sikhisme) de l'ahimsa et celles en Occident de la non-violence qui mènent aux campagnes de désobéissance civile. Il vaut mieux, pour les militants de la non-violence de nos contrées, s'abstenir de tout rattachement avec l'ahimsa pour ne pas risquer des impasses sur la compréhension des réalités... Si on veut absolument le faire, il faut se guider avec les écrits très syncrétistes de GANDHI...

 

Florence BUGAT, Ahimsa, Violence et non-violence envers les animaux en Inde, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2014. Dictionnaire de la sages orientale, Robert Laffont, collection Bouquins, 1989. Anne Marie ESNOUL, Ahimsa, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

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10 février 2021 3 10 /02 /février /2021 09:59

    L'essayiste, philosophe et poète américain Ralph Waldo EMERSON est le chef de file du mouvement transcendantaliste américain du début du XIXe siècle.

     Peu connue en Europe, mais surtout très commentée dans le débat littéraire et philosophique aux États-Unis (mais peu dans le grand public), son oeuvre est à la jonction du platonisme et de la pensée chrétienne, mais elle doit son originalité à une admirable volonté de fraîcheur, à la vertu d'un regard qui se pose sur le monde avec un encore étonnante confiance (malgré toutes les déconvenues de toutes sortes, pointées surtout par THOREAU) et le transfigure au point de le rendre radicalement neuf. Le visionnaire se double d'un observateur aigu, À la manière de MONTAIGNE. C'est une curieuse synthèse qui en ressort. (Maurice GONNAUD)

 

Un grand voyageur, comme il en existe beaucoup dans la classe intellectuelle au XIXe siècle.

   Issu d'une vieille famille de Nouvelle-Angleterre (installée dans le Nouveau Monde depuis le XIIe siècle), Ralph Waldo EMERSON commence ses études très jeune (9 ans) à la Boston Latin School et est admis à l'Université Harvard en octobre 1817. Après l'obtention de son diplôme, il étudie la théologie - tout en aidant sa famille dans des conditions psychologiques difficiles - et devient pasteur unitarien en 1831 (comme son père). Mais il démissionne après un conflit avec les dirigeants de l'église. Il fait alors un grand voyage en Europe, au cours des années 1832-1833. Il traverse l'Italie et se rend à Paris, fortement impressionné par le Museum national de sciences naturelles. En Grande Bretagne, il rencontre WORSWORTH; COLERIDGE, John Stuart MILL et Thomas CARLYLE avec lequel il entretient ensuite une correspondance jusqu'au décès de ce dernier en 1881. Il se rend une deuxième fois en Angleterre au cours des années 1832-1833, voyage dont il tire son ouvrage English Traits qu'il fait paraitre en 1856.

 

Une carrière littéraire et un activisme important pour le transcendantalisme

    Il achète en 1835 une maison à Concord et devient rapidement une des personnalités de la ville où il fait connaissance de Henry David THOREAU. Il incite ce dernier à tenir un Journal intime. Il publie son premier livre Nature, en septembre 1836 et l'année suivante, fait un discours désormais célèbre devant le club Phi Bets Kappa : The American Scholar. Son discours tient lieu de déclaration intellectuelle d'indépendance des États-Unis et recommande vivement à ses compatriotes de créer leur propre style d'écriture, libéré de l'Europe. Il participe avec quelques autres intellectuels à la fondation du magazine The Dial dont le premier numéro sort en 1840 pour aider à la propagation des idées transcendantalistes.    

     Entre puritanisme et romantisme, il entretient une vie littéraire jusqu'à ce qu'il succombe à une pneumonie. Il enchaîne les ouvrages poétiques et politiques. On peut citer The transcendantalist (1841), Essays (première série, 1841 ; deuxième série, 1844), Representative Men (1850), English Traits (1856) déjà mentionné, The Conduct of Life (comprenant Fate et Power, 1860), Thoreau (1862), Society and Solitude (1870), Letters and Social Aims (1875)...

    EMERSON passe de l'utilitarisme au transcendantalisme, et sans cesse de la littérature à la politique. De même que THOREAU, il est scandalisé par l'adoption en 1850 de la sinistre loi sur les esclaves fugitifs. La guerre de Sécession venue, il embrasse la cause du Nord avec plus de passion que de discernement. Le retour de la paix le trouve prématurément "vieilli", son acuité intellectuelle diminue et ses écrits sont bien moins percutants. On voit pointer une sorte d'optimisme de substitution (Maurice GONNAUD), notamment dans La conduite de la vie (1860), au fur et à mesure que s'érode l'individualisme radical qui s'est exprimé de 1836 à 1841. Il semble chercher de nouvelles raisons de croire, fondées sur une foi croissante dans les forces collectives liées à la nation, à la culture et à la race (Société et solitude, 1870 et Lettres et intentions sociales, 1876) (Yves CARLET, xn-rpubliquedeslettres-bzb.fr). La critique contemporaine n'a sans doute pas encore fait le lien entre ces tendances chez EMERSON et le choc causé par les horreurs de Guerre de Sécession...

 

Une influence longue

    Parmi tous les penseurs, nombreux, qui peuvent se réclamer de lui, citons Jones VERY, Stanley CAVELL (perfectionnisme émersonien de la morale,qui influence une part majeure de la production cinématographique américaine), NIETZSCHE (notamment dans Zarathustra)... Considéré comme le père du romantisme américain, EMERSON ne fait pourtant pas preuve d'une grande composition soutenue dans ses poèmes. Dans la recherche d'une forme indépendante de la manière d'écrire, il y a quelque chose d'elliptique dans ses écrits, surtout politiques, mais en revanche la lecture de ses oeuvres peut inciter à la découverte et aux révélations.

    La critique contemporaine a pu faire de lui le prophète du symbolisme dans la littérature américaine. Son essai sur le poète, The Poet (Essays, seconde série), mérite d'être placé au nombre des grands manifestes du XIXe siècle, entre la Défense de la poésie de SHELLEY (1821) et la préface donnée par WHITMAN à la première édition des Feuille d'herbe (1855). Dans son célèbre discours de 1837, The American Scholar, EMERSON appelle de ses coeux une littérature qui soit authentiquement et audacieusement nationale. (Maurice GONNAUD)

 

Ralph Waldo EMERSON, Essais choisis, Félix Alcan, 1912 ; Trois volumes d'Essais (Nature, Confiance et autonomie ; Le transcendantaliste ; Histoire, Compensation, Expérience), Michel Houdiard Éditeur, de 1997 à 2005 ; La confiance en soi et autres essais, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2000 ; Société et Solitude, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2010 ; David Henry Thoreau, Ralph Emerson, Correspondance, édition bilingue, Édition du Sandre, 2010 ; Le scholar américain, Montréal, Triptyque, 2013 ; L'âme anglaise, Paris, 1934. Les oeuvres complètes ont été rassemblées en 12 volumes en anglais, Boston, 1903-1904. A noter que La nature, texte fondamental sur le transcendantalisme, est disponible en eBook.

Stanley CALVELL, A propos du prétendu pragmatisme de Witthenstein et Emerson, Association Diderot ; Qu'est-ce que la philosophie américaine? De Wittgenstein à Emerson, Gallimard, 2009. Pierre CÉRÉSOLE, Les Forces de l'esprit : Emerson, Imprimerie coopérative, La Chaux-de-Fonds, 1930 ; Raphael PICON, Emerson, Le sublime ordinaire, CNRS Editions, 2015. Maurice GONNAND, Emerson, dans Encyclopedia Universalis, 2014 ; Individu et société dans l'oeuvre de Ralph Waldo Emerson, Paris, 1964.

 

 

  

 

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26 novembre 2020 4 26 /11 /novembre /2020 16:10

  Fondée par la Compagnie de Jésus à Vals (Haute-Loire) et au scolasticat de Jersey en 1923, la revue de philosophie est publiée à l'origine par les éditions Beauchesne à Paris. Plusieurs cahiers des Archives de la philosophie paraissent chaque année, formant chaque fois un numéro annuel. La revue suit deux axes principaux, la philosophie antique et la pensée classique française, tout en publiant dès 1931 une étude sur Freud.

   il s'agit, selon les animateurs de la revue, "d'une part de fournir une information historico-critique et problématisante sur l'histoire de la philosophie, et de l'autre de rendre attentif dans le champ philosophique actuel, à de nouvelles formes d'interrogation, ainsi qu'à des propositions de voies nouvelles. Dans cette double perspective, un axe majeur est de faire connaître en langue française les courants philosophiques non français, tout spécialement en sollicitant des collaborateurs qui les représentent." Ils s'inspirent à la fondation de la bonne revue allemande Archiv für philosophie, refusant se s'en tenir aux polémiques de l'actualité, pour travailler aux fondements qui nourrissent et éclairent cette actualité, puisant dans tout le champ de la philosophie.

Après la seconde guerre mondiale, où elle s'interrompt, elle reparait à un rythme plus lent et n'édite que 6 cahiers entre 1945 et 1955. Elles sont alors refondées par Marcel RÉGNIER (1900-1938), sous la forme d'une publication trimestrielle. En 2002, les éditions Beauchesnes cèdent le titre au Centre Sèvres. La nouvelle revue est restée fidèle aux orientations fondatrices, avec des apports encore plus large à des philosophes non français.

    Outre les parutions habituelles de la revue, des numéros spéciaux sont consacrés à l'état de la recherche sur différents philosophes : Hegel, Machiavel, Wittgenstein. Depuis 1972, des "Bulletins" bibliographiques sont consacrés à des auteurs ou à des thèmes : Descartes, Hobbes, Hegel, Spinoza, Leibniz, la philosophie médiévale, l'Aufkalärung (les Lumières allemandes), l'idéalisme allemand ou la philosophie esthétique. De nombreux philosophes écrivent directement dans la revue, contribuant de manière remarquée au débat philosophique en général.

Le numéro 83 (2020), cahier 1, porte sur Fichte et le langage, le cahier 2 sur Karl Löwith et l'homme sans monde - philosophie et architecture, le cahier 3 sur la preuve ontologique.

   La revue a actuellement comme rédacteur en chef Laurent GALLOIS, à la tête d'un comité de rédaction de presque une dizaine de personnes, tous des universitaires (Paris et Province). De nombreux articles sont disponibles librement sur Cairn.info (années 2001 à 2020)

 

Archives de philosophie, 4 rue d'Assas, Paris 6ème, www.archivesdephilo.com,

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20 novembre 2020 5 20 /11 /novembre /2020 15:47

  Connu comme l'un des fondateurs de la philosophie morale, SOCRATE n'a laissé aucune écrit, sa pensée et sa réputation se sont transmises par des témoignages indirects. Ses disciples, PLATON et XÉNOPHON ont oeuvré à maintenir l'image de leur maître, qui est mis en scène dans leur écrits respectifs.

Les philosophes DÉMÉTRIOS DE PHALÈRE et MAXIME DE TYR dans sa Neucième dissertation ont écrit que SOCRATE est mort à l'âge de 70 ans. Déjà renommé de son vivant, SOCRATE est devenu l'un des penseurs les plus illustres de l'histoire de la philosophie. A un point qu'il constitue dans l'Histoire une figure-pivot : on discute de présocratiques et de successeurs de SOCRATE, en oubliant au passage que certains d'entre eux sont ses contemporains.

Sa condamnation à mort et sa présence très fréquente dans les dialogues de PLATON ont contribué à faire de lui une icône philosophique majeure, et sa pensée constitue encore une sorte de point de départ dans la philosophie occidentale. Cette figure a été discutée, reprise et réinterprétée jusqu'à l'époque contemporaine. Mais en dépit de cette influence culturelle, très peu de choses sont connues avec certitude sur le SOCRATE historique et ce qui fait le coeur de sa pensée. Même si les témoignages sont souvent discordants et la restitution de sa vie très incertaine, il y a une sorte de dénominateur commun à tous les commentaires : c'est un questionneur de conscience, et il n'hésite jamais à remettre en cause chez ses contemporains leur propre connaissance d'eux-mêmes et partant, des choses qui les entourent. A ce titre, il n'est pas étonnant qu'un des chefs d'accusation portés contre lui et qui entraine sa mort par empoisonnement après jugement d'un tribunal soit la remise en question des dieux (corrélativement la perversion de la jeunesse), car les convictions religieuses ne sont souvent que des blancs remplis à tout prix par des esprits épris d'une connaissance globale de leur existence.

  Tout cela fait écrire Jacques BRUNSCHWIG : "Socrate n'est pas un philosophe parmi les autres : il est le totem de la philosophie occidentale. En chaque pensée qui s'éveille et s'interroge, il revit ; en chaque pensée qu'on formule ou qu'on étouffe, il meurt à neuf. La place exceptionnelles qu'il tient dans notre culture est celle du héros fondateur, du père originaire, qui s'enveloppe dans une obscurité sacrée, et que chacun porte en soi comme une présence familière. Il appartient inséparablement à l'histoire et au mythe de l'esprit. Nous ne connaissons avec certitude presque aucune de ses pensées, et nous le reconnaîtrions dans la rue. Lui qui n'écrivit rien, des monceaux de livres interrogent son énigme : lui qui n'enseigna rien, des systèmes colossaux se réclament de son patronage. Le vrai Socrate est peut-être à jamais ensevelit sous sa légende, qui personnifie en lui la conscience philosophique, unité de la conscience intellectuelle et de la conscience morale. L'avènement radical que la tradition lui attribue est, dans une large mesure, une illusion rétrospective, que chacun du reste formule à sa façon. Sa rupture avec les "présocratiques" et son antagonisme avec les sophistes furent peut-être moins profonds qu'il n'y paraît ; et la pensée grecque est sans doute moins "socratique" qu'elle ne se présente. Cela dit, il faut bien qu'il y ait eu un cet homme de quoi rendre possibles et la cigüe et Platon".

 

Socrate, un pivot de la philosophie grecque

  Émile BRÉHIER rappelle le contexte de ses discours : "le siècle qui a précédé la mort d'ALEXANDRE (323) est le grand siècle de la philosophie grecque : c'est en même temps surtout le siècle d'Athènes : avec SOCRATE et PLATON, avec DÉMOCRITE et ARISTOTE, nous atteignons un moment d'apogée, où la philosophie, sûre d'elle-même et de ses méthodes, prétend appuyer sur la raison même son droit à être l'universelle conductrice des hommes : c'est l'époque de la fondation des premiers instituts philosophiques, qui sont l'Académie et le Lycée. Mais dans le même siècle les sciences mathématiques et l'astronomie prennent aussi une extraordinaire extension. Enfin, le brillant développement des systèmes de PLATON et d'ARISTOTE ne doit pas nous dissimuler l'existence d'écoles issues de SOCRATE, étrangères ou hostiles au mouvement platonicien-aristotélicien ; elles préparent les doctrines qui domineront à partir de la mort d'ALEXANDRE et qui feront négliger pour longtemps PLATON et ARISTOTE."

Non seulement SOCRATE et ses disciples ne sont pas les seuls dans le champ tumultueux de la philosophie grecques, mais coexistent avant, pendant et après SOCRATE, de nombreux points de vue sur tous les sujets. Tous ces philosophes, dont nous sont parvenus que très peu de choses - et il serait sans doute intéressant d'étudier pourquoi (entre fragilité des supports écrits et destructions volontaires des oeuvres des concurrents...) - sont souvent appelés pré-socratiques, plus pour des commodités de présentation mâtinés d'orthodoxie académique que pour la vraisemblance historique.

   Aucun portrait physique n'est fidèle, et surtout pas sûrement celui que dresse ARISTOPHANE dans le texte le plus ancien qui nous soit parvenu, Les Nuées, pièce de théâtre divertissante et tendancieuse plus qu'autre chose. Après sa mort, toute la littérature des Discours socratiques, dialogues où ses disciples donnent à leur maître le premier rôle : les discours apologétiques, écrits sous le coup de l'indignation de suite après la mort de SOCRATE (Apologie, Criton), puis les portraits idéalisés (Phédon, Banquet, Théète, Parménide), enfin les oeuvres où SOCRATE n'est plus que le parte-voie de la doctrine de l'Académie. Au second rang, les Mémorables de XÉNOPHON, écrit assez tardivement (vers 370), sorte d'apologie, où l'auteur, qui n'est rien moins que philosophe, donne une assez plate imitation de discours socratiques antérieurs.

   La plupart des historiens ultérieurs, E. WOLFF et O. GIGON en tête, doutent que l'on puisse reconstituer la pensée réelle de SOCRATE, même en regroupant des fragments de textes émis par exemple tout au long de l'Antiquité tardive ou avant : dialogues de Phédon et d'Eschine ; éléments de PORPHYRE, de LIBANIUS, de POLYCRATE...

La figure de SOCRATE, si elle a marqué l'histoire d'Athènes, est célèbre, car baignant dans un univers pas complètement sorti des influences mystiques orphiques, où les sophistes pullulent, où chaque homme politique se targue d'émettre de la philosophie ou des principes politiques proches de maximes philosophiques, il n'est ni sophiste, ni politique, pas mystique pour un sou, au point d'être sceptique sur l'existence des dieux, comme une grande partie de ses contemporains est maintenant sceptique sur l'existence des héros. Athènes est un lieu propice à la philosophie car nombre de ses habitants citoyens voyagent beaucoup (l'Égypte brille encore intellectuellement), rencontrent beaucoup (des grecs comme des barbares), avec son empire maritime (international avant la lettre). Sans doute a joué également le développement de techniques (de calcul pour le commerce et l'architecture, entre autres, et aussi de conservation des documents...) et un certain esprit induit par ces voyages et ces rencontres notamment, de tolérance et d'ouverture d'esprit, qui s'avère profitablement "spirituellement" et matériellement... SOCRATE bénéficie de tout cela et en même temps questionne tout sans cesse, et c'est ce qui attire l'attention de ses contemporains (Plus apparemment que son apparence physique, quoique, et sans doute ses blessures de guerre, car citoyen il a certainement participé à de nombreuses campagnes).

    Il joue constamment les trouble-fête et met en cause toutes les vérités plus ou moins admises (les contestations ne devaient pas seulement venir de lui... tant les conflits politiques dominent le tableau de la vie à Athènes). La vérité est que son but est d'examiner des thèses, de les passer à l'épreuve et non de les faire triompher. S'il attire les intellectuels de son temps, c'est également parce qu'il questionne sans affirmer. Avant d'éduquer les autres, il faut s'éduquer soi-même, se maitriser si on ne met facilement en colère, bien parler si l'on a des problèmes d'élocution, se présenter au milieu d'un groupe si l'on est laid et repoussant... On ne trouve pas trace de son enseignement, mais certainement qu'il tirait sa subsistance de leçons qu'ils donnait comme précepteur, d'enfant comme d'adulte, tout comme les sophistes qu'il semble critiquer sévèrement, mais bien plus subtilement que beaucoup d'écrits ultérieurs ne le disent.

  Les témoignages de son activité sont si controversés qu'on a peine à dresser ce qu'était réellement un discours socratique. Aussi en est-on réduit à formuler un état a minima de ce discours. A en croire XÉNOPHON et ARISTOTE, PLATON ayant nettement plus tendance à baptiser discours socratique le sien propre, SOCRATE serait avant tout l'inventeur de la science morale et l'initiateur de la philosophie des concepts (Émile BRÉHIER). Dans Métaphysique, ARISTOTE dit : "Socrate traite des vertus éthiques, et à leur propos, il cherche à définir universellement... ; il cherche ce que sont les choses. C'est qu'il essayait de faire des syllogismes ; et le principe des syllogismes, c'est ce que sont les choses... Ce que l'on a raison d'attribuer à Socrate, c'est à la fois les raisonnements inductifs et les définitions universelles qui sont, les uns et les autres, au début de la science. Mais pour Socrate, les universaux et les définitions ne sont point des êtres séparés ; ce sont les platoniciens qui les séparèrent et ils leur donnèrent le nom d'idées." Pour ARISTOTE, SOCRATE comprit que les conditions de la science morale étaient dans l'établissement méthodique, par voie inductive, de concepts universels, tels que celui de la justice ou du courage.

Cette interprétation d'ARISTOTE, indique Émile BRÉHIER, qui n'a d'autre but que de rapporter à Socrate l'initiative de la doctrine idéaliste qui, par PLATON, continue jusqu'à lui, est évidemment inexacte ; si son but avait été de définir des vertus, il faudrait admettre que, dans les dialogues où PLATON montre SOCRATE cherchant, sans aboutir, ce qu'est le courage, la piété ou la tempérance, il a pris à tâche d'insister sur l'échec de la méthode de son maître.. En fait, l'enseignement de SOCRATE consiste à examiner et à éprouver non point les concepts, mais les hommes eux-mêmes et à les amener à se rendre compte de ce qu'ils sont (réellement). Dans les dialogues, SOCRATE, même s'il ne parle pas en premier, conduit toujours en fait l'interrogatoire, et la tournure ironique de sa manière de présenter les choses et les actes, veut faire constamment pointer du doigt que, pratiquement toujours, que nul n'est méchant (ou sans doute gentil) volontairement et que tout mal (surtout) dérive d'une ignorance de soi qui se prend pour une science.

La seule science que revendique SOCRATE serait alors qu'il ne sait rien, ce qui peut facilement se rapprocher du fait que nous ne savons quasiment rien de son enseignement! 

Sans rejeter cette conclusion d'inconnaissance radicale que professerait SOCRATE, il faut quand même se rendre compte que cela ne fait pas beaucoup pour attirer tant de gens autour de lui! Plus que le contenu de ce qu'il enseigne, c'est le questionnement constant sur ce que l'on croit savoir qui attire. Et ceci à une époque où la rhétorique se donne pour tâche de convaincre l'interlocuteur de la réalité de sa connaissance... et in fine, de la validité des rétributions demandées! L'étendue de son enseignement devait tout de même dépasser cette négation - qui devait être au minimum orientée politiquement et moralement - pour que le pouvoir à Athènes veuille le condamner à mort. Les zones d'ombre sur sa vie nous empêche d'en savoir plus... Émile BRÉHIER conclue que "c'est son extrême liberté qui le perdit ; le gouvernement tyrannique de Critias lui avait déjà interdit la parole, ce fut la démocratie qui lui ôta la vie".

   Jacques BRUNSCHWIG veut voir plus loin que la méthode d'investigation, que l'interrogation tenace, que la découverte de la véritable connaissance de soi par son interlocuteur. Il est vrai que SOCRATE répète qu'il ne sait rien. Il n'a pourtant rien d'un sceptique, car il participe apparemment pleinement à la vie intellectuel d'Athènes, et certainement entend-t-il souvent saisir l'occasion de faire entendre son point de vue, ce que l'on réclame d'ailleurs d'un citoyen à ce moment-là dans cette cité. "Faut-il voir, écrit-il, dans son ignorance affichée la façade ironique d'un savoir caché, comme en ces statues de Silènes auxquelles le compare Alcibiade dans le Banquet platonicien, et qui s'entrouvriraient pour laisser voir la figure d'un dieu? On a autant de peine à croire son "inscience" réelle qu'à la tenir pour feinte? Sans doute peut-on dire qu'il n'est certain d'aucune proposition qui tombe dans le champ du dialogue, puisqu'il est de l'essence du dialogue de ne rien laisser hors de question ; mais qu'il est certain de toute proposition qu'il perçoit comme nécessaire à l'ouverture de ce champ, et au maintien de cette ouverture. Ainsi, ce qui constitue l'homme, ce dont il est moralement comptable, c'est ce par quoi il est apte à entrer dans la relation "dialogique" : son âme parlante et pensante, et non son corps, ou ce pseudo moi qui n'est que l'opinion que les autres en ont de lui. Connais-toi toi-même : connais ce qui est véritablement toi. Le bien auquel l'âme aspire est un bien qui relève d'elle ; rien n'est vraiment bon que ce dont il n'est pas possible de faire mauvais usage, et c'est la science du bien qui sait faire bon usage de toutes choses, et sans laquelle de toutes choses on risque de faire mauvais usage. Ainsi s'expliquent les inépuisables formules, que la vertu est un savoir, et que nul n'est mauvais volontairement.

Une autre source de certitude est que le dialogue, sous peine de perdre tout sens, désigne l'horizon d'une vérité qu'il ne dépend pas de nous de créer ou de modifier, et qui s'atteste jusque dans la nécessité où nous sommes de nous aider mutuellement pour nous ouvrir à elle? Si le dialogue est l'essentiel du métier d'homme, c'est que nous ne sommes pas condamnés à ne cesser la guerre des opinions que par la violence des tyrans, l'habileté des rhéteurs ou l'arbitraire des conventions. Le dialogue des hommes fait signe et référence ç quelque chose qui dépasse l'homme.

De la religion de Socrate, on peut dire qu'elle est ce qu'il lui faut et ce qui lui suffit pour percevoir sa vocation dialectique comme un commandement divin : la voix intérieure de son fameux "démon" n'est-elle pas la religion traditionnelle, il en effectue les gestes, il respecte ce qu'il y voit de respectable ; mais il la pense et la juge en fonction de cette mission."

 

Une postérité emplie de médiateurs...

   SOCRATE fait figure, comme l'écrit Michel ONFRAY, tentant de débroussailler le paysage de la philosophie antique tombée dans un académisme lui-même "embué" dans un christianisme combattant tout hédonisme, de personnage conceptuel, comme toute la galerie de personnages si bien mis en scène par PLATON. Évoquant PHILÈNE et ce que l'on en sait, notre philosophe français écrit : "En interdisant aux hédonistes de défendre leur thèse, en leur prêtant une inconsistance théorique a priori, en les caricaturant, en les enfermant dans des pièges théoriques fabriqués sur mesure, en ne reconnaissant pas la grandeur, l'excellence et la qualité philosophique de ses interlocuteurs, en les réduisant à des personnages ridicules, en usant de sophistiqueries mises au point pour des combats falsifiés et gagnés d'avance, Platon montre un visage bien différent de ce que la tradition rapporte. Celui qui voulait brûler les oeuvres de Démocrite en pensant se dispenser ainsi de s'attaquer aux thèses et conclusions du matérialisme abdétérain, procède pareillement avec les hédonistes cyrénaïques. Le lutteur choisit ses adversaires parmi les gringalet - les personnages conceptuels du dialogue - pour éviter de rencontrer à armes égales un concurrent de sa catégorie - Aristide de Cyrène - : le refus du combat trahit le manque de probité. Le passage à tabac d'un bouc émissaire ne saurait tenir lieu de combat en bonne et due forme : Platon excelle dans les reconstitutions à sa main, sur scène, avec des sbires et des sicaires à son service. (...)."  Ce que ONFRAY reproche à l'historiographie courante, c'est d'entrer avec un peu trop de complaisance dans les jeux de rôle imposés par PLATON et même par ARISTOTE, laissant dans l'ombre non seulement les prédécesseurs ou les successeurs dans le temps de SOCRATE, mais également ses concurrents contemporains directs rejetés tous dans le terme "présocratiques", comme si tous faisait, comme elle, de SOCRATE le point de départ de toute philosophie. Bien entendu, il est difficile de construire une filiation philosophique avec autre chose que ce qui nous reste de leurs écrits, mais au moins peut-on tenter, fragments après fragments, entrevoir autre chose que ce que nous impose finalement, par voie de transmission au long des siècles, surtout PLATON. Notamment parce que ce que l'on entrevoit de ces philosophies concurrentes autre chose que l'idéalisme, autre chose qu'une raison froide qui ne pourrait triompher que par l'ascétisme et le refus de tout plaisir (du corps)... Il faut tout de même dire que les couches sédimentaires ont orienté les études vers ces tendances platoniciennes ou aristotéliciennes, tout simplement parce que ces tendances sont terriblement, tout compte fait, bavardes, et qu'elle vont jusqu'à dissimuler à nos yeux bien des aspects hédoniques des civilisations antiques... ONFRAY, pour reconstituer ces aspects, en est réduit, comme beaucoup pour le matérialisme, à repérer dans les textes de PLATON et d'ARISTOTE des éléments recueillis par maigres morceaux par ailleurs, révélant par ce procédé des contradictions généralement passés sous silence entre bien des philosophes et SOCRATE.

     Le résultat d'une telle réflexion est que SOCRATE, en définitive, a peut-être été moins central qu'on le dit dans la formation de la philosophie occidentale. Déjà SOCRATE a tellement de médiateurs que sa pensée a forcément été déformée et l'Histoire que nous avons de la philosophie est le résultat de bien de ces déformations, compte tenu aussi des aléas de transmission (textes dits de Platon, faux Platon, textes dits d'Aristote, faux Aristote...) à la postérité des textes de ces médiateurs... Pour restituer les mérites toutefois de ce que nous savons de SOCRATE, ce sont finalement les grandes vertus de cette forme de discours philosophique qu'est le dialogue.

 

ARISTOPHANE, Les Nuées, en ligne dans remacle.org. XÉNOPHON, Apologie de Socrate, Mémorables, également dans remacle.org. PLATON, Tous ses Dialogues mettent en scène SOCRATE, sauf Les Lois. ARISTOTE, Métaphysique, Éthique à Nicomaque.  ARISTOXÈNE DE TARENTE, Vie de Socrate, DIOGÈNE DE LAERCE, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, voir remacle.org.

Michel ONFRAY, Les sagesses antiques, Contre-histoire de la philosophie 1, Grasset, 2006. Émile BRÉHIER, Histoire de la philosophie, 1 Antiquité et Moyen Âge, PUF, 2001. Jacques BRUNSCHWIG, Socrate, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

PHILIUS

   

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16 février 2018 5 16 /02 /février /2018 09:43

     Pour répondre à la question posée par Philippe CAPELLE-DUMONT, Que devient la phénoménologie française, il faut comme lui commencer par se livrer à un (amusant) recensement de tous les "penseurs" qui s'en réclament aujourd'hui... Compte tenu du fait, pour reprendre les propos de HEIDEGGER (1963) que la phénoménologie ne constitue pas réellement une tendance et est plutôt un moment dans la réflexion philosophique de notre temps, on peut constater que "la salle des convives est singulièrement bigarrée!". Allons-y, car ces noms constituent autant de points de vues phénoménologiques, à défaut de désigner une philosophie officielle qui porterait ce mon, même dans les Universités... Citons donc, à la suite de Bernhard WALDENFELS (Phänomenologie in Frankreich, 1983) : BRUNSCHVICG ; ALAIN ; LAVELLE ; LE SENNE ; MOUNIER ; les deux hégéliens KOJÈVE et HYPPOLITE ; les marxistes LEFÈVRE et TRAN-DUC THAO ; les philosophes des sciences ou épistémologues comme KOYRÉ et GURVITCH ; les philosophes plutôt heideggérien BEAUFFRET et BIRAULT. Autrement le caractère hautement cosmopolite de la planète phénoménologique permet d'englober ensemble les noms de Raymond ARON et de François LYOTARD, à un point tel qu'est invoquée l'impossibilité de la phénoménologie en tant que philosophie propre (Eric ALLIEZ). On a une vue plus large avec les études sous la direction de Pascal DUPONT et Laurent COURNARIE regroupées dans l'ouvrage Phénoménologie : un siècle de philosophie, Ellipses, 2002. 

Retenons pour l'instant ce qu'en écrit Philippe CAPELLE-DUMONT, qui examine la situation des études phénoménologiques après celles de MERLEAU-PONTY, mort prématurément en 1961. Non sans avoir rappelé qu'en dépit des deux grandes synthèses, celle de LÉVINAS (Traité et infini, 1961) et de Michel HENRY (L'essence de la manifestation, 1963), ce sont plutôt les courants structuralistes, négateurs de la domination subjective qui s'imposent. La "demande éthique" est représentée notamment par le biais des études sur l'oeuvre de NIETZSCHE et celles de GIRARD sur la rivalité mimétique.

"Mais, pour notre auteur, "les points de résistance face à la phénoménologie heideggérienne, perceptibles dès avant la fin de la seconde guerre mondiale (voir Carnets de captivité, de Lévinas) et qui s'affirmaient pour des raisons politiques (l'engagement parano-nazi) et/ou métaphysique (l'absence d'Autrui et l'équation phénoménologie = ontologie), n'annulaient en rien son pouvoir de fascination." Ce pouvoir de fascination, selon nous, tient en partie à la vague d'individualisation et d'individualisme ambiante dans nos sociétés, laquelle montre actuellement ses limites. 

"La nouvelle période de la phénoménologie française qui s'ouvre dans les années 1970 et où les Lévinas, Ricoeur et Henry restent d'actifs interlocuteurs, ne s'éteint certes pas. Ce qui en dessine principalement le trait concerne le thème de la "fin de la métaphysique". Surtout à partir des années 1980 et pendant près de deux décennies, ce thème a dominé les travaux phénoménologiques dans deux directions distinctes parfois tenues pour solidaires :

- d'un côté, un immense effort de relecture, souvent majestueuse, de l'histoire des idées philosophiques, essentiellement dans leurs moment médiéval (Duns Scot, Suarez...) et modernes (Descartes, Kant, Nietzsche...), mais aussi patristique (fondeurs de l'Eglise) (Augustin, Denys...) commandé par des stratégies assez différenciées de vérification (notamment dans les traductions, précisons-nous) ou de contestation de la constitution ontothéologique de la pensée occidentale ;

- de l'autre côté, la mise en relief des choix phénoménologiques du jeune Heidegger, portés par le concept effectivement central de "facticité", i.e. l'expression ontologique du "jeté là" de l'être-au-monde, constitué en vertu d'un originaire non maitrisable.

S'il y avait donc bien une question du "sujet" dans la phénoménologie post-heiddeggérienne, il a fallu comprendre qu'elle se trouvait entièrement déliée des anthropologies classiques et qu'elle se voulait conséquente avec l'historicité du Dasein."

C'est sur cet horizon bouleversé qu'ont pu être développé les problématiques de nombreux auteurs. Ainsi Jean-Luc MARION, Jean-Louis CHRÉTIEN, Michel HENRY, Didier FRANK, Claude ROMANO, Jacques DERRIDA, Jean-Yves LACOSTE, Emmanuel HOUSSET....dessinent les contours de trois grandes questions transversales : un effet de radicalisation de la phénoménologie, un détournement théologique et l'évocation d'une vérité métaphysique.

   On peut sans doute opérer d'autres regroupements des tendances de la phénoménologie française, mais celle-ci a le mérite de souligner un certain nombre de réflexions fondamentales.

- Jean-Luc MARION (Phénoménologie et métaphysique, Paris, PUF, 1984), Michel HENRY (Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, 1990) et Paul RICOEUR (Du texte à l'action, Essais d'herméneutique, Paris, Seuil, tome II, 1986) considèrent, chacun à leur manière, que la phénoménologie est le moment actuel de la philosophie. La double référence à HUSSERL et HEIDEGGER, de même qu'une filiation SCHLEIERMACHER-DILTHEY-HEIDEGGER-GADAMER est souvent évoquée comme essentielle, surtout par RICOEUR. Cette autre généalogie de la phénoménologie a été amorcée par Hans-Georg GADAMER à la fin des années 1950 (voir Vérité et méthode, 1960). Ce dernier est en effet soucieux d'articuler une ontologie radicale et l'exigence épistémologique, souci que ne partagent pas forcément tous les auteurs de cette philosophie. En tout cas, pour Jan PATOCKA (Qu'est-ce que la phénoménologie?), il s'agit de l'orientation philosophique la plus originale du XXe siècle, celle qui a les prétentions les plus ambitieuses.

- Paul RICOEUR, suivi par d'autres auteurs, impulse une connotation théologique, pas toujours franchement affirmée, à la phénoménologie. Dénoncé par certains, dont Dominique JANICAUD (Le tournant rhéologique de la phénoménologie française, Paris, L'Eclat, 1991), ce tournant s'inscrit dans l'héritage même de HEIDEGGER, nonobstant pour Philippe CAPELLE-DUMONT, les levées de bouclier qui "constituait de la sorte l'expression symptomatique, parfois arrogante, de l'extraordinaire inculture de certains milieux universitaires français quant à la grande tradition théologique, ses disciplines, ses objets et ses déplacements internes". 

- La raison phénoménologique et métaphysique constitue l'objet de nombreuses réflexions, entre retours et dépassements, d'auteurs comme Pierre AUBESQUE (Faut-il déconstruire la métaphysique?, PUF, 2009, les conférences rassemblées dans cet ouvrage ayant eu lieu en 1997-1998), Etienne GILSON (Constantes philosophiques de l'être, Vrin, 1983, sur des textes datant de 1950-1960), Dominique DUBARLE, Jocelyn BENOIST, Jean GREISCH...

   Contrairement à Jocelyn BENOIST (L'idée de phénoménologie) qui estime qu'il existe un conflit phénoménologique indénouable entre les diverses tentatives d'un retour au "monde" originaire densifié de transcendance ou celles d'un retour à l'"être ensemble" originaire densifié après-coup et celles de pensées de l'événementalité, notre auteur estime que la phénoménologie elle-même génère les divers questionnements. En tout cas, les divers auteurs qui écrivent encore de la philosophie phénoménologique contribuent à mettre à jour les questionnements les plus audacieux, eux-mêmes reflétant nombre de préoccupations contemporaines. La phénoménologie n'a pas vocation, pas plus que d'autres philosophies qui ne veulent pas se fonder sur les mêmes principes qu'elle, à se soustraire à l'exigence de la connaissance ou à s'auto-interpréter sans cesse. 

 

     Dans leur Histoire de la phénoménologie, Pascal DUPOND et Laurent COURNARIE écrivent que "tout phénoménologie est sans doute un essai de refondait de la phénoménologie. Non seulement (elle) assume en notre siècle "le rôle de la philosophie", en tant qu'elle en entreprend un nouveau commencement, mais l'histoire même de la phénoménologie se présente comme une répétition de son commencement." C'est ce tout étudiant ou curieux de cette philosophie découvre ou (re)découvre en ouvrant son premier livre d'un auteur parmi ceux cités par exemple. "La phénoménologie, poursuivent-ils, n'est ni une école ni une doctrine philosophique mais une nouvelle méthode pour philosopher, riche de possibilités originales. l'histoire de la phénoménologie contient aussi bien les voies empruntées et délaissées par Husserl lui-même que les "hérésies issues de Husserl"." Parmi ces hérésies, Jean GREISCH parcourt quatre figures, dominantes dans l'université française, et qui sont autant de refondrions : la greffe herméneutique de RICOEUR, la phénoménologie matérielle de HENRY, la phénoménologie génétique de RICHIR et la phénoménologie de la donation de MARION. Il est en tout cas difficile aujourd'hui de dire que tel ou tel auteur est "phénoménologique" ou pas ; la question se pose pour un auteur comme LÉVINAS. On pourrait dire également que le phénomène étudié, l'objet de la phénoménologie varie d'un auteur à l'autre. Maints d'entre eux, qui entendent renouveler de fond en comble notre perception de la réalité et de nous-même plongent leurs racines dans bien des traditions, parfois très anciennes. 

Philippe CAPELLE-DUMONT, Après Merleau-Ponty, que devient la phénoménologie française?, dans La philosophie en France aujourd'hui, sous la direction de Yves Charles ZARKA, PUF, 2015. Sous la direction de LAURENT COURNARIE et de Pascal DUPOND, phénoménologie, UN SIÈCLE DE PHILOSOPHIE, ellipses poche, 2017.

PHILIUS

 

 

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21 septembre 2017 4 21 /09 /septembre /2017 12:11

   La notion de libre arbitre - entendue au sens restreint (libertés politiques) ou au sens large (liberté de l'homme dans le monde) - est tellement répandue que l'on a peine à croire, du moins dans le monde occidental, qu'elle fasse pas partie pour autant des banalités. Dans l'oeuvre de René DESCARTES - qui doit son aura aussi parce qu'il était mathématicien - cette notion est élaborée suivant une forme qui ouvre la porte à sa laïcisation. 

Rappelons que le libre arbitre est pensé bien avant lui, par certains Pères fondateurs de l'Eglise, et plus loin encore, dans l'Antiquité, surtout par rapport à Dieu ou aux dieux. 

   Seconde des principales facultés de l'âme (avec l'entendement), la volonté, d'où découle pour lui le libre arbitre, se définit en premier lieu comme puissance d'élire (autrement dit, de choisir), et en second lieu comme puissance de poursuivre ou d'exécuter ce qu'on a choisi. Élire une chose, c'est donner son assentiment à la représentation de cette chose comme étant la meilleure qu'on puisse choisir : c'est pourquoi la volonté, faculté d'élire, est aussi faculté de juger. Cette volonté, comme y avait insisté AUGUSTIN, est libre par essence. De fait, la IVème Méditation réunit dans une même définition la volonté et le libre arbitre : "elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas, ou plutôt seulement en ce que pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne".

La liberté de la volonté implique-t-elle, comme la veulent les théologiens jésuites, une sorte d'indifférence? DESCARTES y insiste partout : pour être libre, il n'est pas nécessaire que nous soyons indifférents à choisir entre l'un ou l'autre de deux contraires (Méditations IV, toujours). Cette indifférence ne signifie qu'un défaut de connaissance ; elle devrait nous retenir de tout choix, et "n'est pas de l'essence de la liberté humaine" (VIème République) - liberté dont elle ne constituera que "le plus bas degré" (Méditation IV). Mais si l'on entend par indifférence "la faculté positive de se déterminer pour l'un ou l'autre de deux contraires", il faut en effet (Lettre à Leland, 9 février 1645) l'attribuer à la volonté, qui est "tellement libre de sa nature, qu'elle ne peut jamais être contrainte" (Passions, article 41). Une chose est à cet égard que "la plus grande clarté dans l'entendement" serve immanquablement de principe à la détermination de la volonté, autre chose, qu'elle détermine directement cette volonté même. La volonté cartésienne ne peut être déterminée à rien, pas même par la plus forte passion : elle ne peut être qu'incitée ou disposée à se déterminer de telle ou telle façon. C'est cette sorte d'indépendance métaphysique de la volonté, toujours libre de donner ou non son consentement, que DESCARTES souligne après les Méditations, en lui accordant à titre constitutif une certaine espère d'"indifférence" (voir aussi Lettre à Elisabeth).

A la différence de l'entendement, notre volonté apparait dans les Méditations "si étendue qu'elle n'est renfermée dans aucunes bornes" (Méditations IV) ; c'est pourquoi elle "peut en quelque sens sembler infinie" (Principes), et nous fait porter plus que toutes nos autres facultés "l'image et la ressemblance de Dieu". Cette infinité de volonté, que DESCARTES évoque avec précaution, peut s'entendre de deux manières : extensive ("nous n'apercevons rien qui puisse être l'objet de quelques autres volonté, même si cette immense qui est enDieu, à quoi la nôtre ne puisse aussi s'étendre" (Principes) ou intensive (notre vouloir est une sorte d'acte absolu qui ne dépend que de nous, qui "ne consiste qu'en une seule chose" et auquel "on ne saurait rien ôter sans (le) détruire" (Méditations IV). Le premier aspect (extensif) fait difficulté, notamment parce qu'on peut nier (comme l'a fait GASSENDI avant SPINOZA : Vèmes Objections) que la volonté puisse s'étendre à quelque chose que nous n'apercevions en aucune façon. De fait, le second aspect, intensif, de l'infinité de la volonté est le plus authentiquement cartésien : il n'est qu'une autre manière d'exprimer l'indépendance métaphysique de ce libre arbitre qui "nous rend en quelque façon pareils à Dieu et semble nous exempter d'en être sujets" (à Christine de Suède, 20 nombre 1647). Quoi qu'il en soit, l'infinité de notre volonté n'est rien en quoi nous devions nous complaire : notre devoir est plutôt de la contenir dans les limites d'une véritable connaissance du bien. (Frédéric de BUZON et Denis KAMBOUCHNER)

   Pierre GUENANCIA met en perspective la pensée de DESCARTES sur la liberté. Le mathématicien et physicien français entend donner à la liberté le même raisonnement rigoureux qu'à sa philosophie des sciences. La liberté écrit le professeur de philosophie à l'université de Dijon, dans un chapitre sur l'idée de parfait, "véritable centre métaphysique de la philosophie cartésienne, n'est pas la faculté de contracter des obligations ou de s'engager (ce dont se contente généralement ceux qui n'aspirent qu'à la confisquer), mais puissance de donner et de retirer, d'assainir et de refuser. (Elle) consiste "seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas" (Méditation quatrième). C'est l'expérience de la liberté qui "me fait connaitre que je porte l'image et la ressemblance de Dieu" (Ibid) ; c'est en elle que j'expérimente cette illumination dont j'ai, par ailleurs, l'idée positive et entièrement véritable. De ce point de vue, la liberté comporte en elle cette unité indivisible que je contemple dans l'idée de Dieu et qui m'assure que c'est une véritable et immuable nature à laquelle je ne peux rien ajouter ni retrancher, contrairement aux fictions ou productions de mon entendement." 

A l'inverse de PASCAL, où la réalité ne laisse à l'homme, vu sa situation dans une infinité et une temporalité qu'il ne peut comprendre complètement et qu'il ne peut qu'approcher faiblement, que la croyance, l'espoir et du pari, DESCARTES trouve seulement dans l'idée de Dieu l'extériorité qu'il cherche vainement dans l'expérience sensible, et perçoit dans cette idée sa propre image et ressemblance ainsi que l'universalité qu'au plus profond de soi tout sujet découvre. Alors que la philosophie de PASCAL demeure constamment inquiète, il estime que la dualité (du fini et de l'infini, de la pensée et de l'étendue) renforce et en même temps limite l'union de l'homme avec Dieu, de l'âme et du corps, sans que cette dualité soit un déchirement, ni cette union une confusion. En "disculpant" Dieu de la responsabilité des erreurs et des imperfections, DESCARTES fait mieux qu'ébranler la conscience naïve et native qui pense, sans se soucier de le savoir, que tout lui est dû ; il l'encourage, plus, il la contraint à trouver le bon usage de la liberté (thème constant de la Médiation quatrième) le guide qu'elle cherche aveuglément dans les signes du monde, et la seule perfection qui lui soit propre, propre aussi à se "rendre content".

Toute la philosophie de DESCARTES est tournée vers le problème de la connaissance et il n'aborde pas dans son oeuvre les questions morales. Il ne le fait qu'à la demande pressante dans des lettres (à des princesses notamment) qui n'appartiennent pas, sans doute dans son esprit, aux écrits publics. Dans le seul traité où il aborde ces questions morales, les implications morales de sa philosophie, le Traité des passions de l'âme (1649), il les envisage en physicien et non en philosophe moral ou en orateur. C'est que DESCARTES n'entend pas se mêler des moeurs des autres et dit laisser ce souci aux Souverains. Il est vrai que déjà sa philosophie du doute soulève suffisamment de "réticences" parmi les autorités, notamment religieuses, et qu'il n'entend pas se mettre plus en danger avec des considérations morales, qui, "au pire", pourraient être interprétées politiquement. Il se dit en outre trop ignorant des autres sciences que l'optique, la physique ou les mathématiques pour que la morale fasse partie de sa philosophie. 

    Toutefois écrit Pierre GUENANCIA, et notamment précisément à la lecture des Lettres à Elisabeth, à Chanut et à Christine, qui éclairent parfois certaines choses de ses traités officiels, "en n'occupant pas de lieu déterminé dans le système théorique, la morale cartésienne tranche d'emblée avec la plupart des morales philosophiques qui ne semblent être conçues que pour compléter un système et l'achever dans une vision du monde."

Que la morale, poursuit-il, ne soit pas une discipline comme les autres et organiquement liée à elles dans la totalité d'un système nous semble être une des plus profondes vérités du cartésianisme et non une lacune dans la philosophie de Descartes. La morale cartésienne est en effet liée, profondément liée à la vie, à cette vie même dont nous devons suspendre l'expérience et ses enseignements pour connaitre ce que sont en elles-mêmes et non par rapport à nous les choses dont notre esprit possède les idées claires et distinctes. L'évidence  à quoi l'esprit reconnait la vérité et sa nécessité requiert la perception distincte de l'idée qui représente une chose ; qu'il s'agisse du corps ou de l'âme, c'est toujours par une telle perception que l'entendement conclut son travail séparateur. Le mécanisme, comme connaissance du corps, et la métaphysique, comme connaissance de l'âme et de Dieu, développent les conséquences de l'intuition de chacune des natures simples qui en constituent l'objet, indépendamment de l'expérience sensible et même contre ses témoignages ou ses enseignements les plus communs. Mais la réflexion métaphysique atteint son but et sa limite quand elle est parvenue à se procurer la garantie objective de ce qui se présente à l'esprit comme l'idée d'une chose distincte. C'est pourquoi, dans la Méditation sixième, la distinction réelle de l'âme et du corps fondée sur l'objectivité des idées distinctes précède et rend possible la preuve de l'union non moins réelle de l'âme et du corps, mais aussi cède le pas devant une explication scientifique du mécanisme de cette liaison à double sens." Pour saisir l'importance de ce qui précède, n'oublions pas que DESCARTES écrit à une époque où la littérature sur l'âme est surabondante et tend à orienter les recherches, systématique, que les auteurs citent ou non l'origine de leur réflexion, vers ce qu'en disent des textes sacrés et/ou très anciens (Grèce ancienne par exemple). Tout l'effort du philosophe français est de parvenir à se détacher d'une certaine lecture de l'âme. De plus, la croyance entre une entité appelée âme (immortelle) et distincte du corps (mortel) est toujours extrêmement répandue...

"Alors que la connaissance du corps et la connaissance de l'esprit, poursuit notre auteur, sont indissociables et se présupposent l'une l'autre en tant que ce sont des connaissances distinctes, la connaissance de l'union du corps avec l'esprit est, elle, irréductible aux deux autres car c'est la connaissance d'une chose  ou d'une réalité composée. Elle ne peut résulter d'une sorte d'addition de la connaissance des deux substances. L'union de l'âme avec le corps constitue une notion primitive au même titre que l'âme et le corps, ce qu'elle ne serait pas si elle en était dérivée. Descartes s'est, jusqu'au Passions de l'âme, arrêté au sein de l'union, aussi bien lorsqu'il expliquait mécaniquement le corps en renvoyant à plus tard le moment où Dieu unirait ce corps à une "âme raisonnable", que lorsqu'il était parvenu à la distinction réelle de l'âme et du corps qui constitue, avec la démonstration de l'existence de Dieu, le principal but de la métaphysique. (...)".  

Plus, DESCARTES examine la question avec bien plus de détachement que PASCAL ou MALESHERBES du détachement du corps et de l'âme, eux qui ont le sentiment d'une contrariété ou d'un déchirement. Alors que lui estime que l'union enrichit en quelque sorte les substances que Dieu a voulu lier l'une à l'autre, pour le plus grand bien de l'homme. Alors que, comme dans l'ensemble de la littérature de l'époque, l'ombre du péché originel pèse partout, DESCARTES semble étranger à toute la problématique de ce péché originel. "Le lien que l'âme a avec son corps ne peut pas être plus trompeur que celui qu'elle a avec ses représentations intellectuelles."

"L'erreur résulte d'un mauvais usage de la liberté (et non pas d'un péché originel), comme les désordres intérieurs de l'homme témoignent de la faiblesse de la volonté et d'un pouvoir défaillant de l'âme sur ses passions - d'un manque de fermeté auquel la morale doit remédier par l'exercice de cette même volonté, ainsi que l'erreur doit être et peut être corrigée par le bon usage de la "faculté" qui en est la cause. En ce sens, la métaphysique constitue le socle de la morale cartésienne qui s'appuie sur les principales vérités mises au jour dans les Méditations : la distinction réelle de l'âme et du corps, l'existence d'un être qui est représenté à l'esprit par l'idée de parfait ou d'infini, la ressemblance de l'homme à Dieu grâce à la volonté ou au libre arbitre qui est notre principale perfection et la seule que nous expérimentons être infinie et sans bornes." "En définitive, écrit notre auteur contemporain, la complexité de la morale cartésienne vient de ce que, d'une part, elle dépend de la métaphysique et de la physique comme de ses plus sûrs fondements et que, d'autre part, elle s'en déprend et constitue une sphère autonome par rapport à celle de la spéculation théorique, avec des problèmes propres et à certains égards plus complexes, requérant la considération et l'acceptation du douteux, de l'aléatoire, du risque, et reflétant même un certain "éclectisme", en ce qu'ils combinent habilement des vérités cartésiennes avec celles de la tradition philosophique que, pour une fous, Descartes incorpore explicitement à sa propre philosophie." 

Il conçoit la recherche du contentement (définie comme un équilibre entre âme et corps, plus que comme une hiérarchie...) comme un des moteurs de la morale. Les passions ne sont pas des maladies de l'âme, comme chez de nombreux philosophes, mais des éléments dont on peut faire bon usage. Effets nécessaires du fonctionnement du corps, elles sont même les signaux de l'union du corps et de l'âme. la volonté doit pouvoir réguler les désirs. Toutes les règles de la morale de DESCARTES, provisoire ou parfaire, se ramènent à une seule : faire ce que l'on juge être le meilleur. On se trompe tout autant en jugeant mal qu'en ne faisant rien. Ce qui aiguise encore plus la nécessité de bien connaitre la juste valeur des choses.

DESCARTES formule ses maximes et ses conseils avec prudence, ne s'aventurant que très peu sur des domaines voisinant la politique. Si prolixe sur la liberté comme nécessité de l'individu pour se faire une exacte connaissance des choses, DESCARTES reste prudemment sur l'obéissance aux lois et aux coutumes du pays dans lequel on vit. S'il préfère les opinions les plus modérées, ses maximes et conseils ne sont pas destinées à faire un partage entre le permis et le défendu, mais plutôt à suivre les contours de ses raisonnements avec rigueur. 

Pierre GUENANCIA constate que de l'avis général "le cartésianisme est un dualisme : à la distinction âme/corps correspond sur le plan moral l'opposition ou le conflit entre la liberté et les passions. Tout se passe simplement, naïvement même, comme si les passions exerçaient sur l'âme une force (matérielle, corporelle) à laquelle l'âme oppose sa force propre, tirée d'elle-même, la volonté. La vie morale serait alors un conflit permanent entre ce qui cherche à s'imposer de l'extérieur, à entrer en moi contre mon gré, et ce qui s'y oppose. On ne voit pas en effet comment une philosophie dualiste pourrait enseigner une morale où le conflit ne soit pas la règle, où dans ce conflit la volonté ne soit pas toujours menacée de se voir ravir l'empire que naturellement elle doit avoir sur les passions, phénomènes affectifs et largement irrationnels. Bien des textes de Descartes laissent penser qu'il n'a pas été en matière de morale le novateur qu'il a pu être dans d'autres domaines et qu'il s'est contenté de faire quelques retouches au stoïcisme ambiant."

Et du coup, DESCARTES d'être un auteur comme tant d'autres, qui ont fait la promotion d'une morale aristocratique fondée sur la liberté (conçue comme signe distinctif de l'homme en cela image de Dieu), dépassé en quelque sorte par les conceptions modernes des passions centrées sur le désir commun à tout individu de conserver sa vie et d'accroitre sa jouissance, qui tendent vers une morale qualifiée par beaucoup de démocratique...

Notre auteur se demande toutefois "si Descartes a effectivement conçu la liberté et les passions comme deux mondes qui se font face ; si le principe de leur distinction est bien une différence d'origine ; et si, en raison de cet antagonisme et comme sur une ligne de front, la liberté ne progresse qu'en faisant reculer les passions - et inversement." Il entend reprendre à nouveau la lecture, notamment du livre sur les passions, pour s'en assurer. Aussi il veut reprendre à nouveau la définition des passions de l'âme, puis le rapport de la liberté ou de la volonté aux passions.

DESCARTES prend beaucoup de temps à définir ces passions de l'âme. Il se place du point de vue de l'épreuve subjective et il importe pour lui de distinguer au préalable dans l'ensemble des perceptions, celles qui se rapportent à l'âme. Celles-ci ne sont pourtant pas propres à l'âme au sens où elles en exprimeraient l'essence, et ceci d'autant plus que tout au long du Traité, âme veut dire d'abord et avant tout volonté, et les volontés sont à l'âme ce qu'elle a de plus propre. Si l'âme est principalement considérée comme chose qui veut, elle ne peut être la cause ou le sujet que de ses volontés et non pas de ses passions dont la cause ou le sujet doit être ce qui possède une nature tout autre que celle de l'âme - le corps, donc. A la suite de DESCARTES, GUEUNANCIA pose donc que "les passions sont les "choses" les plus proches de l'âme et les volontés celles qui sont les plus propres à l'âme. Or ce qui nous touche de plus près à aussi beaucoup plus de pouvoir sur nous et c'est même à cela que cette intime proximité se reconnait. Ce sont les passions (mais aussi les émotions intérieures) qui touchent au plus près l'âme et la modifient le plus notablement ; les choses sensibles, extérieures ou intérieures, se reconnaissent à la diversité, à la variété des idées ou des sentiments qu'elles "excitent" dans l'âme." Du coup, pour résumer ces considérations, les volontés ne touchent pas l'âme aussi fort que les passions...

Sur le conflit entre les passions et les volontés, "si la physiologie cartésienne, reprend notre auteur contemporain, explique pourquoi la passion ne peut manquer d'être sentie par l'âme "comme une sorte de volonté", la morale consiste à dissocier nos passions et nos volontés afin que nous ne tenions pas pour propre à notre âme ce qui est seulement proche d'elle. C'est à cette condition que nous pouvons chercher à rendre proche et sensible ce qui nous est propre (...)". C'est qu'à la différence de la plupart des philosophes, DESCARTES ne conçoit pas l'action de la passion comme une détermination, comme l'action produisant nécessairement un effet. DESCARTES après s'être lancé dans une explication physiologique des passions indique que "la volonté est tellement libre de sa nature, qu'elle ne peut jamais être contrainte". Pour GUENANCIA, il s'agit d'une phrase capitale qui montre qu'il ne peut y avoir de contexte entre une passion et une volonté, ni par conséquent une action transitive de l'une sur l'autre. La passion n'agit sur l'âme que par l'intermédiaire du corps, tandis que la volonté tient de l'âme. "L'opposition (apparente donc si nous comprenons bien) entre les désirs et les volontés ne peut alors signifier autre chose si ce n'est que, lorsque l'âme désire, elle se dirige vers ce que son corps la dispose à rechercher, sans qu'il puisse y avoir rien de commun entre le mouvement du corps et celui de la volonté. Ainsi l'âme peut "changer ses désirs", elle ne peut rien sur les mouvements du corps qui la disposent à ces désirs. Au-delà de cette limite, la liberté ou le pouvoir d l'âme serait une action magique, une action à distance comme celle de l'enfant dont les pleurs commandent aux adultes."

DESCARTES parait bien plus disposer à circonscrire l'action de l'âme par rapport au corps qu'à discourir sur son pouvoir à la façon des moralistes. C'est l'ordre, (son organisation, son fonctionnement) du corps qui empêche l'âme, c'est-à-dire la volonté, de disposer de ses passions. La volonté ne peut ni contraindre ni être contrainte, aussi doit-elle passer par des voies indirectes pour la maitrise des passions, et ces voies indirectes ne sont autre que les représentations. Du coup, DESCARTES recherche simplement une technique davantage qu'une morale au sens moderne de ce mot, qui est plus spéculatif que pratique. La morale cartésienne s'appuie, sans craindre pour sa "pureté", sur la connaissance du monde, du corps et de soi.

"Une des principales questions de la morale cartésienne, écrit encore GUENANCIA, est de savoir comment donner à ces biens élus et reconnus par l'entendement l'éclat et la force des passions qui font en un sens tout l'attrait de la vie des hommes, comment engendrer dans l(âme des passions dont la cause ne soit pas le corps (ou la nature), mais l'âme même, à la fois sujet et objet? Or, parmi tous les biens, il en est un qui surpasse les autres tant par son excellence intrinsèque que par rapport à nous et qui pour ces raisons mérite de tenir la place du souverain bien, c'est le libre arbitre, ou mieux encore son bon usage. Aussi, faire de ce libre arbitre qui est le bien le plus propre de l'homme une passion qui en est la chose la plus proche, la plus inférieure à l'âme, semble tout à la fois définir le but de la morale cartésienne et indiquer la voie qui y mène."

L'opposition entre les passions et les volontés n'a donc pas pour cet auteur une signification négative (la philosophie cartésienne n'est d'ailleurs pas, contrairement à ce que penserait SARTRE, un terrain très favorable aux dualisme éthiques). Témoins, ces phrases célèbres dans le Traité des passions qui les réhabilitent. Chez DESCARTES, ce n'est pas tant la connaissance des passions (oeuvre anonyme du physicien) que la pratique ou l'exercice de la réflexion sur ces passions qui procure à l'âme une maitrise sur elles. L'usage naturel des passions n'est d'ailleurs pas jusqu'à la fin de son raisonnement le fil conducteur de l'analyse ; c'est principalement sous l'angle du libre arbitre ou par la façon dont elles se rapportent à l'âme qu'elles sont considérées. La générosité dont DESCARTES discute tant est la vraie solution au problème des passions auxquelles il n'est plus nécessaire d'opposer la volonté ou la raison. Elle peut, cette générosité, donner libre cours aux passions sans craindre d'être débordé. La volonté même est devenue elle-même, au fil de ses pages, une passion.

A noter enfin que DESCARTES ne raisonne jamais en fonction de la contingence, d'une historicité humaine ou interhumaine, il part toujours du "je", ce fameux enjeu du cogito.

"Descartes, conclut GUENANCIA, ne fait au fond (...) que se conformer à la règle de la générosité qui veut qu'on estime les hommes pour leur bonne volonté, mais qui remet entre les mains de chacun la charge de prouver par la conduite de sa vie qu'il a été effectivement digne des droits que donne le libre arbitre."

    On peut mesurer là tout ce qui sépare DESCARTES de nombre de philosophes antérieurs, mais aussi sans doute de la majorité de ses concitoyens à son époque, sur le rôle des passions. On est loin d'un certain christianisme doloriste encore dominant en France de son siècle et on peut comprendre qu'il n'ai pas voulu faire plus dans l'exposition de sa pensée. C'est réellement à travers certaines de ses correspondances que l'on peut lire le Traité des passions et les Méditations et mesurer ainsi tout cet écart.

 

Pierre GUENANCIA, Lire Descartes, Editions Gallimard, 2000. Frédéric de BUZON et Denis KAMBOUCHNER, Descartes, dans Le Vocabulaire des philosophes, tome II, Ellipses, 2002.

René DESCARTES, Méditations métaphysiques, Le livre de poche, 1990 ; Passions de l'âme, Gallimard, 1988 ; Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, GF-Flammarion, 1989. 

 

PHILIUS

 

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23 août 2017 3 23 /08 /août /2017 07:01

     La phénoménologie se situe d'abord contre le psychologisme qui identifie sujet de la connaissance et sujet psychologique.

    Les choses, disent les auteurs qui se rattachant au psychologisme, (Jean-François LYOTARD prend la proposition le mur est jaune comme exemple) ont-elles une existence en soi, transcendante au sujet et au réel? "Mur" et "jaune" sont des concepts définissables en extension et en compréhension indépendamment de toute pensée concrète. "Les contradictions, explique t-il, du réalisme des idées (platonicien par exemple) sont inévitables et insolubles. Mais au moins si l'on admet le principe de contradiction comme critère de la validité d'une thèse (ici platonicienne) n'en affirme t-on pas l'indépendance par rapport à la pensée concrète? On passe ainsi du problème de la matière logique, le concept, à celui de son organisation, les principes : mais le psychologisme ne désarme pas sur ce nouveau terrain. Quand le logicien pose que deux propositions contraires ne peuvent être vraies simultanément, il exprime seulement qu'il m'est impossible en fait, au niveau du vécu de conscience, de croire que le mur est jaune et qu'il est vert. La validité des grands principes se fonde dans mon organisation psychique, et s'ils sont indémontrables, c'est précisément parce qu'ils sont innés." Du coup, il n'y a pas de vérité indépendante des démarches psychologiques qui y conduisent. Comment, dans ce cas, peut-on savoir si le savoir est adéquat à son objet, comme l'exige la conception classique du vrai? Le signe de cette adéquation est nécessairement un "état de conscience" par lequel toute question sur l'objet dont il y a savoir se trouve être superflue : la certitude objective. "Ainsi, le concept était un vécu, poursuit notre guide, le principe une condition contingente du mécanisme psychologique, la vérité une croyance couronnée de succès. le savoir scientifique étant lui-même relatif à notre organisation, aucune loi ne pouvait être dite absolument vraie, elle était une hypothèse en voie de vérification sans fin, l'efficacité des opérations (pragma) qu'elle rend possibles définissait sa validité. La science tisserait donc un réseau de symboles commodes (énergie, force...) dont elle habille le monde ; son seul objectif serait alors d'établir entre ces symboles des relations constantes permettant l'action." Il n'était pas question à proprement parler d'une connaissance du monde, mais seulement d'une possibilité d'action sur ce monde. 

Tout l'effort de HUSSERL et de ses continuateurs vise à échapper à un relativisme dangereux pour la recherche de la vérité, même les mathématiques demeurent un tel réseau de symboles opératoires. Le fondateur de la phénoménologie estime (Recherches logiques, Ideen I) que le scepticisme induit par ce relativisme et ce psychologisme menace toute possibilité de réelle connaissance. Tout son effort intellectuel consiste à refonder les bases à partir desquelles une réelle connaissance est possible, qui ne soit pas soumise aux aléas des perceptions psychologiques.

Pris tout de suite dans le champ de la psychologie, en tant que science constituée, ce relativisme reviendrait à doter chacun de sa propre perception, de sa propre vérité, vérité qui ne peut que rencontrer celles des autres. Cela conduit, à moins de forts réseaux de coordination et d'adéquation des perceptions les unes aux autres, inévitablement, à des conflits sans fin, car ces réseaux de croyances ne pourront jamais correspondre partout et toujours. Mais pourtant les coopérations dans les sociétés humaines finissent par l'emporter sur les conflits qui portent sur la perception/foi du réel.

HUSSERL ne se pose pas exactement ce genre de questions, car d'une part il raisonne, dans le fil droit de DESCARTES, de KANT et de HEGEL, à partir d'une seule personne et ne discute jamais (sauf peut-être commence t-il à le faire dans ses dernières oeuvres) d'intersubjectivité.  D'autre part, il est complètement préoccupé par la recherche du fondement d'une réelle connaissance, distincte des perceptions psychologiques, même si en fin de compte il est bien obligé de convenir de l'importance du corps biologique dans la formation de toute science (après tout s'il existe un système décimal en mathématiques, science dure s'il en est, c'est bien parce l'homme a dix doigts...).

Pourtant les interrogations suscitées par la phénoménologie en matière de psychologie, de psychanalyse ou de sociologie amènent à poser ce genre de questions. 

  Le premier grand mouvement de la démarche husserlienne, explique jean-François LYOTARD, "prend appui sur le fait, défini comme "être là, individuel et contingent" ; la contingence du fait renvoie à l'essence nécessaire puisque penser la contingence, c'est penser qu'il appartient à l'essence de ce fait de pouvoir être autre qu'il est. La facticité implique donc une nécessité. Cette démarche reprend apparemment le platonisme et sa "naïveté". Mais elle contient aussi le cartésianisme, parce qu'elle s'efforce de faire de la connaissance des essences non pas la fin de toute connaissance, mais l'introduction nécessaire à la connaissance du monde matériel. En ce sens, la vérité de l'eidétique est dans l'empirique, et c'est pourquoi cette "réduction eidétique" par laquelle nous sommes invités à passer de la facticité contingente de l'objet à son contenu intelligible, peut être dite encore "mondaine". A chaque science empirique correspond une science éidétique concernant l'endos régional des corps étudiés par elle, et la phénoménologie elle-même est, à cette (première étape) de la pensée husserllienne, définie comme science eidétique de la région conscience ; en d'autres termes, dans toutes les sciences empiriques de l'homme se trouve impliquée nécessairement une essence de la conscience, et c'est cette implication que Husserl tente d'articuler dans Ideen II".    

    Toute ou presque l'oeuvre de HUSSERL constitue une vaste tentative, tout en reconnaissant la psychologie de l'être comme recouvrant toujours la vérité de la chose, et même plus loin que l'intention du sujet de s'approprier l'objet (dans tous les sens du teme) est essentiel dans la démarche vers toute connaissance, pour fonder cette perception du réel sur une essence qui pousse le sujet vers lui. Beaucoup sont déçu car sa démarche ne semble pas aboutir réellement. Certains auteurs le qualifient même parmi les auteurs donnant au psychologisme une prépondérance.

Tout son effort vise cependant à toujours remettre en question un savoir en mettant en garde contre la puissance de la contingence qui peut brouiller la réalité (mais dont on a besoin tout de même pour atteindre l'objet...). Entre KANT, DESCARTES et d'autres, HUSSERL navigue tout en refusant le transcendantalisme qui abouti au système hégélien et le simple développement du cogito et du doute. Le fond de sa pensée est sans doute de ne jamais se fier à la vérité-dogme établie de manière contingente et, en scientifique mathématicien qu'il était, il faut toujours tenter de cerner les méandres parfois douteuses qui mènent aux vérités du moment... Ni dogmatisme, ni scepticisme : l'évolution des sciences est à ce prix. Le dogme mène à la vérité-foi dont on sait qu'elle est porteuse de lourds conflits ; le scepticisme conduit à douter de la démarche scientifique elle-même pour retomber dans l'obscurantisme. De même l'extériorité est impensable pour comprendre le monde, de même rester sur le sujet brouille toute compréhension également de ce monde. Pour vérifier la véracité d'une donnée "scientifique", il faut toujours opérer une "régression" pour ne jamais oublier d'où elle vient... Pas de vérité divine (où DESCARTES la cherchait en dernier ressort), pas de conditions a priori de la connaissance (où KANT dirigeait sa recherche). 

    On touche plus facilement le fond de la phénoménologie quand on renvoie aux phénomènes psychologiques et sociologiques mêmes qui l'ont fait naitre... 

  C'est en effet à partir de la crise du psychologisme, du sociologisme, de l'historicisme que HUSSERL tente tout au long de son oeuvre de restituer à la scie en général et aux sciences humaines leur validité. Loin de poser la philosophie face à la science, et comme certains, au-delà de la science, il entend replacer l'expérience scientifique à sa place.

Le psychologisme prétend réduire les conditions de la connaissance vraie aux conditions effectives du psychisme, de telle sorte que les principes logiques garantissant cette connaissance ne seraient eux-mêmes garantis que par les lois de fait établies par le psychologue. Si on pousse les choses un peu loin, la science ne serait qu'illusion valable uniquement (opérationnelle) dans le cadre des êtres psychiques que nous sommes. Le sociologisme cherche à montrer que tout savoir peut à la rigueur se déduire des éléments du milieu social dans lequel il est élaboré. Si l'on pousse là aussi un peu loin, et malheureusement l'histoire des idées montre qu'on peut pousser loin, il n'existe de science qui bourgeoise, ou ouvrière, capitaliste ou socialiste suivant les milieux où elle nait et s'applique. L'historicisme souligne la relativité de ce milieu au devenir historique et achève la dégradation du savoir, chaque civilisation, chaque époque ayant "sa" science. La science n'est plus qu'une architecture de mythes, ayant une certaine efficacité dans un certain milieu et une certaine époque, avec certains mentalités. A ce compte l'alchimie du Moyen-Âge occidental possède la même véracité que la chimie moderne... .Pour les auteurs qui se penchent sur cette question, ce relativisme était né des sciences humaines (positivisme de COMTE, humanisme de SCHILLER, pragmatisme de JAMES). IL entrainerait peur disparition comme sciences. Car si l'on ruine la validité du savoir en subordonnant les principes et catégories logiques qui le fondent (causalité par exemple) à des processus psychiques établis par les psychologues, il reste à savoir quelle est la validité des principes et catégories utilisés par eux-mêmes pour établir ces processus. Faire de la psychologie  la science clé, c'est la détruire comme science puisqu'elle est inapte à se légitimer elle-même. En d'autres termes, le relativisme attaque non seulement les sciences de la nature mais également les sciences humaines et au-delà l'infrastructure logique sur laquelle le corps des sciences s'établit. C'est la défense de cette infrastructure que la phénoménologie entend réaliser.

La phénoménologie est une logique : des Recherches logiques à Expérience et jugement, on peut voir la constante de la pensée husserlienne. Mais cette logique n'est pas formelle ni métaphysique : elle ne se satisfait pas d'un ensemble d'opérations et de conditions opératoires définissant le champ du raisonnement vrai : mais elle ne veut pas davantage fonder l'opératoire sur le transcendant, sur une volonté divine mais si celle-ci est plus ou moins laïcisée. La logique qu'est la phénoménologie est une logique fondamentale qui cherche comment en fait il y a de la vérité pour nous : l'expérience au sens husserlien exprime ce fait. Il ne peut pas s'agir d'un empirisme pur et simple, dont HUSSERL a maintes fois critiqué la contradiction profonde. Il s'agit en réalité de faire sortir le droit du fait. On pourrait retomber dans le relativisme sceptique mais le psychologisme par exemple ne parvient pas à faire sortir la valeur de la réalité ; il réussit le nécessaire au contingent, il réduit la vérité logique du jugement à la certitude psychologique éprouvée par celui qui juge.

Ce que veut faire la phénoménologie, c'est au contraire à partir d'un jugement vrai redescendre à ce qui est effectivement vécu par celui qui juge. Or pour saisir ce qui est effectivement vécu, il faut s'en tenir à une description épousant étroitement les modifications de conscience : le concept de certitude, proposé par MILL pour décrire la réalité comme vécu de conscience, ne rend absolument pas compte de ce qui est réellement vécu. On voit alors apparaître la nécessité d'une description de conscience extrêmement fine et souple, dont l'hypothèse de travail est la réduction phénoménologique : celle-ci en effet ressaisit le sujet dans sa subjectivité en l'extrayant de son aliénation au sein du monde naturel, et garantit que la description porte bien sur la conscience effectivement réelle et non sur un substitut plus ou moins objectivé de celle-ci. Pour le psychologue, il n'y a pas de jugement vrai et de jugement faux : il y a des jugements à décrire. La vérité de ce que juge le sujet qu'il observe n'est pour le psychologue, qu'un événement en soit nullement privilégié ; ce sujet qui juge est déterminé, enchaîné dans des séries de motivations qui portent la responsabilité de son jugement. On ne peut atteindre le vécu de vérité qu'il s'agit de décrire que si l'on ne biffe pas d'abord la subjectivité du vécu.

Ainsi, la philosophie du sujet transcendantal requérait inéluctablement une psychologie du sujet empirique. Jean-François LYOTARD insiste sur l'identité entre les deux sujets, qui ne sont qu'un ; dans la perspective des sciences humaines, cette identité signifie que "la psychologie intentionnelle porte déjà le transcendantal en elle-même" (Méditations cartésiennes), ou qu'une description psychologique bien faite ne peut pas ne pas restituer finalement l'intentionalité constituante du moi transcendantal. La phénoménologie est donc amenée inévitablement à inscrire la psychologie à son programme non pas seulement parce qu'elle pose des problèmes méthodologiques particuliers, mais surtout parce que la phénoménologie est une philosophie du cogito. Le lien avec la sociologie et l'histoire est moins problématisé par HUSSERL, mais n'en est pas moins aussi étroit.

On conçoit bien que les auteurs des sciences visées ait pu se sentir visés par les perspectives élaborées ci-dessus. Mais, dans l'histoire des idées, ce qui s'est passé c'est moins un conflit où les scientifiques refuseraient toute portée à la philosophie (même si par ailleurs un tel mouvement d'idées a existé et existe encore) et où les phénoménologues voudraient substituer aux arguments "hasardeux" d'autres plus féconds - que sa reprise par toute une série d'auteurs, en l'interprétant de manière très diverse, de ses interrogations. A un tel point que, pour reprendre l'expression de Philippe CAPELLE-DUMONT, "la salle des convives est singulièrement bigarrée".... La phénoménologie nous indique en tout cas comment les êtres parviennent à éviter nombre de conflits (de compréhension, puis de lutte pour la prépondérance d'une perception) et à développer au contraire de multiples coopérations. Si l'on comprend HUSSERL, il existerait au fond de toute perception, laquelle provient d'une intention, un fond préexistant à toute investigation du monde, présent dans chacun de ces êtres... Lequel permettrait au-delà de la contingence, mais s'appuyant toujours sur elle, d'atteindre le réel véritable... 

   La phénoménologie, et sa longue histoire maintenant l'indique, reste un projet. En introduisant dans ses réflexions les sujets et non pas seulement un sujet, elle permet le développement d'autres réflexions (l'intersubjectivité) par des auteurs comme par exemple, pour ne citer ici qu'un seul, RICOEUR. Et pour évoquer cette fameuse contingence, la phénoménologie ne se développe que dans un univers mental traversé par le criticisme, qui écarte précisément la référence ultime à une divinité et qui écarte également, malgré les tentatives de KANT et de HEGEL, le recours à des a priori, sauf à tenter de comprendre et d'expliquer en quoi consiste ces a priori... 

 

     Jean-François LYOTARD, indique bien, après le vaste détour méthodologique, comment se pose, par une sorte de retour aux préoccupations sociologiques qui l'on fait finalement surgir dans la pensée du XXème siècle, pour la phénoménologie, le problème sociologique. 

"Ce problème avait d'être un problème de méthode est un problème d'ontologie : seule une définition eidétique adéquate du social permet une approche expérimentale féconde. Cele ne signifie pas (...) qu'il soit bon d'élaborer a priori une "théorie" du social, ni de forcer les données scientifiques jusqu'à en exprimer des conclusions concordant avec l'éidétique. En réalité, cette éidétique indispensable doit se construire au cours de l'exploration des faits eux-mêmes, et aussi à sa suite. Elle est une critique (...) mais toute critique révèle déjà son autre face, sa positivité." Pour HUSSERL et plus encore pour MERLEAU-PONTY, il faut toujours partir de l'expérimentation, et singulièrement en s'appuyant sur les raisonnements de la physiologie, de l'anthropologie et de la psychologie, toujours en en critiquant les fondements et en faisant ressortir leur positivité. 

"Or, la compréhension, poursuit LYOTARD, foncière à tout savoir anthropologique (...) exprime mon rapport fondamental avec autrui. En d'autres termes, tout anthropologue projette l'existence d'un sens de ce qu'il étudie. Ce sens ne se réduit pas à une fonction d'utilité par exemple, il ne peut être correctement identifié que s'il est référé à l'homme ou aux hommes étudiés ; il y a donc dans toute science humaine le "postulat" implicite de la compréhensibilité de l'homme par l'homme ; par conséquent, le rapports de l'observateur à l'observé, dans les sciences humaines, est un cas du rapport de l'homme à l'homme, de moi à toi. Donc, toute anthropologie, et notamment la sociologie, contient en elle-même par là ce rapport par lequel les sujets sont donnés les uns aux autres. Cette socialité originaire, en tant qu'elle est le sol de tout savoir anthropologique, nécessite une explication, dont les résultats pourront ensuite être repris afin d'éclairer la science sociale elle-même. "Le social est déjà là quand nous le connaissons ou le jugeons... Avant la prise de conscience, le social existe sourdement et comme sollicitation"." HUSSERL ne fait qu'esquisser l'élaboration théorique du problème d'autrui et ses continuateurs approfondissent celle-ci, jusqu'à toutes ses conséquences. 

Jean-François LYOTARD tient à rappeler cette esquisse : "comment se fait-il que je ne perçoive pas autrui comme un objet, mais comme un alter ego? . L'hypothèse classique du raisonnement analogique présuppose ce qu'elle devrait expliquer comme le montre Scheler (Essence et forme de la sympathie), disciple de Husserl. Car la projection sur les conduites d'autrui des vécus correspondant pour moi aux mêmes conduites implique d'une part qu'autrui soit saisi comme ego, c'est-à-dire comme sujet apte à éprouver des vécus pour soi, et d'autre part que moi-même je me saisisse comme vu "du dehors", c'est-à-dire comme un autre pour un autre alter ego, puisque ces "conduites" auxquelles j'assimile celles d'autrui que j'observe, je ne puis comme sujet que les vivre, et non les appréhender de l'extérieur. Il existe donc une condition fondamentale pour que la compréhension d'autrui soit possible : c'est que je ne sois pas moi-même pour moi une pure transparence. Ce point a été établi à propos du corps. Si, en effet, on s'obstine à poser le rapport avec autrui au niveau des consciences transcendantales, il  est clair que seul un jeu de destitution et de dégradation réciproques peut s'instituer entre ces consciences constituantes. L'analyse sarriette du pou-autrui, qui est faite essentiellement en termes de conscience, s'arrête inévitablement à ce que Merleau-Ponty nomme "le ridicule d'un sollpsisme à plusieurs". "L'autre, écrit Sartre (Etre et Néant), comme regard n'est que cela, ma transcendance transcendante". La présence de l'autre se traduit par ma honte, ma crainte, ma fierté, et mes rapports avec autrui ne peuvent être que du mode destitution : amour, langage, masochisme, indifférence, désir, haine, sadisme. Mais la correction que Merleau-Ponty apporte à cette interprétation nous oriente dans la problématique d'autrui : "En réalité, le regard d'autrui ne nous transforme en objet que si l'un et l'autre nous nous retirons dans le fond de notre nature pensante, si nous nous faisons l'un et l'autre regard inhumain, si chacun sent ses actions non pas reprises et comprises, mais observées comme celles d'un insecte" (Phénoménologie de la perception). Il faut descendre au-dessous de la pensée d'autrui et retrouver la possibilité d'un rapport originaire de compréhension, faute de quoi le sentiment de solitude et le concept de solipsisme eux-mêmes n'auraient aucun ses pour nous. On doit par conséquent découvrir antérieurement à toute séparation une coexistence, du moi et d'autrui dans un "monde" intersubjectif, et sur le sol de laquelle le social prend son sens.

C'est précisément ce que nous apprend la psychologie de l'enfant qui est déjà une sociologie. A partir de six mois, l'expérience du corps propre de l'enfant se développe : Wallon note en conclusion de ses observations qu'il est impossible de distinguer chez l'enfant une connaissance intéroceptive (coenesthésique) de son corps et une connaissance "du dehors" (par exemple par image dans un miroir, ou image spéculaire) ; le visuel et l'intéroceptif sont indistincts, il y a un "transitivisme" par lequel l'enfant s'identifie avec l'image du miroir : l'enfant croit à la fois qu'il est là où il se sent et là où il se voit.De même, quand il s'agit du corps d'autrui, l'enfant s'identifie avec autrui : l'ego et l'alter sont indistinct ; Wallon caractérise cette période par l'expression "sociabilité incontinente", et Merleau-Ponty, le reprenant et le prolongeant, par celle de sociabilité syncrétique. Cette indistinction, cette expérience d'un intermonde où il n'y a pas de perspectives géologiques, s'exprime dans le langage lui-même, bien après que la réduction de l'image spéculaire à une "image" sans réalité a été opérée. (...) La saisie de sa propre subjectivité en tant que perspective absolument originale ne vient que plus tardivement, et en tout cas le je n'est employé que lorsque l'enfant a compris "que le tu et le toi peuvent aussi bien s'adresser à lui-même qu'à autrui", et que chacun peut dire je. Lors de la crise des 3 ans, Wallon note un certain nombre de comportements caractérisant le dépassement du "transitivisme" : volonté d'agir "tout seul", inhibition sous le regard d'autrui, égocentrisme, duplicité, attitudes de transaction (...). Wallon montre que toutefois le transitive n'est pas supprimé, il se prolonge en deçà de cette mise à distance d'autrui, et c'est pourquoi Merleau-Ponty s'oppose à la thèse de Piaget selon laquelle vers 12 ans l'enfant effectuerait le cogito "et rejoindrait les vérités du rationalisme". (...). Merleau-Ponty montre qu'en effet l'amour par exemple constitue une expression de cet état d'indivision avec autrui, et que le transitivisme n'est pas chez l'adulte aboli, au moins dans l'ordre des sentiments. 

On voit la différences avec les conclusions sarriettes. "L'essence des rapports entre consciences n'est pas le Mitsein, c'est le conflit", écrivait l'auteur de l'Etre et le Néant. Une analyse phénoménologique semble montrer au contraire, sur la base des sciences humaines, que l'ambiguité du rapport avec autrui, telle que nous l'avons posée à titre de problème théorique, prend son sens dans une genèse d'autrui pour moi : les sens d'autrui pour moi sont sédiments dans une histoire qui n'est pas d'abord la mienne, mais une histoire à plusieurs, une transitivité, et où mon point de vue se dégage lentement (à travers le conflit bien sûr) de l'intermonde originaire. S'il y a du social pour moi, c'est parce que je suis originaire du social, et les significations que je projette inévitablement sur les conduites d'autrui, si je sais que je les comprends ou que j'ai à les comprendre, c'est qu'autrui et moi avons été et demeurons compris dans un réseau unique de conduites et dans un flux commun d'intentionalités."

Jean-François LYOTARD, La phénoménologie, PUF, Quadrige, 2015. Philippe CAPELLE-DUMONT, Après Merleau-Ponty, que devient la phénoménologie française?, dans La philosophie en France aujourd'hui, Sous la direction de Yves Charles ZARKA, PUF, Quadrige, 2015.

 

PHILIUS

Complété le 6 septembre 2017

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4 août 2017 5 04 /08 /août /2017 12:05

     De l'avis de Jean GREISCH, qui suit là celui de Jean-luc MARION, la phénoménologie assume, en notre siècle (il s'agit du XXème), le rôle même de la philosophie. La réflexion sur la phénoménologie vaut encore plus que pour les autres philosophies qui l'ont précédée successivement, elle prend bien la mesure, en sédimentation, des "acquis" des philosophies  critiques précédentes. Si elle assume ce rôle, elle le devrait, suivant ces deux auteurs, à l'oeuvre de HUSSERL. L'expression elle-même est forgée par Johann Heinrich LAMBERT (1728-1777) pour désigner la doctrine de l'apparaître, pour autant qu'elle se distingue de l'être même. En s'adossant au travail de KANT, HEGEL est le premier philosophe à envisager la possibilité d'une phénoménologie qui aurait pour tâche d'étudier systématiquement les figures phénoménales de la conscience que l'esprit doit parcourir pour s'élever au savoir absolu. Sa Phénoménologie de l'esprit (1807) se présente comme "science de l'expérience de la conscience", dans laquelle chaque figure, par le fait de parvenir à la pleine compréhension de soi, se dépasse dans la figure suivante.

   Mais Jean GREISCH précise aussitôt que c'est "en un tout autre sens que la phénoménologie husserlienne peut être "science de l'expérience de la conscience". L'expérience est ici celle de la conscience intentionnelle considère sous ses multiples formes. De cette expérience subjective peut-il y avoir science rigoureuse? L'idée husserlienne de la phénoménologie a trouvé sa première expression canonique dans les Recherches logiques (1900-1901). Un simple regard sur le paysage intellectuel du XXème siècle confirme que Husserl n'avait pas tort de les présenter, dans un projet de préface rédigé en 1913, comme un ouvrage de percée" qui marque moins une fois qu'un commencement."

   Sur la nature de cette percée s'interrogent par la suite, HEIDEGGER et tous les autres. HEIDEGGER ramène en 1925 cette percée à trois découvertes fondatrices :

- l'intentionnalité (thème repris par Franz BRENTANO dès 1874 par la Psychologie d'un point de vue empirique, oeuvre précurseur ;

- l'intuition catégorielle, qui exige d'élargir le domaine de l'intuition au-delà de la sphère de l'expérience sensible, ce qui qui conduit au principe des principes de la phénoménologie : l'intuition donatrice originaire comme source ultime de toute connaissance ;

- l'a priori, interprété dans un sens proche et distinct de KANT.

     En fait, indique enfin Jean GREISCH, malgré l'influence considérable exercée par HUSSERL, le courant de pensée qui se réclame de lui ne constitue pas une "école" au sens strict. "Son originalité, écrit-il, tient au fait que la phénoménologie propose "moins une doctrine qu'une méthode capable d'incarnations multiples et dont Husserl n'a exploité qu'un petit nombre de possibilités" (Paul Ricoeur, A l'école de la phénoménologie, 1987). La réinvention permanente des fondements est l'expression d'une fidélité créatrice à la pensée de Husserl, qui " abandonné en cours de route autant de voies qu'il en a frayées. Si bien que la phénoménologie au sens large est la somme de l'oeuvre husserliennes et des hérésies issues de Husserl". (ibid)."

 

       Le sens général de la phénoménologie est l'étude descriptive d'un ensemble de phénomènes, tels qu'ils se manifestent dans le temps ou dans l'espace, par opposition soit aux lois abstraites et fixes de ces phénomènes ; soit à des réalités transcendantales dont ils seraient la manifestation ; soit encore à la critique normative de leur légitimité.

Phénoménologie se dit particulièrement à notre époque, de la méthode et du système de HUSSERL, ainsi que des doctrines qui sont considérées comme s'y rattachant.

A cette définition générale, de multiples observations doivent être effectuées, à la suite des réflexions de maints auteurs. Gaston BERGER, après avoir fait remonter le mot à LAMBERT, dans sa théorie de l'apparence (1764), fait observer que ce terme a été employé en des sens très différents, quoique se rattachant plus ou moins directement à son étymologie :

- Par KANT, comme titre de la 4ème partie de ses Premiers principes métaphysiques de la Science de la Nature, traitant du "mouvement et du repos dans leur rapport avec la représentation", c'est-à-dire en tant que caractères généraux des phénomènes ;

- Par HEGEL, qui appelle "Phénoménologie de l'esprit" l'histoire des étapes successives, des approximations et des oppositions par lesquelles l'Esprit s'élève de la sensation individuelle jusqu'à la Raison universelle (1807) ;

- Par HAMILTON, qui désigne sous ce nom la Psychologie, en tant qu'elle s'oppose à la Logique "science des lois de la pensée en tant que pensée (Lectures, III) ;

- Par HARTMAN, pour qui "la phénoménologie de la conscience morale" (1869), doit être un inventaire aussi complet que possible des faits de conscience morale empiriquement connus, l'étude de leurs rapports, et la recherche inductive des principes auxquels ils peuvent se ramener.

M MARSAL signale, en français, deux textes du XIXème siècle où se trouve le mot phénoménologie. "La philosophie n'est ni une science fondée sur des définitions, comme les mathématiques, ni comme la physique expérimentale, une phénoménologie superficielle. C'est la science par excellence des causes et de l'esprit de toutes choses, etc (RAVAISSON, "Les fragments de la philosophie" de Sir W Hamilton, Revue des deux mondes, 1840) - "L'erreur des cerveaux étroits est de ne pas rendre justice à l'illusion, c'est-à-dire à la vérité relative, purement psychologique et subjective. Toutes les intelligences vulgaires manquent de délicatesse critique, et se font à l'idée la plus naïve de la vérité religieuse, ou même de la vérité, parce qu'elles ne comprennent pas la nature et les lois de l'esprit humain. la phénoménologie est lettre close pour ces pachydermes, qui vivent à la surface de leur âme, etc. (AMIEL, Journal intime, 8 décembre 1869).

A propos du sens actuel, Gaston BERGER estime, tant de philosophies différentes se réclament aujourd'hui de la phénoménologie (à plus ou moins juste titre), qu'il semble nécessaire de distinguer en elle une méthode et un système.

Comme méthode, elle est un effort pour appréhender, à travers des événements et des faits empiriques, des "essences", c'est-à-dire des significations idéales. Celles-ci sont saisies directement par intuition à l'occasion d'exemples singuliers, étudiés en détail et d'une manière très concrète.

Comme système, elle prend plus spécialement le nom de "phénoménologie pure" (HUSSERL, 1913) ou de "phénoménologie transcendante" (HUSSERL 1929). Elle cherche alors à mettre en lumière le principe ultime de toute réalité. Comme elle se place au point de vue de la signification, ce principe sera celui par lequel tout prend un sens, l'"ego transcendantal", extérieur au monde, mais tourné vers lui. Ce sujet pur n'est d'ailleurs pas unique, car il appartient à la signification du monde de s'offrir à une pluralité de sujets. L'objectivité du monde apparait aussi comme une "intersubjectivité transcendantale". La reconnaissance du domaine transcendantal et sa description demandent qu'on adopte une attitude difficile à prendre et très différente de l'attitude naturelle ; le moment essentiel en est ce que HUSSERL désigne du nom de "réduction phénoménologique transcendantale". 

Un grand nombre de philosophes contemporains adoptent, en la modifiant plus ou moins, la méthode husserlienne, pour la faire servir à la construction de leurs propres systèmes. Il est à peine nécessaire de souligner que pour HUSSERL une telle séparation est tout à fait illégitime. Il n'avait pas voulu "construire" lui-même un système, mais seulement décrire ce qu'on peut voir en s'y prenant d'une certaine manière pour regarder. Prétendre voir le contraire de ce qu'il voyait lui-même était signe pour lui qu'on n'avait pas compris le véritable sens de sa méthode (Gaston BERGER). (Vocabulaire technique et critique de la philosophie).

 

      On peut décrire la phénoménologie comme l'étude des phénomènes dont la structure se base sur l'analyse directe de l'expérience vécue par le sujet. On cherche le sens de l'expérience à travers les yeux d'un sujet qui rend compte de cette expérience dans un entretien ou dans un rapport écrit. La phénoménologie se classe fermement, malgré bien des différences entre les auteurs qui s'en réclament, dans le paradigme constructiviste et suggère une vision du monde dans lequel la vérité est multiple. Cette méthode fait partie de l'approche qualitative. le chercheur phénoménologique reconnait dans la poursuite d'une vérité vérifiable (concept pilier de la science) qu'il n'y a pas qu'une vérité (et seulement une). Cette méthode demande également au chercheur de rendre compte de la réalité du sujet sans chercher à interpréter. C'est une approche qui se veut la plus itérative possible bien que, dans sa réitération, le chercheur fasse inévitablement preuve d'une certaine interprétation. L'indiquer est pour le chercheur de fonder une compréhension du monde qui est relative mais tangible. Du coup, la phénoménologie, comme indiqué précédemment, peut faire référence à un courant philosophique (système...) ou/et à une démarche scientifique. il peut y avoir autant d'approche que d'angle d'étude d'expériences diverses : phénoménologie de la vie, de la religion, de la vie religieuse, psycho-phénoménologie (sous-disciple de la psychologie), phénoménologie sociologique (Alfred SCHÜTZ). On indique générale quelques études phares de la phénoménologie :

- Phénoménologie de l'esprit, de Georg HEGEL ;

- Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, d'Edmund HUSSERL ;

- Phénoménologie de la perception, de Maurice MERLEAU-PONTY ;

- Phénoménologie et matérialisme dialectique, de Tran Duc THAO ;

- Elément de sociologie phénoménologique, d'Alfred SCHÜLTZ.

 

    Jean-François LYOTARD introduit bien la phénoménologie dans un ouvrage français paru en 1954 et réédité depuis. En 6 points, il expose les questionnements qui mène à l'ensemble des philosophies quoi s'en réclament. 

- il reprend la formule de MERLEAU-PONTY, "c'est en nous-mêmes que nous trouverons l'unité de la phénoménologie et son vrai sens" et celle de JEANSON qui souligne "l'absurdité qu'il y aurait à réclamer une définition objective de la phénoménologie". On nourrit le sens de son "mouvement" et de son "style" qu'en reprenant sur soi l'interrogation qu'il porte. Si on peut en dire autant du marxisme ou du cartésianisme, la philosophie n'est pas seulement saisie comme événement, "du dehors", mais reprise comme pensée, comme problème, genèse, va-et-vient. C'est, pour HUSSERL, en quoi consiste l'objectivité véritable, non un subjectivisme simpliste...

- La phénoménologie de HUSSERL a germé, explique le philosophe français, dans la crise du subjectivisme et de l'irrationalisme, fin XIXe-début XXème siècle. Contre le psychologisme, contre une étape de la pensée occidentale. C'est d'abord une méditation sur la connaissance, une connaissance de la connaissance. Le refus d'un héritage fait insérer la phénoménologie dans l'histoire, malgré qu'il y ait toujours, chez maints auteurs, une prétention a-historique dans cette philosophie.

- Elle est comparable au cartésianisme dans cette méditation sur la réalité. Par cet effort sur la pensée et la  connaissance, il y a chez HUSSERL la rennaissance de l'espoir cartésien d'une mathesis universalis. "Elle est bien alors philosophie, écrit Jean-François LYOTARD, et même philosophie post-kantienne parce qu'elle cherche à éviter la systématisation métaphysique : elle est une philosophie du XXème siècle, songeant à restituer à ce siècle sa mission scientifique en fondant à nouveaux frais les conditions de sa science. Elle sait que la connaissance s'incarne en science concrète ou "empirique", elle veut savoir où prend appui cette connaissance scientifique. C'est là le point de départ, la racine dont elle s'enquiert, les données immédiates de la connaissance. Kant recherchait déjà les conditions a priori de la connaissance : mais cet a priori préjuge déjà de la solution. La phénoménologie ne veut même pas de cette hypostase. De là son style interrogatif, son radicalisme, son inachèvement essentiel."

- Le terme phénoménologie signifie étude des "phénomènes". Comme pour beaucoup de termes en philosophie, le lecteur, qu'il soit érudit ou pas, peut se faire piéger par les mots, surtout lorsqu'ils dérivent d'une traduction d'oeuvres étrangères traduites en français. LYOTARD explique qu'il s'agit de l'étude de "cela qui apparait à la conscience, de cela qui est "donné". Il s'agit d'étudier ce donné, "la chose même" que l'on perçoit, à laquelle on pense, de laquelle on parle, en évitant de forger des hypothèses, aussi bien sur le rapport qui lie le phénomène avec l'être de qui il est phénomène, que sur le rapport qui l'unit avec le Je pour qui il est phénomène. (...) Se dessine au sein de la méditation philosophique un moment critique, un "désaveu de la science" (Merleau-Ponty) qui consiste dans le refus de passer à l'explication : car expliquer le rouge de cet abat-jour, c'est précisément le délaisser en tant qu'il est ce rouge étalé sur cet abat-jour, sous l'orbe duquel je réfléchis au rouge ; c'est le poser comme vibration de fréquence, d'intensité données, c'est mettre à sa place "quelque chose", l'objet pour le physicien qui n'est plus du tout "la chose même", pour moi, il y a toujours un préréflexif, un irréfléchi, un anté-prédicatif, sur quoi prend appui la réflexion, la science, et qu'elle escamote toujours quand elle veut rendre raison d'elle-même."

La phénoménologie a deux visages : une puissante confiance dans la science impulse la volonté d'en asseoir solidement les accotements, afin de stabiliser tout son édifice et d'interdire une nouvelle crise. Mais pour accomplir cette opération, il faut sortir de la science même et plonger dans ce dans quoi elle plonge "innocemment". C'est par la volonté rationaliste que HUSSERL s'engage dans l'antérationnel. Mais une inflexion insensible peut faire de cet antirationnel un antirationnel, et de la phénoménologie le bastion de l'irrationalisme. De HUSSERL à HEIDEGGER, il y a bien héritage, mais il y a aussi mutation, selon Jean-François LYOTARD, qui tient à ne pas effacer l'équivoque, qui est inscrite selon lui dans 'l"histoire même de l'école phénoménologique".

- Ce dernier s'attache surtout au regard des sciences humaines de la réflexion phénoménologique. "A la recherche du donné immédiat antérieur à toute thématique scientifique, et l'autorisant, la phénoménologie dévoile le style fondamental, ou l'essence de la conscience de ce donné, qui est l'intentionalité (en tant que rationalité, et non intentionnalité). A la place de la traditionnelle conscience "digérant", ingérant au moins, le monde extérieur (comme chez Condillac par exemple), elle révèle une conscience qui "s'éclate vers" (Sartre), une conscience en somme qui n'est rien, si ce n'est rapport au monde. Dès lors, les méthodes objectives, expérimentales, bref calquées sur la physique, que psychologie, sociologie, etc, utilisent, ne sont-elles pas radicalement inadéquates? Ne faudrait-il pas au moins commencer par déployer, expliciter les divers modes selon lesquels la conscience est "tissée avec le monde"? Par exemple avant de saisir le social comme objet, ce qui constitue une décision de caractère métaphysique, il est sans doute nécessaire d'expliciter le sens même du fait pour la conscience d'"être-en-société", et par conséquent d'interroger naïvement ce fait. Ainsi parviendra-t-on à liquider les contradictions inévitables issues de la position même du problème sociologique : la phénoménologie tente non pas de remplacer les sciences de l'homme, mais de mettre au point leur problématique, sélectionnant ainsi leurs résultats et réorientant leur recherche. (...)".

- La phénoménologie est une étape de la pensée "européenne", et s'est comprise elle-même comme telle (HUSSERL, Krisis). Il faut fixer sa signification historique encore que celle-ci ne soit pas assignable une fois pour toutes parce qu'il y a présentement des phénoménologies et que leurs histoires ne sont pas achevées. Il existe des différences, parfois importantes, entre HEIDEGGER et FINK, entre MERLEAU-PONTY et RICOEUR, entre POS et THÉVENAZ ou LEVINAS, qui exigent la prudence dans l'analyse de ce qu'elles sont. Localiser les convergences et les divergences demeurent possible car elles sont inscrites dans les textes, mais comprendre en quoi ces phénoménologie sont convergentes ou divergentes dans leurs effets sur les mentalités (et donc les façons de voir le monde) constitue toujours une tâche à entreprendre. 

 

Jean-François LYOTARD, La phénoménologie, PUF, collection Quadrige; 2015. Jean GREISCH, La phénoménologie, Encyclopedia Universalis, 2014. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, sous la direction de André LALANDE, PUF, collection Quadrige, 2002.

 

PHILIUS

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11 février 2017 6 11 /02 /février /2017 13:46

   Alain VANIER expose les réflexions, qui, à la suite de l'oeuvre de Jacques LACAN, des auteurs, venant d'ailleurs de différents horizons, à travers à la fois la psychanalyse et la philosophie. Il rappelle que refusant de penser psychanalyse et philosophie sous la forme d'une relation de lapsus, le psychanalyste français s'empare dans ses écrits comme dans ses séminaires, de concepts issus de ces deux domaines, pour renouveler la pensée sur l'inconscient. Constatant que le freudisme a tout affecté à notre époque, y compris la métaphysique, Jacques LACAN entend faire un nouvel usage et de la psychanalyse et de la philosophie pour penser les relations humaines. Nombreux sont les philosophes en France qui pensent avec la psychanalyse, et qui remettent en question par exemple ce qui dans la psychanalyse (et notamment dans le volet de la métapsychologie) relève d'un corpus de "discours vrai" et ce qui relève de la pratique du "dire-vrai", comme le fait Frédéric GROS. De nombreux psychanalystes qui viennent de la philosophie continuent de se préoccuper du hiatus entre sa théorie et sa pratique, ainsi P-L ASSOUN, F BALMÈS, F BENSLAMA ou V MICHELI-RECHTMANN... Alain VANIER préfère retenir seulement quelques philosophes contemporains non psychanalystes qui travaillent avec le corpus psychanalytique, comme Alain JURANVILLE ou Rudolf BERNET.

   Alain JURANVILLE (né en 1948), agrégé de philosophie et maitre de conférences de philosophie à l'Université de Rennes I, entreprend de repenser la philosophie avec la psychanalyse. Prenant acte du fait qu'on ne peut plus penser l'une sans l'autre, auteur dans ce sens d'un ouvrage en 3 volumes La philosophie comme savoir de l'existence (2000-2010, PUF), après avoir débuté par l'écriture de Lacan et la philosophie (1984) (édité aux PUF), il entreprend également de repenser l'histoire contemporaine. Son livre inconscient, capitalisme et fin de l'histoire, de lecture au premier abord difficile, mobilise les philosophes et leur philosophie de l'existence (Kierkegaard, Nietzsche, Lésinas...) de même que la philosophie politique, Carl SCHMITT et Karl MARX y prenant une très grande place.

   Rudolf BERNET, professeur émérite de philosophie à l'Université du Louvain et président des archives Husserl, forme le projet "sinon d'inscrire la psychanalyse dans l'histoire de la philosophie occidentale, du moins de mettre en lumière la manière dont, tour à tour, elle prolonge cette histoire et rompt avec elle". Dans Force - Pulsion - Désir, une autre philosophie de la psychanalyse (Vrin, 2013), il repose la question : Qu'est-ce qui, chez l'homme, retient ou empêche la fuite en avant d'une pulsion spécifique? Une autre pulsion complémentaire ou antagoniste? L'instance subjective d'un moi se pliant aux commandements du surmoi? L'ordre du corps vivant, de la raison ou du signifiant? Ou est-il pensable qu'une pulsion humaine se gouverne d'elle-même en canalisant son énergie excessive et en veillant à sa transformation ou sa sublimation plutôt que de se livrer à l'ivresse d'une répétition stérile?

   D'autres travaux reprennent le débat de LACAN avec les principaux "grands philosophes" qu'il interrogeait, comme les phénoménologues (par exemple G-F DUPORTAIL, Les institutions du monde de la vie : Merleau-Ponty et Lacan, Jérôme Million (Grenoble), 2008). 

De nombreuses publications s'attachent, pour leur part, à l'élucidation d'un concept emprunté et détourné du champ philosophique : sujet, objet, être, désir, etc, voire à lui donner une portée, un développement inédit dans l'enseignement de LACAN. Le terme d'Antiphilosophie, avancé par LACAN, qui, bien que n'étant pas sa création, prend un relief particulier dans le moment de sa production : la psychanalyse à l'université (LACAN, "Peut-être à Vincennes?" dans Ornicar? n°1, 1975).

Alain BADIOU (né en 1937), philosophe, romancier et dramaturge français connu politiquement pour son engagement dans l'extrême-gauche, pour sa défense du communisme et des travailleurs étrangers en situation irrégulière, donne ce titre "antiphilosophie" à quatre années de son séminaire. Il situe LACAN dans une lignée où il place également PASCAL, ROUSSEAU et KIERKEGAARD, et l'intègre donc dans une histoire de la philosophie. l'antiphilosophie est définie par "une destitution de la philosophie dans sa prétention théorique" sous la forme d'un "discrédit" plutôt que d'une "réfutation", une "mise à jour de la vraie nature de l'opération philosophique" masquée par le philosophe à laquelle l'antiphilosophie oppose "un acte d'un type nouveau" qui "parachève la destitution de la philosophie à être une théorie du réel, quel que soit ce réel supposé" (Lacan, L'antiphilosophie 3, Fayard, 2013). Si cet acte, pour BADIOU, est "archipolitique" chez WITTGENSTEIN, il est "archiscientifique" chez LACAN, c'est-à-dire sous le signe du "mathème". 

Bernard BAAS, professeur honoraire de philosophie en change au Lycée Fustel-de-Coulanges à Strasbourg, dont le travail porte principalement sur l'intersection philosophie-psychanalyse, reprend cette référence de la lignée philosophique à PASCAL, pour aborder des questions qui sont aussi théologico-philosophiques. Il ne s'agit pas pour lui d'opposer le Dieu de la foi au Dieu de la raison, alors que généralement on occulte sequin lui le Dieu de la foi au profit du Dieu des philosophes... Sur la situation du corpus analytique (voir par exemple Y-a-t-il des psychanalystes sans culottes?, aux Editions Eres (Toulouse), 2012), Bernard BAAS situe la psychanalyse comme "faculté critique" qui doit nourrir un "conflit légitime" face aux "facultés dogmatiques" que sont la psychiatrie et la psychologie de l'adaptation sociale.

De son côté, Barbara CASSIN (née en 1947), philologue, helléniste et germaniste, philosophe spécialiste de la rhétorique de la modernité, directrice du Centre Léon-Robin (2006) et présidente du Collège International de Philosophie (2010), aborde le rapport à la philosophie par un autre biais. Elle, écrit-elle, entreprend de libérer un Lacan "prisonnier (...) de l'étiquette platonicienne quand même il la prend à rebours" (Jacques le Sophiste. Lacan, logos et psychanalyse, Epel, 2012). Elle élabore, entre autres à partir de deux citations du psychanalyste français, une "logologie" à distinguer de l'ontologie aristotélicienne, suivant un axe qui va des Sophistes à Lacan, en passant par Novalis et Freud. 

Slavoj ZIZEK (né en 1949), philosophe slovène de tradition continentale, chercheur en 2012 à l'Institut de sociologie de l'université de Ljubljana, régulièrement invité dans des universités étrangères, travaille LACAN avec MARX. Auteur de nombreux ouvrages (entre autres Bienvenue dans le désert du réel, Flammarion, 2005, réédité à La Parallaxe en 2008), il travaille sur de nombreux thèmes (fondamentalisme, tolérance, mondialisation, politiquement correct, postmodernisme) en dehors de l'interprétation de la psychanalyse lancinante. 

Paul AUDI (né en 1963), philosophe français, membre statutaire de l'équipe de recherches PHILéPOL à l'Université de Paris Descartes, entreprend de lire LACAN à la lumière de JARRY (Le théorème du Surale, Lacan selon Jarry, Verdict, 2011). il s'agit de discuter de l'amour, moins celui de la vérité du philosophe, comme écran à l'amour de la castration, comme le fait BADIUO, que de l'amour à l'épreuve de la sexualité dans une perspective qui est aussi politique. 

   A la périphérie de la philosophie, le corpus analytique est discuté dans des discours connexes : gender studies (Judith BUTLER est influencée par LACAN), postcolonial studies (Paul GIROY, entre autres). L'imprégnation par la psychanalyse des discours de ce début du XXIème siècle est considérable, selon Alain VANIER. 

A l'inverse, la psychanalyse est tout autant influencée par la philosophie, à qui elle emprunte des concepts pour parfois les détourner de leur sens. Il n'a échappé à personne que la théorie de la psychanalyse ressemble à un "coucou" puisant dans les réflexions antérieures, mais n'est-ce pas le destin des "sciences" nouvelles... Toujours est-il que des auteurs comme Bernard BAAS ne se contente pas de le constater, mais interroge le soubassement, l'impensé fondateur de la philosophie. A mesure que la théorie de la psychanalyse diffuse, elle produit elle-même ses résistances. Pour Alain VANIER, "si la psychanalyse avec Lacan aura été, un temps, interprétation de la philosophie, alors il faut évoquer l'effet de surprise de l'interprétation dans la cure, ce qui échappe au savoir, pour être très vite, comme le lapsus, repris par le sens, car à porter attention à cette vérité qui a pu émerger dans le temps de l'interprétation, "je rate". En effet, "il n'y a pas de vérité qui, à passer par l'attention, ne mente" (Jacques Lacan, Préface à l'édition anglaise du Séminaire XI), ce qui se saisit en un éclair est aussitôt repris par la résistance, bien que ce ne soit pas sans effet. (...) Il y a donc le "dire-vrai" de l'expérience unique, celle qui ne peut se connaitre que par "ouï-dire", et il y a la théorie, le "discours-vrai" qui peut se prendre comme philosophie, qui universalise quoi qu'il en soit. Ainsi la théorie psychanalytique est-elle toujours en porte-à-faux par rapport à son objet. Mais cette dimension de l'expérience n'a rien d'ineffable. Ce qui est en question, c'est un impossible, un impossible à dire, c'est pourquoi il y a un enjeu éthique quant à l'existence de la psychanalyse dans le monde d'aujourd'hui, dans un monde où "le cours de l'expérience a chuté, comme pouvait le dire Benjamin, dans un monde où le savoir référentiel recouvre le savoir textuel et le dévalorise. Pourtant cet effort théorique n'est que le témoignage, un dépôt, de cette expérience qu'on voudrait transmissible mais qui ne l'est pas, témoignage de cette "réinvention" à laquelle chaque analyste est conduit. Lacan, dès le début de son enseignement, a pu dire que son projet était de lire Freud avec les outils que Freud avait lui-même forgés, à savoir l'interprétation, pour analyser ce que, dans Freud, n'a pas été analysé et s'est transmis, et plus précisément,ce qui touche à la question du père. En ce sens, l'articulation entre psychanalyse, philosophie et théologie est cruciale. la cure analytique au un par un n'a-t-elle pas pour enjeu de démasquer la "métaphysique clandestine" (au sens qu'en donne Marc Krasner, dans La pluralité et l'infini en philosophie et en mathématique de l'ancienne Grèce, inédit) qui a cours aussi bien dans la psychanalyse, comme enjeu pour chacun, que dans la philosophie et dans la science?"

Alain VANIER, Après Lacan, psychanalyse et philosophie aujourd'hui, dans La philosophie en France aujourd'hui, Sous la direction de Yves Charles ZARKA, PUF, 2015.

 

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