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9 janvier 2013 3 09 /01 /janvier /2013 09:24

     Lettré de la Dynastie Song, ZHU XI est dans l'histoire de la pensée chinoise, le plus important des maîtres de l'orthodoxie après CONFUCIUS. Avec ses collaborateurs et étudiants, il codifie ce qui est aujourd'hui considéré comme le canon confucianiste des Classiques chinois. Même lorsqu'il est préfet de Nankang dans le Jiangx (en 1179), le grand maître ne joue pas un grand rôle politique. Son intransigeance sur le fond de la doctrine indispose même les bureaucrates dont il dénonce la corruption, jusqu'à mettre en danger sa vie.

 

          Il se consacre en fait pleinement à sa mission éducative, donnant de nombreuses conférences, faisant élever un temple à Zhou Dunyi et rétablissant l'académie de la Grotte du Cerf Blanc qui joue plus tard un rôle important dans le développement des académies privées et la propagation du daoxue. il réussit à créer, en dehors du système officiel tourné vers les examens, l'infrastructure d'académies privées, le corpus de textes et le réseau de communautés scolastiques nécessaires pour animer un programme éducatif cohérent.

     Outre la centaine d'ouvrages qu'il compose dans des domaines très variés (philosophie, histoire, religion, littérature, genre biographique...) dont la plus grande partie est perdue, il commente nombre de Classiques confucéens (les Quatre Livres) :

- La Grande Etude ;

- Les Entretiens de Confucius ;

- le Mengzi ;

- L'Invariable Milieu.

Tous regroupés dans les "quatre Livres", nouveau corpus canonique qui s'ajoute aux cinq Classiques :

- le Classique des vers ;

- le Classique des documents ;

- le Classique des mutations ou Y-Yang ;

- le Livres des rites ;

- les Annales des Printemps et des Automnes. 

Parmi les ouvrages proprement dits de ZHU XI qui nous sont parvenus, nous pouvons citer :

- le Zhuzi yulei (Recueil raisonné des propos de Maître Zhu), compilé en 1270 en 140 chapitres. L'édition moderne utilisée par Anne CHENG est celle de la Zonghua shuju, édité à Pékin en 1986. Il existe une traduction partielle en anglais de Daniel K GARDNER, Learning to be a Sage : Selections from the Conversations of Master Chu, Arranged Topically, Berkeley, University of California Press, 1990.

- le Zhuzi wenji (Ecrits de Maitre Zhu), daté de 1532, rassemble des lettres, documents officiels, brefs essais, poèmes... en 121 chapitres. Il est repris dans l'édition du Sibu congkan (SBCK), ainsi que dans l'édition du Sibu beiyao (SBBY) qui l'a rebaptisé Zhuzi claquan (Grande Somme du Maitre Zhu) ;

- le Zhuzi quanshu (Oeuvres complètes de Maitre Zhu), compilé en 1714 sur ordre impérial et arrangé en 66 chapitres, ne comprend que des morceaux choisis du Zhuzi wenji et du Zhuzi yulei (Réédition Taipei, Gangxue, 1977).

 

       A la doctrine de ZHU XI est attaché plus particulièrement le nom de philosophie de la raison (lixue), où le mot "raison" doit s'entendre au sens chinois de "raison d'être objective" des choses, à la différence de la raison connaissante, comme faculté de l'esprit, analysée par la philosophie critique occidentale. Écrivain aussi élégant que fécond, il laisse une oeuvre considérable, touchant à tous les domaines de la création littéraire et de l'érudition de son temps. Et même si son influence idéologique s'est éteinte avec le régime impérial, ses commentaires des textes antiques conservent partiellement, aujourd'hui encore, une certaine valeur scientifique. (Léon VANDERMEERSCH)

 

Retrouver l'esprit originel de Confucius

        ZHU XI confirme une tendance  qui se dessine depuis la fin des Tang et le début des Song : il s'agit de retrouver l'esprit originel de CONFUCIUS dont MENCIUS est désigné comme l'héritier et le porte-parole, par-delà la tradition de l'exégèse des Han et des Tang sur les Classiques qui n'ont plus l'autorité absolue dont ils jouissaient jusqu'alors. L'important désormais n'est plus tant dans la tradition scripturaire que les réflexions sur la nature humaine, les fondements de la moralité et la place de l'homme dans le cosmos, pour lesquels les Quatre Livres sont des sources vivantes d'inspiration. Les Cinq Classiques eux-mêmes, à l'exception du Livre des Mutations, font l'objet de bien peu d'intérêt de la part des commentateurs des Song du Sud, des Yuan et des Ming, et ne connaissent un regain de faveur qu'à partir du XVIIe siècle, au moment où se dessine une réaction contre l'orthodoxie zhuxiste.

La position de ZHU XI vis-à-vis des textes canoniques reflète le passage à une préoccupation existentielle, qui va de la fameuse formule de CHANG YI, "la culture morale exige de la gravité, et les progrès dans l'étude résident dans le développement de la connaissance", à celle, non moins fameuse, de LU XIANGSHAN, "Pour peu que, par l'étude, on connaisse le fondement, les Six Classiques ne sont guère plus d'annotations sur moi (sur l'esprit, source de moralité. La fréquentation des textes ne vise plus la seule érudition, elle doit amener une transformation de la personne. 

  En explicitant des notions élaborées un siècle plus tôt et en clarifiant les rapports entre elles, ZHU XI accomplit un colossal travail de synthèse, le faisant comparer à Saint Thomas d'Aquin. Tandis que LU XIANGSHAN  tente de retrouver d'emblée la source jaillissante qu'est pour lui l'esprit, ZHU XI ente toute sa vie de saisir le "noeud central" où s'articulent la nature de l'esprit et son fonctionnement. Ce point de convergence, il le trouve dans le Faîte Suprême, notion fondamentale dans la tradition des Mutations et réactivée par ZHOU DUNYI dont il s'efforce de faire un équivalent du Principe si essentiel pour les frères CHENG. Les deux notions désignent une unité qui sous-tend la multiplicité, mais alors que l'appeler "Faîte Suprême" implique que toute chose résultant de la division d'une unité primordiale provient d'une seule et même origine, l'appeler "Principe" signifie que les choses sont parcourues par une seule et même rationalité grâce à laquelle ont peut procéder du connu à l'inconnu. Le Maître ZHU conçoit le Faîte Suprême comme le principe de tous les principes, ou le "principe suprême" (dénomination que les frères CHENG refusent), mais en même temps comme l'unité des dix mille êtres dans l'énergie vitale. C'est dans le Faîte Suprême que se fonde l'unité du principe et de l'énergie, de l'amont et de l'aval des formes visibles, de l'Un et du multiple, de la "constitution" et de la "fonction". Or, pour penser principe et énergie comme étant deux et pourtant un, le premier désignant l'aspect constitutif et le second l'aspect fonctionnel, ZHU XI ne peut que recourir à la notion de Faîte suprême, d'où la place centrale qu'il est le premier à accorder à ZHOU DUNYI. Constitution et fonction forment une sorte de binôme paradigmatique, à la manière du Yin et Yang, sous lequel on peut regrouper les habituels couples Ciel/Terre, subtil/manifeste... Cependant ZHU XI insiste bien sur le fait qu'il ne s'agit pas de catégories distinctes, mais de deux aspect de la même réalité ultime qu'est le Dao. Non seulement il n'est pas de constitution sans fonction, ou l'inverse, mais on peut dire que la constitution est fonction constitutive et que la fonction est constitution fonctionnelle. Ce que la constitution est à la fonction, le principe l'est à l'énergie. (Anne CHENG)

      La manipulation de tels concepts, parfois difficile à saisir pour un occidental, s'apparente, dans sa complexité, aux réflexions qui ont lieu beaucoup plus tard en Occident, chez KANT ou HEGEL. Sans faire de correspondance terme à terme, la controverse entre LU XIANGSHANG et ZHU XI (1188-1189), qui rappelle le "dialogue" entre les deux philosophes allemands, porte sur la formule inaugurale de l'Explication du Diagramme du Faîte suprême, de ZHOU DUNYI : "Sans Faîte et pourtant Faîte suprême".          

La distinction propre au langage philosophique occidental entre transcendance et immanence, métaphysique et physique ne correspond pas à la distinction entre principe et énergie de cette controverse. La philosophie chinoise, si elle manipule des concepts qui s'y apparentent, est véritablement autre que la philosophie occidentale. Mais ne s'agit-il pas, entre autres, de définir la réalité?  Sauf que dans la philosophie chinoise, tout, absolument tout, est raccordé à la morale.

 

Une philosophie de la raison

    Sur cette philosophie de la raison, Léon VANDERMEERSCH résume l'apport de ZHU XI : "La science divinatoire avait abouti très tôt, en Chine, à la formalisation de tous les phénomènes, physiques ou moraux, naturels ou historiques, selon les figures canoniques exposées dans le Livre des mutations (Yi jing), à savoir les soixante-quatre hexagrammes engendrés par toutes les combinaisons possibles deux à deux des huit trigrammes, eux-mêmes formés de la triple composition des symboles des deux caractères ultimes de l'existence dans le monde : le masculin (yang) et le féminin (yin), assimilés respectivement à l'impair et au pair. La conception métaphysique de l'être qui répond à cette théorie est celle d'une unité antérieure au pair et à l'impair, donc transcendant l'un phénoménal, et à laquelle est donné le nom de principe suprême (taji). C'est à élever à un niveau inégalé de systématisation la cosmologie édifiée sur ces bases que s'employèrent surtout Zhou Dunyi, Shao Yong et Zhang Zai. Simultanément, les recherches des frères Cheng approfondissaient surtout la réflexion sur les rapports concevables entre d'une part la raison d'être (li) de tous les existants de l'univers, c'est-à-dire le sens de la détermination intrinsèque de leurs particularités distinctives, de leur génération, de leur évolution, de leur disparition, et d'autre part la manière dans laquelle ils prennent forme, ramenée en dernière analyse à un proto-élément universel appelé éther (qi).

L'idée maitresse de Zhu Xi fut d'identifier le principe suprême (taiji), tel qu'il était présenté dans l'enseignement de Zhou Dunyi, et la raison des choses (li), telle que la concevaient les frères Cheng. Sa philosophie de la raison revient ainsi en définitive à affirmer que l'être a un sens, au lieu de se réduire à une illusion creuse ainsi que le prétendaient les bouddhistes ; sens interprété d'autre part en termes de valeur morale selon les catégories éthiques du confucianisme ancien, celui-ci se trouvant du même coup restauré sur des assises ontologiques nouvelles. La raison (li), qui est indivisible et que chaque être possède tout entière, est en effet le bien. Le mal résulte seulement de ce que l'éther (qi), qui forme matériellement tous les êtres en se diversifiant selon le yin et le yang, le mouvement et le repos, par agitation et déconcentration ou immobilisation et solidification, se trouble lui-même plus ou moins au cours de ce processus. La conscience (xin, littéralement le coeur), qui n'est autre que la raison d'être (li) de chaque être individualisé en tant que raison unie à une forme (zing) matérielle, et qui habite aussi bien les êtres incapables de connaissance, formés surtout d'éléments yin, que des êtres capables de connaissance (les hommes), formés surtout d'éléments yang, se trouve par suite sujette à des obscurcissements, causes des penchants et des désirs irrationnels de l'égoïsme. La Voie consiste à faire briller en soi la lumière de la raison (li) par une double discipline : ascèse des passions, non pas négatives comme dans le bouddhisme, mais tendue par le respect (jing), des valeurs morales, et ascèse de la connaissance, sur laquelle Zhu Xi insiste particulièrement, par l'étude assidue de la raison de toutes choses. Cette double discipline développe la sincérité (cheng), à laquelle, comme dans le taoïsme, est ramenée la sagesse, et qui n'est autre que l'accord des comportements avec le sens de l'être universel. Un tel accord procure la sérénité, c'est-à-dire le bonheur, jusque dans la mort. Celle-ci se réduit à la dispersion dans l'éther des éléments constitutifs de la forme matérielle et à l'extinction corrélative de la conscience, la raison d'être du disparu se retrouvant intégralement dans le principe suprême ontologique. Quant aux rites du culte ancestral, ils servent seulement à rendre sensible la participation des descendants vivants au même éther que les individus défunts.

Si cette doctrine a donné au confucianisme le prestige d'une philosophie architecturée d'une manière aussi imposante que le bouddhisme, ce n'est pourtant pas par l'ampleur du dessein de son système que Zhu Xi devait influencer le plus les développements ultérieurs de l'orthodoxie. Les lettrés chinois ont durant des siècles respecté en lui surtout le commentateur des textes canoniques le plus érudit de l'époque des Song et confondu la recherche de la raison des choses, sur laquelle il mettait l'accent, avec la quête d'un savoir exclusivement traditionnel et livresque, à quoi s'est rapidement rétrécie la curiosité qu'il avait lui-même montrée dans tous les formes de la culture de son temps. D'autre part, dans le néo-confucianisme, l'idéal de sincérité, à l'opposé de ce qu'il représentait dans le taoïsme de spontanéité non conformiste, a bientôt pris la signification d'un intégrisme de la vertu qui infecta la mentalité des zélateurs de la nouvelle orthodoxie d'un rigorisme moralisation pire que chez ceux de l'ancienne, et d'autant plus odieux que de la haute spéculation ontologique il retombait à un niveau primaire."

 

Réguler sa conduite

   Un des préceptes principaux de de ZHU XI est de "Réguler sa conduite". Ainsi, dans l'un des quatre livres retenus par le gouvernement officiel, selon le système des examens impérieux, nous pouvons lire cet assez long développement :

"(Entre excès et défaut : apprécier la saveur). Savourer le juste milieu de la régulation. Le Maitre dit : "Pourquoi la voie n'est-elle point pratiquée, je le sais : les savants vont au-delà, les ignorants restent en deçà : pourquoi la voie n'est-elle point mise en lumière, moi, je le sais : les sages en font trop et les autres pas assez. Parmi les hommes, il n'est personne qui ne boive ou ne mange, (mais) rares sont ceux qui savant apprécier la saveur." (François JULLIEN, Zhong Yong ou la régulation à usage ordinaire, Imprimerie nationale, collection Salamandre, 1993).

La voie de la régulation procède d'un équilibrage permanent, mais ce centre idéal échappe à toute description directement positive et conçue de façon abstraite. Le "centre" ne se laisse jamais immobiliser en un pur objet théorique. On ne peut donc l'appréhender, chaque fois, qu'en relation aux deux extrêmes par rapport auxquels il représente le juste milieu ineffable et qui, eux, sont aisément repérables : entre l'excès de ceux qui s'engagent dans une recherche absconse et finissent par sombrer dans l'inconsistance en s'égarant hors du réel et ceux qui, à l'inverse, se contentent d'une vue superficielle et fragmentaire ; entre l'excès de ceux qui sont toujours en quête d'entreprises difficiles et ne conçoivent de but qu'extraordinaire et ceux qui, au contraire, se satisfont toujours de ce qu'ils font sans se préoccuper davantage de ce qu'exige de leur part la situation. Il ne faut rêver d'exceptionnelles prouesses ni se montrer paresseux... Il est à remarquer, d'ailleurs, que la réflexion croise ici les plans de la connaissance et de l'action et les fait réagir l'un sur l'autre : c'est l'excès du point de vue de la connaissance qui aboutit à dédaigner de pratiquer la voie de la régulation, de même que c'est l'excès du point de vue de l'action qui conduit à ne pas reconnaître cette voie pour ce qu'elle est simplement.

Après avoir développé l'activité de ceux qui ont font trop et de ce qui n'en font pas assez, le philosophe insiste sur le caractère ordinaire de l'idéal moral. Il était dit, en tête de l'ouvrage, que la voie à suivre était de se conformer à sa nature foncière (dont tout homme prend suffisamment conscience par lui-même) : c'est pourquoi cette voie "n'est pas loin des hommes", et celui qui dédaigne tout ce qui est proche et commun, pour ne s'intéresser qu'aux entreprises les plus lointaines et les plus difficiles s'écarte d'elle. L'idéal moral et social - l'ordre humain - n'est pas à concevoir à partir d'une norme extérieure à l'homme (comme voudront le faire, par exemple, les théoriciens chinois du "légisme"), mais "à partir de l'homme" puisque aussi bien cette norme est en lui (inscrite comme telle dans sa nature). Il suffira au gouvernant de ramener les autres à ce qu'implique notre nature foncière, commune à tous, sans chercher à leur imposer un projet qui les dépasse et, par là, les contraigne. Dès lors que les autres se corrigent, c'est-à-dire reviennent à la nature, le Sage s'arrête de les influencer. L'idéal n'est pas la révolution, qui veut changer l'homme, mais bien la régulation.

Le traité conclut sur cette idée qui est au coeur de la pensée de la régulation : l'efficacité est d'autant plus grande qu'elle demeure discrète. La voie du Sage n'offre rien de spectaculaire au regard, la nature opère de façon invisible. Il ne faudrait point se méprendre sur le sens de la retenue qui se trouve évoquée : elle n'exprime pas un choix d'humilité mais est la condition du non-épuisement. Ce qui se montre est tôt consommé tandis que ce qui se tient en réserve demeure prégnant. A l'opposé de la saveur dont l'intensité et le pouvoir de séduction sont condamnés à s'aider, le Sage est "fade"" mais ne se "lasse jamais". "Simple", "terne", il ne cesse de réactiver sa richesse intérieure, de laisser émaner son influence. La fadeur du Sage ne possède pas de caractère propre, de trait marqué, rejoint la neutralité du monde dans son fondement. Elle est, tout à fait logiquement, la seule façon dont puisse se manifester la régulation : ne se signalant jamais, de manière sensible, puisque ne donnant lieu à aucune césure ni à aucun écart ; se renouvelant sans cesse, aussi, puisqu'elle se confond avec la marche des choses et que sa "causalité" par là même, est toujours immanente. 

C'est une scrupuleuse attention portée à tout ce qui point dans son for intérieur, mais demeure encore invisible aux autres, qui seule distingue l'homme moral. Toute la suite du développement de ce traité met en rapport le caractère imperceptible du principe et le caractère extensif et patent, de son effet ; d'une part, et selon la diversité des motifs qui fournissent tour à tour les vers du Livre des poèmes, aussi bien le coin le plus retiré de la demeure (de la conscience) que l'instant le plus solennel où communiquent, à l'occasion du sacrifice, l'offrande humaine et le monde des esprits ; d'autre part, l'adhésion générale et constante de tous les sujets (sans que le souverain ait à leur commander), l'absence de toute contention entre les hommes (quand, en silence, s'impose le sentiment d'une présence invisible), ou encore l'encouragement et la crainte éprouvés collectivement au sein du peuple (beaucoup plus forts que s'il fallait user de récompenses ou de châtiments). La rectitude intérieure se répand d'elle-même au-dehors, son exemplarité est d'autant plus grande qu'elle agit insensiblement. Inutile donc de hausser le ton, ou de prendre de grands airs, pour se faire obéir : car cette gesticulation du pouvoir - à grand "bruit" et grand "spectacle" - est quasiment sans effet. Par rapport au simple "bout" que constitue la part visible des processus, l'invisible sert de "fondement" : le visible n'est donc pas coupé de l'invisible, et opposé à lui, mais il en dérive. Car il y a continuité à partir de la souche enfouie de l'arbre jusqu'à l'extrémité dispersée de la ramure, qui s'étale au regard. La sagesse est de procéder en sens inverse : elle est de revenir de la frange perceptible ds phénomènes au point de départ d'où ceux-ci constamment découlent. De remonter jusqu'au coeur de la régulation - jusqu'à la rectitude intérieure du Sage, la marche en silence du Ciel. (Présentation, traduction et commentaires de QI CHONG)

 

Léon VANDERMEERSCH, Zhu Xi, dans Encyclopédie Universalis, 2004. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 1997. QI CHONG, Textes chinois, dans Philosophies d'ailleurs, Les pensées indiennes, chinoises et tibétaines, Sous la direction de Roger-Pol DROIT, Hermann, 2009.

 

Complété le 6 Mars 2013 (Commentaires de QI CHONG). Relu le 8 mars 2021

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3 janvier 2013 4 03 /01 /janvier /2013 10:08

    Toujours en suivant la périodisation d'Anne CHENG, après l'assimilation du bouddhisme vient la progression de ce qu'en Occident nombre d'auteurs ont pris l'habitude d'appeler le néo-confucianisme. Certains n'hésitent pas à voir au tournant de l'an 1000, l'avènement de la modernité chinoise, d'autres un équivalent de la Renaissance européenne. "De même que cette dernière a eu des répercussions, écrit-elle, jusque dans le monde occidental moderne, la mutation qui se produit en Chine au début des Song est porteuse d'une culture qui devait perdurer pendant un millénaire, jusqu'à l'aube du XXe siècle." Elle reprend un grand nombre d'informations de Jacques GERNET tout en précisant l'apport de chacun des philosophes. 

 

Sous les Song...

     Dès le milieu des Tang, au début du VIIIe siècle, s'amorce une transformation capitale dont le ressort est d'abord économique : d'un ordre social fondé sur un réseau de dépendances personnelles, on passe à un autre où les rapports entre les individus sont médiatisés en grande partie par les lois de l'économie monétaire et de la propriété privée. Sous les Song, la propriété foncière, de nature très différente de celle de l'aristocratie Tang, forme l'assise économique principale de la nouvelle "classe mandarinale" dont le destin allait se confondre avec celui de l'empire : "Une classe dont les membres, sur la base d'une culture confucianiste, qui est conçue comme une qualification morale, passant par le système des examens pour accéder à la carrière de fonctionnaire. (...) Elle n'est pas une classe fermée, fondée sur le principe de la naissance, mais une classe ouverte fondée sur celui de l'aptitude, dans les préoccupations de laquelle le savoir joue un rôle de tout premier plan. C'est la perspective ouverte par cette combinaison de la culture, du talent et de l'activité politique qui, jointe au dynamisme social engendré par l'économie monétaire, a produit la vigueur et l'idéalisme exceptionnels de cette classe." (Kenji SHIMADA, 1958, citation dans un article de Jean-François BILLETER, Li Zhi, philosophe maudit (1527-1602), dans Contribution à une sociologie du mandarinat chinois à la fin des Ming, Genève, Droz, 1979). 

Après la longue période de troubles et de fragmentation politique de toute la fin des Tang à partir du soulèvement d'An LUSHAN (entre 755 et 763) et l'époque dite des Cinq Dynasties (907-960), s'ouvre une ère nouvelle. Même si ces dynasties restent en bute constante aux risques d'invasions barbares, elle prône les valeurs civiles propres au trône impérial. C'est en grande partie cet essor de la catégorie lettrée dans un contexte de paix et de prospérité relatives qui explique les sommets de raffinement et de créativité atteints par la culture Song. Avec le développement des concours de recrutement officiels s'imposent de nouveaux besoins d'éducation et la nécessité de créer des écoles. Près de 400 académies privées auraient été créées sous les Song, dont certaines attiraient jusqu'à un millier de disciples ; elles constituaient pour les lettrés des structures propres et autonomes, des lieux d'échanges intellectuels et de pratiques cultuelles. Cet esprit d'initiative inédit est à mettre en rapport avec le relâchement du contrôle strict exercé jusqu'alors par le pouvoir central sur les monastères, ce qui eut pour effet la prolifération d'associations laïques, bouddhistes ou taoïstes, et, parallèlement, d'organisations confucéennes privées, éducatives ou caricatives, intermédiaires entre la cellule familiale et l'administration locale.

De ce besoin éducatif, ainsi que de la nécessité de regagner à des valeurs morales traditionnelles une société acquise à l'égalitarisme du taoïsme et du bouddhisme Mahâyâna, nait un nouvel élan confucéen. Les grands centres du renouveau confucéen se situent dans les zones les plus prospères tant du point de vue économique que démographique vers la fin des Tang et sous les Song. Le développement des techniques de reproduction rapides et bon marché de l'écrit joue dans cette évolution un rôle déterminant, dès la fin des Tang. Les études classiques, quelque peu éclipsées par l'engouement pour le taoïsme et le bouddhisme sous les Tang, reviennent à l'honneur et bénéficient du patronage impérial. On peut voir là un sursaut de la culture savante, rendu possible par l'essor de l'imprimerie, après la longue imprégnation du bouddhisme, qui avait pris pour une large part des formes populaires.

 

   Au milieu du XIe siècle, apparaît sur la scène politique et intellectuelle une nouvelle génération formée dans le sillage des grands hommes d'action du début des Song :  SUN FU (992-1057), HU YUAN (993-1059), SHI JIE (1005-1045)). Notamment les frères SU et les frères CHENG : SU CHI (1037-1101), SU CHE (1039-1112), CHENG YI (1033-1107) et CHENG HAO (1032-1085). La pensée sous les Song du Nord oscille entre culture et principe, entre l'affinement culturel individuel et la foi en la nature humaine.

Dans l'opposition entre WANG ANSHI et SU SHI s'affrontent deux conceptions de l'humanisme confucéen : la conception autoritariste de l'homme d'action dans l'esprit du Xunzi et la conception culturaliste de l'homme du wen. Dans le monde intellectuel des Song du Nord, SU SHI représente un humanisme autant culturel que moral, ancré à la fois dans le wen et dans le Dao, et pratiqué par des lettrés qui ne sont plus d'austères exégètes mais des esprits curieux de tout, à la fois critiques et encyclopédiques. 

 

Sous l'influence de l'esprit des communautés Chan se fait jour un phénomène social et culturel radicalement nouveau dans la Chine des Song : l'émergence d'une communauté confucéenne formant un réseau de relations et se réclamant d'une tradition commune distincte du confucianisme "bureaucratique" courant à l'époque. C'est ainsi que des groupes se forment à partir du XIe siècle, notamment dans le Guanzhong autour de ZHANG ZAI et à Luoyang autour des frères CHANG, se réclamant de l'"étude du Dao" (daoxue). Celle-ci s'affirme par une volonté de retrouver l'accès libre et direct au Dao dont les principes sont implantés dans l'esprit lui-même, par opposition avec la connaissance du Dao reçue par l'intermédiaire de la tradition culturelle telle que la défend SU SHI.

 

Sous les Mandchous...

     Après la défaite des Song face aux Jürchen de Mandchourie (ou JIN, 1115-1234) et la restauration en 1127 de la dynastie au Sud, à Lin'an (actuelle Hangzhou), il ne reste aux lettrés, encore sous le choc de la perte du berceau culturel chinois, qu'à tirer les leçons des divers courants du XIe siècle. Alors que la dynastie avait commencé sur de vastes programmes de réformes à l'échelle de l'empire, l'élite intellectuelle des Song du Sud se contente d'agir sur le plan local pour répondre au souci éducatif resté prédominant.

La figure de ZHU XI se dégage dans sa région d'origine, l'actuelle province côtière du Fujian. Il s'inspire de quelques penseurs des Song du Nord, compile leurs écrits (Jinsi lu, Réflexions sur ce qui nous touche de près), collabore avec son ami LÜ ZUQUIAN (1137-1181). C'est ce dernier qui organise en 1175 sa fameuse rencontre avec LU JIUYUAN au monastère du Lac de l'Oie dans l'actuel Jiangxi, au cours de laquelle se tint l'un des plus célèbres débats philosophiques de l'histoire chinoise. Les discussions y portent sur deux points :

- d'une part, LU XIANGSHAN et son frère aîné LU JIULING ( 1132-1180) reprochent à ZHU XI d'accorder trop d'importance au savoir livresque et à l'exégèse, le mettant au défi de dire quels livres il pouvait bien y avoir à lire dans les temps reculés avant les sages YAO et SHUN ;

- d'autre part, une discussion sur l'ordre des hexagrammes des Mutations fournit à LU XIANGSHAN l'occasion de se lancer dans un long développement sur son thème préféré, l'esprit originel.
Au XIIe siècle, le daoxue est représenté par une communauté active, regroupée autour de maîtres comme ZHU XI, LÜ ZUQUIAN, LU XIANGSHAN, ZHAND SHI (1133-1180).

Par delà la référence au mode de transmission des maîtres CHAN, les yulu (conversations mises par écrit) renvoient aux maîtres de l'antiquité, CONFUCIUS et MENCIUS, dont seul l'enseignement oral fut transmis par leurs disciples ; ils forment la plus grande partie du corpus confucéen à partir des Song, à tel point que dans le courant issu de LU XIANGSHAN l'expression écrite est  quasiment abandonnée. A partir de la fin du XIe et pendant tout le XIIe siècle, l'"étude du Dao" (daoxue) tend à céder le pas à la "transmission légitime du Dao", sur le modèle de la légitimité dynastique fondée sur la réception du mandait céleste. 

 

Remaniements intellectuels sous la dynastie mongole....

   Pour la classe lettrée, l'avènement de la dynastie mongole des Yuan (1264-1368) est une traumatisme majeur. Pendant tout le siècle que dure leur domination, elle est tenue à l'écart du pouvoir politique et idéologique, la voie de recrutement par examens lui étant pratiquement coupée. "Dans un empire où les Mongols régnaient en maîtres absolus, ne confiant aux Chinois que des fonctions subalternes, écrit Jacques GERNET, il est normal que les conquérants aient montré peu d'intérêt pour la culture de leurs sujets (...) Aussi bien les faveurs accordées à l'école "néo-confucéenne" des Song ne doivent-elles pas faire illusion. Elles sont intervenues tardivement au début du XIVe siècle". Même après le décret de 1313 déclarant orthodoxes les interprétations de ZHU XI sur les classiques et le rétablissement des concours mandarinaux en 1315, la discrimination à l'égard des Han et des Chinois du Sud se fait encore sentir. En revanche, à partir de la domination mongole, l'espace chinois se trouve traversé par une circulation sans précédent d'ethnies, de cultures, de religions très diverses : le bouddhisme lamaïste tibétain devient prépondérant à la cour mongole tandis que des communautés musulmanes s'implantent dans le Grand Ouest et le Sud. Les premières missions chrétiennes, notamment franciscaines, qui font alors leur apparition restent cependant ponctuelles et sans lendemain jusqu'à la grande "offensive" jésuite du XVIIe siècle. 

 

      L'écroulement de la dynastie Song en 1279 devant l'envahisseur mongol, qui ébranle profondément la vision idéaliste et universaliste du daoxue, provoque un repli sur la quête individuelle de sainteté chez ceux qui, comme LIU YIN (1249-1293), choisissent la retraite. D'autres acceptent de servir la dynastie mongole. C'est le cas de XU HENG (1209-1281) qui contribue ainsi à imposer la ligne de ZHU XI au détriment de celle de LU XIANGSHAN, peut-être trop méridionale et individualiste pour avoir la faveur de la cour mongole au nord. Un compromis entre les deux extrêmes de l'érémitisme et de la collaboration avec l'occupant est représenté par WU CHANG (1249-1333) qui finit par occuper brièvement un poste à l'Académie impériale Hanlin, créée pour fournir à la cour des lettrés versés en littérature et en érudition classiques.

 

Renouveau de l'identité chinoise sous les Ming...

       La dynastie des Ming (1368-1644) s'ouvre sous le signe de la restauration de l'identité chinoise, de la reconstruction et de l'expansion territoriale, ainsi que d'un dynamisme économique en contraste flagrant avec le durcissement de l'autorité impériale. Peut-être, estime toujours Anne CHENG, est-ce dans le prolongement de l'autoritarisme mongol que les Ming renforcent la centralisation du pouvoir dans les mains de l'empereur en créant un Secrétariat impérial susceptible de se substituer aux organes réguliers de gouvernement. Ce conseil privé tombe à plusieurs reprises sous le contrôle des eunuques qui tendent à isoler l'empereur des traditionnelles courroies de transmission que sont les lettrés-bureaucrates. Toute la dernière phase de la dynastie est marquée par de tragiques luttes pour le pouvoir entre ces deux groupes d'influence.

La montée du despotisme impérial après les Song s'appuie sur la tradition dite "Cheng-Zhu" érigée en orthodoxie qui sert de base aux examens d'État et aux leçons dont les empereurs sont abreuvés par leurs conseillers confucéens. Comme celle des Han, la dynastie des Ming est fondée par un chef d'insurrection populaire, ZHU YUANZHANG (HONGWU) (1368-1398) qui justifie son intérêt pour ZHU XI par le fait qu'il porte le même patronyme!  Sous le règne de YONGLE (1403-1424) s'achève la compilation par HU GUANG (1370-1418) et d'autres membres de l'Académie Hanlin de compendia néoconfucéens essentiellement destinés à la préparation des examens mandarinaux : la Grande Somme sur la nature et le principe, la Grande Somme sur les Cinq Classiques et la Grande Somme sur les Quatre Livres.

Cette dernière, en particulier, devient le texte de base des compositions d'examen "en huit parties" consistant à développer en huit paragraphes le sens d'une citation tirée d'un Classique. Ce genre donne lieu à la pire espèce de "bachotage", de compétition et d'activisme chez les candidats et constitue la cible privilégiée des détracteurs des examens jusqu'à leur abolition définitive en 1905. En constituant la matière même des concours de recrutement  de la bureaucratie impériale, l'étude des Classiques, imposée dès les Han, devient plus que jamais un enjeu de philosophie politique et politique tout court central, qui fait confondre son destin avec celui de l'empire.

 

En marge de l'idéologie officielle, l'idéal érémitique se perpétue même après la chute de la dynastie mongole en 1368, chez des confucéens comme WU YUBI (1392-1469). Ses notes au jour le jour (Rilu) font apparaître une préoccupation qui devient centrale chez les penseurs des Ming pour ce qui est "l'action pratique de tous les jours" (riyong), soit le quotidien de la quête de sainteté. Chez HU JUREN (1434-1484), on retrouve des pratiques devenues courantes comme la composition de liste de lectures édifiantes et, de même que chez WU YUBI, la tenue d'un journal spirituel pour faire son examen de consciences. La philosophie de la première moitié des Ming, qui se caractérise par une quête spirituelle en dehors des cadres constitués du savoir livresque, de la structure hiérarchique et de la morale ritualisée, est empreinte d'une grande religiosité.

    Le lien entre l'Homme et le Ciel une fois rétabli par le renouveau confucéen des Song, se fait jour, dans le prolongement de l'influence bouddhique, un besoin de recentrement sur l'esprit. Après avoir commencé par étudier auprès de WU YUBI, CHEN XIANZHANG (1482-1500) (le maître de Baisha - "Sable blanc") rejette rapidement l'influence "néo-confucéenne" de son maître pour redécouvrir, au terme d'une quête spirituelle solitaire, les ressources de l'esprit en rapport direct avec le principe céleste. L'influence de CHEN XIANZHANG s'exerce sur son disciple préféré, ZAN RUOSHUI (1466-1560), qui entretient de nombreux échanges intellectuels avec WANG YANGMING et qui préconise l'"expérience du principe céleste partout où l'on se trouve".

 

Une philosophie naturaliste...

     Jacques GERNET rapporte dans cette période la constitution d'une philosophie naturaliste, après l'hégémonie bouddhique. Le XIe siècle est celui d'une grande effervescence intellectuelle dans laquelle se mêlent les préoccupations pratiques de la formation des hommes et de la gestion de l'État, une volonté de moralisation générale de la société, en même temps que le désir d'établir une interprétation générale de l'univers, et, chez certains, préoccupés de cosmologie, l'influence des traditions ésotériques du taoïsme. Le siècle est surtout célèbre pour avoir donné naissance au mouvement connu en Occident sous le nom de "néo-confucianisme", et qui, bien loin d'être encore une orthodoxie, s'exprime longtemps dans des courants divers. très hostile au bouddhisme, il est très influencé par ses méthodes d'enseignement, ses institutions et sa philosophie. Ses adeptes entendent revenir à la vraie tradition lettrée, interrompue depuis MENCIUS, dernier héritier de CONFUCIUS, et tirer des Classiques une philosophie implicite qui permettrait d'assurer l'harmonie sociale et le "bon" ordre politique.

L'idée d'un retour aux sources vives de la tradition chinoise et aux Classiques, délaissés depuis les Han, est déjà exprimée par HAN YU (768-824) et par LI AO. La nouvelle philosophie entend tirer sa lointaine origine de la réaction "nationaliste" qui fait suite, après la fin du VIIIe siècle, à l'invasion des modes et des influences étrangères et à la rébellion de NA LUSHAN tenues pour responsables du déclin de la dynastie des Tang. Ce que le XIe siècle apporte de nouveau, c'est un éclairage propre à cette époque d'optimisme et de renouveau, de vif essor de l'économie et d'extension des classes lettrées : la croyance aux bienfaits de l'éducation et de la rigueur morale, à la possibilité de réformer la société et le système politique.

C'est aussi une volonté de systématisation, la recherche d'une explication totale de l'univers qui puisse être substituée à celle de la religion et de la philosophie bouddhiques. La grande question chez les penseurs du XIe siècle est celle de l'intégration de l'homme au cosmos, de l'identification de la nature humaine et de l'ordre universel. Cette nouvelle philosophie proclame la complémentarité et l'opposition de la notion d'énergie universelle, le qi, à l'origine du yin et du yang (eux aussi opposés et complémentaires), et d'un principe d'organisation des choses et de l'univers, le li, conçu en même temps comme la source d'une moralité innée. Reflétant sans doute, estime toujours Jacques GERNET, dès l'origine les fonctions d'organisation et de production si accentuées dans la société chinoise, le néo-confucianisme  devait servir de justification à la soumission des plus faibles. Elle connaît des développements jusqu'à l'époque contemporaine, suivant que l'accent sera mis sur le perfectionnement individuel et le principe d'ordre cosmique, ou sur la notion d'énergie primordiale, ou même encore sur l'intuition directe de l'absolu à la mode du bouddhisme chan. Certains penseurs sont passionnés par le problème de l'évolution cosmique, des cycles temporels et de l'harmonie universelle.

      Désignée sous les noms de xinglixue (école de la nature humaine et du principe d'ordre), de lixue ou de liqixue (étude du principe d'ordre et de l'énergie universelle), l'école de ZHU XI et des frères CHENG est contestée à la fin du XIIe siècle et concurrencée par d'autres courants de pensée, principalement celui que représente LU JIUYUAN (1140-1192) pour lequel, suivant une optique qui évoque celle de l'école bouddhique Vijnânavâda, le monde est une simple extension de l'esprit (xin), de telle sorte que tout est affaire d'introspection et de rigueur morale. Les conceptions de ZHU XI se figent en orthodoxie aux XIVe et XVe siècles, à la façon de notre philosophie aristotélicienne du Moyen-Âge, mais n'empêchent pas le développement d'autres courants de pensée.

 

Des difficultés de cerner les philosophies chinoises pour les Occidentaux...

    Jacques GERNET partage avec beaucoup d'autres sinologues la conviction que la philosophie chinoise est d'un abord délicat. Car toute traduction de ses termes engage aussitôt dans l'univers des notions et des concepts qui nous sont familiers. Certains critiques modernes, en définissant le courant de pensée représenté par ZHU XI comme rationaliste et le courant opposé de LU JIUYUAN et WANG YANGMING (WANG SHOUREN, 1492-1529) comme idéaliste, introduisent d'emblée dans la pensée chinoise une opposition qui est propre à la philosophie occidentale. Mais cette distinction n'a guère de sens, car l'originalité de la pensée chinoise réside précisément dans le fait qu'elle refuse toute séparation tranchée entre sensible et intelligible, matière et esprit, théorie te pratique. Il y a donc plus souvent chez les penseurs chinois des oppositions de tendances, parfois très vives, que des oppositions théoriques. Pour certains, comme LU JIYUAN, influencé par la thèse bouddhique de l'irréalité du monde, rien n'existe en dehors de l'esprit et c'est donc le perfectionnement moral qui seul importe (conception qui domine à partir du XIIIe siècle et plus encore à partir de l'occupation mongole). D'autres, au contraire, comme les utilitaristes de l'école de WENZHOU au Zhejiang, affirment la primauté de l'action et la réalité du monde des objets. La question est donc celle de l'équilibre entre connaissances positives et action d'une part, perfectionnement moral et intuition d'autre part. Ces problèmes ont assurément un intérêt philosophique, mais ils ne revêtent pas en Chine les formes qui sont familières à la philosophie occidentale. 

 

Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Éditions du Seuil, 2002. Jacques GERNET, Le monde chinois, tome 2. L'époque moderne, Xe siècle-XIXe siècle, Armand Colin, 2006.

 

PHILIUS

 

Relu le 11 mars 2021

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6 octobre 2012 6 06 /10 /octobre /2012 08:29

   Le philosophe, musicien, musicologue et sociologue allemand Theodor WIESENGRUND-ADORNO fait partie de l'ensemble des intellectuels regroupés sous le nom de l'École de Francfort, qui élabore une critique de la société et de la civilisation, la théorie critique. Théoricien de la Nouvelle Musique, introducteur de la notion interdisciplinaire d'industrie culturelle, il écrit ses ouvrages d'abord en Allemagne (des compositions musicales aux essais philosophiques, notamment L'actualité de la philosophie en 1931), aux États-Unis (à partir de 1933, opéra, et oeuvres politiques et sociologiques, notamment Sur le jazz en 1935, Dialectique de la Raison avec Max HORKHEIMER en 1943...) puis de nouveau en Allemagne après la guerre jusqu'à la Dialectique négative en 1966.

En désaccord avec la gauche allemande, installé dans le monde universitaire, il est en contradiction, en refusant de suivre une contestation (1968) qu'il ne comprend visiblement pas, avec sa pourtant critique radicale de la société. Ses oeuvres, d'une lecture difficile (souvent en dehors d'un cadre-repère hypothèses-développements-conclusions) déjà pour le public allemand, encore plus pour le public français, occupent néanmoins une grande place dans la philosophie européenne, ne serait-ce que par le fait que nombre d'auteurs européens (dont Jurgens HABERMAS) prennent pour point de départ sa discussion sur la Raison ou sur la culture. Influencé par le freudo-marxisme et de culture marxiste lui-même, tout en étant critique vis-à-vis des régimes qui dans les pays de l'Est se réclament du marxisme, Theodor ARDONO est souvent considéré comme un philosophe et un sociologue pessimiste sur l'évolution de la société. Son oeuvre gagnerait à être plus étudiée, notamment dans la perspective des réflexions sur le conflit.

 

Des oeuvres d'esthétique, de sociologie, de sociologie...

    Ses oeuvres (autre que musicales) peuvent être partagées entre plusieurs disciplines : esthétique, sociologie, philosophie, même si ce découpage peut paraître artificiel (il l'est!) :

- En philosophie, ses oeuvres majeures sont La Dialectique de la Raison (avec Max HORKHEIMER, 1944), Philosophie de la nouvelle musique (1948), Essai sur Wagner (1952), Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1949), Trois études sur Hegel (1963), Jargon de l'authenticité. Sur l'idéologie allemande (1965), Dialectique négative (1966) ; L'actualité de la philosophie et autres écrits (premiers écrits) (réédité sous la direction de Jacques Olivier BÉGOT, Éditions rue d'Ulm, 2008)... 

- En esthétique, en fait surtout sur la musique, nous pouvons ranger Prismes (1955), Figures sonores (1959), Moments musicaux (1964), Musique de cinéma (avec Hanns EISLER, 1969), Théorie esthétique (1970, écrit inachevé)...

- En Sociologie, nous pouvons lire La psychanalyse révisée, Études sur la personnalité autoritaire (avec Else FRENKEL-BRUNSWIK, Daniel J. LEVINSON, R. NEVITT-SANFORT, 1950), Introduction à la sociologie de la musique (1962), le caractère dans la musique et la régression de l'écoute (1938)...

   Entre ces ouvrages se place de nombreux écrits sur la Littérature : Notes sur la littérature (1958, 1961, 1965, 1974), Mots de l'étranger et autres essais, Notes sur la littérature II...

De nombreux travaux ne sont pas traduits en français. Un grand nombre est toutefois disponible dans Oeuvres complètes (sous la direction de Rolf TIEDEMANN, en 20 volumes, Suhskamp (1970-1980))

 

Un théoricien de sociologie de l'art et de la musique, un critique de la société de consommation...

   C'est surtout en tant que philosophe, théoricien de l'art et de la musique qu'il contribue avec Max HORKHEIMER (1895-1973) à orienter à partir de 1931 l'Institut de recherche sociales de Francfort, vers une théorie critique du présent, dénonciation de tous les effets d'intégration sociale et culturelle de la société de rentabilité. Mais c'est par l'ensemble de ses nombreux travaux qu'il alimente une longue querelle (que l'on a pu qualifié de querelle allemande), notamment avec Karl POPPER en 1961, sur le positivisme dans les sciences sociales. Theodor ARDONO, pour qui "ce qui pourrait être différent n'a pas encore commencé" (Dialectique négative), objecte à Karl POPPER que "le renoncement à une théorie critique de la société est une démission : on n'ose plus penser l'ensemble parce qu'on désespère de le changer".(Philosophes et Philosophies).

 

Minima Moralia

    Ce sont les réflexions sur la vie "mutilée", exposée dans son Minima Moralia, de 1951, qui renferme le point de départ et l'une des plus pressantes réflexions du philosophe allemand. Tout ce qui faisait la vie est devenu une affaire privée, ne relève plus que de la consommation, à la remorque du processus de production matérielle. La critique dialectique part par exemple de l'existence individuelle et pénètre le contenu de la culture moderne en regardant le négatif en face là où règne la positivité du système en place. Dans ce texte fondateur de la Théorie critique, commencé en exil en Amérique et achevé en 1949, il explique que "dans le milieu du XXe siècle, une vie bonne et honnête n'est pas possible dans une société inhumaine. Il l'exprime surtout dans des aphorismes, passant d'expériences quotidiennes à idées troublantes... Il montre comment les plus petits changements dans le quotidien sont en relation avec des événements plus catastrophiques du XXe siècle.

    Le point central de Minima Moralia, abordé allusivement, comme précautionneusement, mais qui irradie toute sa pensée, est la politique d'extermination des juifs : "le néant que les camps de concentration ont infligé aux sujets atteint maintenant la forme même de la subjectivité" et "toute reconstruction de la civilisation" est désormais impossible. Il s'agit donc pour lui de dénoncer les symptômes gangrenant une société de masse que l'on pourrait qualifier de post-bourgeoise, au sens où même les quelques valeurs que la bourgeoisie avait su préserver (avant tout son propre intérêt) ont disparu, "cas les modes d'existence bourgeois sont conservés de façon rigide, alors que les conditions économiques dont ils dépendent ne sont plus". Ces symptômes sont multiples, et plus ou moins apparents. Il est ainsi devenu "impossible d'habiter" : le confort lui-même dicte nos habitudes mentales et les objets qui nous entourent préfigurent une brutalité déjà fascisante. De même nous ne connaissons plus le "tact" ou la politesse, "extériorité" imposée par la sociabilité, mais qui permettait à l'individu de se préserver et désormais la "conversation" est morte, et les mots ne sont plus qu'instruments de lutte ou de pouvoir. Un "bonheur sur ordonnance" nous est imposé avec le concours de la psychanalyse comme seul idéal : "en buvant sec et en faisant l'amour dans les limites hygiéniques de ce qui s'appelle maintenant "le sexe". Pourtant, même si ARDONO déclare dans sa Dédicace, s'efforcer (s'inscrivant ici dans la tradition d'une sagesse philosophique, celle de SOCRATE ou des stoïciens) de tracer la voie d'une "juste vie", les remèdes que nous pourrions envisager contre cette nouvelle peste sont en définitive ici bien rares. (Thierry CECILLE).

 

La Dialectique de la raison

     La Dialectique de la raison, Fragments philosophiques constitue une oeuvre charnière, qui ne rencontre pas d'audience réelle avant les années 1960. Le livre est une véritable déconstruction des concepts et des valeurs sur lesquels s'est fondé le monde occidental depuis l'âge des Lumières. Raison, progrès, civilisation : quel sens donner à ces mots, alors que deus guerres mondiales, l'apparition des régimes totalitaires, la métamorphose de l'homme ne s'est accomplie que conjointement à la violence et à la domination.

Théodor ADORNO et Max HORKHEIMER explorent cette logique, sans renoncer aux instruments qui sont les leurs, pour une grande part inspirés du marxisme. Battue en brèche de toutes parts sur les plans social, politique, historique, théorique, la rationalité doit en effet être maintenue : "la liberté est inséparable du penser éclairé". Cet exercice malaisé oblige à de subtiles analyses, difficilement compatibles avec les anciens schémas toujours en cours. Suivant la méthode d'Emmanuel KANT, il s'agit de juger la raison à son propre tribunal, de lui montrer ses propres limites, de la rappeler aux tâches qu'elle doit instaurer et auxquelles, par nature, elle a tendance à renoncer. Par exemple, s'il apparaît que c'est grâce à la raison que l'homme s'affranchit de la nature, cette même raison n'en contribue pas moins à son asservissement à la rationalité économique qui lui aura permis de se libérer. "Tandis que l'individu disparait devant l'appareil qu'il sert, il est pris en charge mieux que jamais par cet appareils même." Ce sont ces contradictions que les deux auteurs s'efforcent de mettre au jour.

La première partie de ces études, "Le concept d'Aufklärung" (les Lumières en allemand ou les Lumières allemandes...), fournit les bases théorique du livre : "Le mythe lui-même est déjà Raison et la Raison se retourne en mythologie". En se sécularisant, la raison conserve les traits de ce dont elle semblait se séparer : "l'animisme avait donné une âme à la chose, l'industrialisme transforme l'âme de l'homme en chose". Un tel retournement dialectique a pour effet de "désenchanter" les espoirs qu'avaient pu faire naître les Lumières. "L'égalité répressive", "l'égalité dans le droit à l'injustice", qui culminera dans le nazisme, réduit les individualités à une mesure commune que la raison des modernes  a théorisée. La domination du réel s'avère corrélative de l'insurrection d'une raison devenue purement instrumentale, et qui se met au service des forces répressives les plus archaïques. "Se croyant à l'abri du mythe", la raison se transforme en "rituel" soumettant tout, y compris les pratiques a priori les plus rebelles à sa domination. "Organe de la finalité", la raison devient moyen, "instrument universel" et non plus fin, vérité, comme les philosophes des Lumières pouvaient encore en avoir l'illusion. Les deux digressions ajoutées au premier chapitre ("Ulysse, ou mythe et Raison" et "Juliette, ou Raison et morale") radicalisent et illustrent de façon paradoxale, les thèses des auteurs sur la domination rationnelle de la nature, qui aboutit à niveler "toutes les antinomies de la pensée bourgeoise, surtout celle entre rigueur morale et amoralité absolue". La deuxième partie, plus fragmentaire, traite de "la production industrielle des biens culturels". Sont visés avant tout la radio et le cinéma, qui "conforment la victoire de la raison technologique sur la vérité". Instruments régressifs de domination, ces médias ne cessent de frustrer les spectateurs de cela même qu'ils sont censés leur apporter. "Les oeuvres d'art sont ascétiques et sans pudeur, l'industrie culturelle est pornographique et prude." L'autodestruction de la raison est thématisée dans le dernier chapitre "Éléments de l'antisémitisme. Limites de la raison". Le racisme devient "auto-affirmation de l'individu bourgeois intégré dans la collectivité barbare". L'irrationalisme qu'il professe n'est qu'un des avatars de la "dialectique de la raison" qui s'est retournée contre elle-même en niant "l'homme en tant que personne, en tant que représentant de la raison". Enfin, les "Notes et esquisses" qui concluent le livre sont à rapprocher des textes écrits à la même époque par Theodor ADORNO et publiés en 1951 sous le titre Minima Moralia. Le recours au fragment, qui tend à l'aphorisme (ce qui complique le travail de traduction...), devient expression d'une pensée exacerbée par la cruauté des temps, les mensonges, la soumission à l'inacceptable : "Même l'arbre en fleur ment, dès l'instant où on le regarde fleurir en oubliant l'ombre du Mal." (Francis WYBRANDS)

Nous pouvons lire dans l'Introduction faite par les deux auteurs ce passage suivant : "Le rapport de dépendance de l'homme moderne avec la nature ne peut être séparé du progrès. L'accroissement de la productivité économique qui, d'une part, crée les conditions d'un monde meilleur, procure d'autre part à l'appareil technique et aux groupes sociaux qui en disposent une supériorité immense sur le reste de la population. L'individu est réduit ) zéro par rapport aux puissances économiques. En même temps, celles-ci portent la domination de la société sur la nature à un niveau jamais connu. Tandis que l'individu disparaît devant l'appareil qu'il sert, il est pris en charge mieux que jamais par cet appareil même. Au stade de l'injustice, l'impuissance et la malléabilité des masses croit en même temps que les quantités de biens qui leur sont assignés. L'élévation du niveau de vie des classes inférieures, considérable sur le plan matériel et insignifiante sur le plan social, se reflète dans ce qu'on appelle hypocritement la diffusion de l'esprit. Son véritable intérêt serait la négation de la réification. Mais l'esprit ne peut survivre lorsqu'il est défini comme un bien culturel et distribué à des fins de consommation. La marée de l'information précise et d'amusements domestiqués, rend les hommes plus ingénieux en même temps qu'elle les abêtit."

 

Dialectique négative

     Dialectique négative, qui rappelle la manière de philosopher des auteurs grecs anciens, est l'oeuvre maîtresse de Théodor ADORNO. Il reprend les grands thèmes de la réflexion sur la Raison. Dans une longue Introduction, il justifie la possibilité de philosophie et son intérêt, malgré la difficulté des méandres de l'argumentation, jusqu'au vertige, comme il l'écrit.

A un moment, sur la Fragilité du vrai, nous pouvons lire : "Le démontage des systèmes et du système n'est pas un acte épistémologique formel. Ce que le système voulut jadis procurer aux détails ne doit être recherché qu'en eux. Ni que cela s'y trouve ni que cela existe n'est à l'avance garanti à la pensée. C'est ainsi seulement que le propos dont on abuse constamment selon lequel le penser s'arrête à ce qu'il y a de plus infime. Il ne s'agit pas de philosopher sur le concret mais bien plutôt à partir de lui. Mais on soupçonne l'abandon à l'objet spécifique de ne pas être une position claire. Ce qui est différent de l'existant passe pour de la sorcellerie à ses propres yeux alors que dans le monde faux, la proximité, la patrie et la sécurité sont pour leur part des figures de l'emprise. Avec elle les hommes craignent de tout perdre parce qu'ils ne connaissent aucun autre bonheur, pas même un bonheur de la pensée, sinon celui de pouvoir se tenir à quelque chose, non-liberté perpétuelle. On demande au moins un peu d'ontologie au sein même de sa critique ; comme si la moindre intelligence à découvert n'exprimait pas mieux ce qui est voulu qu'une déclaration of intention qui reste sans suite. En philosophie se confirme une expérience que Schönberg nota à propos de la théorie traditionnelle de la musique : on n'y apprend vraiment que de la façon dont un mouvement commence et se termine, rien sur lui-même, sur son développement. De manière analogue, le faudrait que la philosophie ne se ramène pas à des catégories mais en un certain sens qu'elle se mettre à composer. Elle doit au cours de sa progression se renouveler constamment, de par sa propre force aussi bien qu'en se frottant à ce à quoi elle se mesure ; c'est ce qui se passe en elle qui décide et non la thèse ou la position ; le tissu et non, déductive ou inductive, la marche à ses unique de la pensée. C'est pourquoi la philosophie est essentiellement irrésumable. Sinon elle serait superflue ; le fait que la plupart du temps elle se laisse résumer, parle contre elle.(...)". Il est réellement impossible de résumer cette oeuvre, sinon qu'elle rassemble, de manière dense toutes ses méditations philosophiques.

 

La première esthétique marxiste

     Theodor ADORNO est d'une importance incontournable pour la musique par le fait qu'il s'agit d'une première esthétique marxiste dans son ensemble et que cette esthétique s'est voulue, par endroits, sociologique.

C'est pour cela qu'il est difficile de classer ses oeuvres centrées sur la musique dans des disciplines cloisonnées. Sa Théorie esthétique est la synthèse de travaux, en particulier sur la musique, qui ont préoccupé les réflexions de toute sa vie. Cette oeuvre prend sa source dans celle de Walter BENJAMIN en l'approfondissant davantage et en la systématisant. Dans sa démonstration sur les effets de la rationalisation dans le monde moderne, il en arrive à la conclusion qu'il y a un appauvrissement progressif de la valeur et de l'art. L'art ne devient alors que le témoin de l'envahissement de la rationalisation de la vie quotidienne et sociale. Aliénation et réification sont les principes sous-jacents à la rationalisation. Cette conséquence de la rationalisation bascule cependant à un moment donné dans une démarche irrationnelle. Ce processus se retrouve dans la musique. Il décrit ce processus dans Philosophie de la nouvelle musique comme "un système de domination de la nature dans la musique, qui répond à une nostalgie du temps primitif de la bourgeoisie : "s'emparer par l'organisation de tout ce qui sonne, et dissoudre le caractère magique de la musique dans la rationalité humaine." Il s'agit donc pour lui de réfléchir sur le statut de la musique et du fait musical dans le monde contemporain qui est lié à la "dialectique de la raison". La musique, quant à elle, échapperait en partie à la raison et c'est pour cela qu'il définit l'art et la musique comme le particulier, le non identique, la non mimesis, ce qui lui permet d'être autonome ; mais en même temps c'est un fait social qui ne peut, en conséquence, échapper à certains aspects de la rationalisation. L'art et la musique, possédant un caractère ambigu, il faut pouvoir abolir la barrière qui se trouve placée entre l'approche esthétique de l'oeuvre d'art et l'approche strictement technique. Ces deux approches paraissent au musicologue allemand inséparables et c'est pourquoi il faut aborder la musique par la rationalisation (les aspects techniques) avec ses conséquences esthétiques, et inversement comprendre en quoi le créateur apporte sa subjectivité dans les obligations de la technique. C'est dans cette perspective qu'il étudie le concept de "force productive", notamment dans Sociologie de la Musique (Musique en jeu n°2, Le Seuil, mai 1971). Il définit ce concept comme la composition, l'interprétation et la reproduction mécanique. A son avis, une médiation peut exister entre la musique considérée comme force productive, et les rapports de production, "conditions économiques dans lesquelles sont tenues chaque son, et la réaction à chacun d'entre eux". Ceci suppose qu'ils peuvent être variablement interdépendants et pas obligatoirement antagonistes. 

L'évaluation du fait musical devient alors légitime et est même un impératif. Le jugement de valeur est d'ailleurs la seule démarche efficace pour analyser rigoureusement les rapports de la musique avec la société. Ces jugements de valeur ne sont pas des a priori, mais le résultat d'une "analyse immanente" des oeuvres qui prend en compte leur rapport à la société à laquelle ils appartiennent et ce même si les oeuvres ne sont guère comparables entre elles car "il est incontestable que les matériaux historiques et leur maîtrise, la technique progressent. Des découvertes comme (...) la polyphonie en musique en sont les exemples les plus évidents. (...) Toutefois ce progrès évident n'est pour autant et seulement  un progrès de la qualité (...) On peut discuter à l'infini de la question de savoir si la domination du matériau chez Beethoven est une progrès par rapport à celle de Bach ; l'une et l'autre maîtrisant parfaitement le matériau dans des dimensions différentes. la question de savoir lequel des deux est supérieur est oiseuse" (Théorie esthétique). Chaque oeuvre d'art a une valeur esthétique et un "contenu de vérité" à condition de procéder à une analyse qui associe le rapport de l'oeuvre à la société et à ses lois d'organisation interne.

Theodor ADORNO évalue fréquemment les oeuvres dans différents ouvrages pour bien montrer qu'en définitive l'analyse esthétique est devenue une science normative. L'histoire du fait musical s'inscrit bien dans un statut de rationalité qui permet de l'analyser. Mais pour le faire, il faut admettre le fondement historique et social des codes musicaux, c'est-à-dire "le contenu idéologique immanent de la musique" comme il l'écrit dans Réflexions en vue d'une sociologie de la Musique (Musique en jeu n°2, le Seuil, 1972). 

Le philosophe et sociologue de la musique affirme que l'autonomie de la musique est menacée au sein de la société contemporaine. Il craint un déclin de l'art musical et l'explique par le fait que "c'est seulement à l'époque du film sonore, de la radio et des slogans publicitaires mis en musique, que la musique précisément dans son irrationalité a été accaparée par la radio commerciale. Mais  devenue totalitaire, l'administration industrielle du patrimoine culturel étend son pouvoir même sur l'opposition esthétique. La toute-puissance des mécanismes de distribution, dont disposent la camelote esthétique et les biens culturels dépravés, comme aussi les prédispositions socialement créées chez les auditeurs, ont, dans la société industrielle au stade tardif, amené la musique radicale à un isolement complet" (Philosophie de la musique).

Cette influence nuisible à la musique de la rationalisation se manifeste sous plusieurs aspects :

- L'aspect le plus négatif qu'il met en évidence est l'aliénation. Les procédés de composition se standardisent  et l'oeuvre musicale devient une marchandise réifiée qui est "réduite par l'administration à ce niveau de production marchande qui se cache derrière la volonté des consommateurs, laquelle, manipulée et multipliée, converge il est vrai vers les tendances du pouvoir" (Réflexions en vue d'une sociologie de la musique). La production industrielle de marchandises est l'aboutissement de ce processus et marque le pouvoir de la raison instrumentale et technique sur la création musicale. Ainsi, du mot "musique" il ne reste que le nom et le souvenir. En contrepartie, la rationalisation peut parfois avoir des aspects positifs lorsque, par exemple, l'art musical accède à l'autonomie ;

- La dimension historique du fait musical dans le rapport musique/société va dans le même sens. C'est le matériau qui est à l'origine de cette analyse car il est la base même de l'écriture musicale : c'est le moment où la musique n'a encore aucune qualité et qu'elle rassemble autour d'elle l'ensemble des éléments nécessaires à sa production et à l'organisation des sons en fonction de l'époque où elle est créée. Ce matériau peut prendre la forme d'éléments de la théorie musicale ou de règles de composition à une époque donnée. Il faut inclure, avec la théorie musicale et les règles esthétiques, l'ensemble des moyens de production musicale spécifique d'une société donnée, ainsi que les médiations qui le composent. Le philosophe note que la musique nécessite un nombre beaucoup plus importants de médiations que les autres arts : le timbre des instruments, la situation sociale des interprètes, les phénomènes acoustiques des liens de concert à une époque donnée et à une société donnée. C'est pourquoi il considère que "tous ces traits spécifiques sont les stigmates du processus historique", et que l'utilisation de tous ces matériaux par le musicien définit sa musique dans une dimension historique. 

- La musique se caractérise aussi avec les réactions du public : "elle entretient une relation double avec son objet : interne et externe" (Réflexions en vue d'une Sociologie de la musique). La sociologie doit, selon Theodor ADORNO, mettre en évidence "ce qui est inhérent à la musique en soi en tant que sens social et les positions et la fonction qu'elle occupe dans la société". Il aborde donc l'oeuvre musicale comme étant caractérisée par deux rationalités contradictions : l'organisation des formes, la logique interne à l'oeuvre puis la seconde logique, externe à l'oeuvre, qui dépend d'une concept technique. Toutefois ces deux caractéristiques sont complémentaires et la suppression de l'une d'entre elles entraînerait la mort de la musique (uniformisation ou mutisme). Les récepteurs ne prennent plus alors en compte les critères esthétiques mais uniquement des critères techniques (virtuosité par exemple) ce qui les met dans une situation de dépendance et d'aliénation. Cette rationalisation est donc anti-subjective et anti-musicale car elle fabrique de la conscience, et surtout beaucoup d'inconscience. C'est ce qui explique que l'industrie culturelle de la société contemporaine peut manipuler aisément les goûts des récepteurs. (Anne-Marie GREEN)

 

Plusieurs éléments guident la réflexion du philosophe et sociologue

     Jean-Marie VINCENT, dans une analyse de la sociologie d'ADORNO, sociologie moins perçue en France que sa philosophie, montre plusieurs éléments qui guident la réflexion du penseur allemand :

- la thématique de la conscience de classe, développée surtout par Max HORKHEIMER, nouvelle vision - critique - de la lutte des classes. Ils estiment que l'on sous-estime les effets de la mise en extériorité des rapports sociaux, effets de dissociation entre des individus obligés de se valoriser (ou de se dévaloriser) en concurrence avec les autres, effets d'aveuglement sur les raisons profondes de l'exploitation et de l'oppression, effets de clivage de subjectivités qui ne peuvent assumer pleinement leur intersubjectivité.  La réalité sociale, en fait, ne peut être appréhendée directement à partir d'observations ; les attitudes, les opinions, les comportements des individus et des groupes sociaux ne traduisant qu'indirectement et avec beaucoup de réfraction la dynamique des rapports sociaux et des rapports inter-individuels.

- la mise au premier plan de l'antisémitisme nazi comme révélateur et point d'aboutissement de tendances profondes à l'oeuvre dans la société capitaliste, de tendances au développement, voire au déchaînement de la violence dans les rapports sociaux. Dans leurs excès mêmes, le nazisme et le communisme soviétique disent beaucoup sur ce qui est possible dans des sociétés contemporaines qui se croient civilisées. 

   Ces deux éléments influent sur la grande enquête menées aux États-Unis sur la personnalité autoritaire que dirige ADORNO. L'enquête doit, en fait, mettre au jour les caractères sociaux ou socialement déterminés dans les individus qui les prédisposent au fascisme, à l'antisémitisme, et représentent une menace pour la démocratie. Elle met en relief, sans autre ambition, l'existence de personnalités aux potentialités inquiétantes. De ce long travail, le sociologue allemand retient que l'on peut construire une typologie des modes de penser et des caractères sociaux qui n'est pas seulement une façon commode de classer des résultats et des données, mais renvoie à de véritables manières sociales de cadrer et de façonner le psychisme. Modes de pensée et caractères sociaux apparaissent dans "The authoritarian personnality", loin des conceptions de Pierre BOURDIEU sur l'habitus, comme le fruit de la collaboration involontaire et non réglée du conscient et de l'inconscient pour organiser de façon compulsive et pauvre le monde social, dans les caractères autoritaires. 

De retour aux États-Unis, il essaie de trouver les moyens d'explorer les réactions des Allemands face au passé nazi. Ces travaux, aux résultats modestes, mettent sur la voie d'une conception renouvelée de la mémoire collective, par rapport à celle classique, de Maurice HALBWACHS (Les cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, 1994). Dans cette voie, la culpabilité, comme phénomène et syndrome sociaux, devient un élément essentiel pour saisir les difficultés des sociétés à travailler sur elles-mêmes de façon critique et à établir des rapports ouverts entre passé, présent et avenir.

Bien qu'il soit influencé par le freudo-marxisme, Theodor ADORNO ne réduit pas la sociologie à une sociologie psychologique ou psychanalytique : les rapports sociaux sont fortement régis par des conditions économiques, et il fait l'analyse de ces rapports sociaux dans le courant des relectures des écrits de Karl Marx, bien qu'il ne s'intéresse presque pas à l'économie.

Mais il examine comme un point fort de la théorisation des abstractions sociales, la théorie du fétichisme. Selon ADORNO, on vit dans un monde d'apparences nécessaires (ce qui ne veut pas dire d'illusions) où les formes sociales les plus immédiates déréalisent les relations fondamentales, où la dynamique des choses sociales (les marchandises, les réalisations technologiques), relègue à l'arrière plan la dynamique des rapports sociaux. Du coup, il ne peut y avoir de sociologie critique qui traite les rapports sociaux comme une totalité positive. La seule totalité qu'il est possible d'aborder indirectement, notamment à partir de ses effets sur les groupes sociaux et les individus, c'est la totalité négative des abstractions réelles comme ensemble des obstacles et des barrières qui fragmentent, déstructurent les relations sociales et la trajectoire des individus. 

      A partir de 1953, l'activité d'ADORNO comme sociologue est essentiellement théorique. Il s'efforce de clarifier ses positions et de les faire comprendre à une gent sociologique souvent réticente et parfois décontenancée. Il met particulièrement l'accent sur les problèmes de méthodologie, pour dénoncer le primat de la méthodologie dans la sociologie empirique. Selon lui, l'objet doit avoir la préséance sur la méthode et doit influer sur elle de façon décisive. Il faut notamment se garder de surestimer la loi des grands nombres, car elle aplanit encore un peu plus ce que les rapports sociaux ont tendance à uniformiser et ne permet pas de représenter les aspérités et les disparités sous des surfaces apparemment lisses. Il n'est pas sûr qu'il ait été vraiment entendu et nous sommes loin de la sociologie critique qu'il aurait voulu contribuer à faire émerger de manière dominante...

Il est vrai que les présuppositions des actions collectives qui pourraient faire sortir du fétichisme les relations sociales ne sont pas faciles à réunir...

 

L'École de Francfort

     Pour Gilles MOUTOT, comme pour de nombreux autres auteurs (Yves CUSSET et Stéphane HABER préfèrent rédiger un "Vocabulaire de l'école de Francfort"), il semble impossible d'évoquer l'itinéraire intellectuel d'ADORNO indépendamment de cette "École de Francfort", dont il apparaît, à partir des années 1950, comme le chef de file. Il n'est pas plus sérieux d'envisager de se pencher sur un projet philosophique des oeuvres de la maturité (celui de la dialectique négative) - sans le référer en quelque manière au programme d'une théorie critique de la société. Cela pose la question de l'autonomie et de l'unité propres au travail de cet auteur. "Prenant acte des difficultés très tôt consignées dans les textes de Horkheimer et de ses collaborateurs (et, pour tout dire, d'un éloignement croissant de l'horizon révolutionnaire), on diagnostiquera ainsi, d'un point de vue marxiste, une impuissance à lier théorie de la société et pratique de la transformation social, et, par conséquent, un "échec" qui fournirait avant tout la preuve qu'on en s'écarte pas impunément des modes d'analyse fournis par la critique de l'économie politique : crises économiques, faillite du mouvement ouvrier, montée du fascisme, ces phénomènes ne pourraient plus alors être clairement thématisés en termes de blocages nés des contradictions internes à une figure donnée de la société capitaliste et précipiteraient le théoricien dans la dénonciation stérile d'une "Histoire" étrange - une histoire qui, envoûtée par la malheur, courrait de toute façon à sa perte. Ou bien, au contraire, on stigmatisera (notamment dans le sillage de Jürgen Habermas) une dépendance encore trop grande, insuffisamment réfléchie en tout cas, envers les catégories de l'économie politique - et, dès lors, l'échec procéderait d'une incapacité à distinguer, au sein même de la modernité capitaliste, les conditions d'une critique de l'aliénation susceptible de survivre à la "défaillance" de la perspective révolutionnaire. Mais, ici comme là, le verdict est sans appel : fragile dans ses fondements mêmes, la Théorie critique ne put se saisir de l'Histoire, mais bien plutôt fut saisie par elle. Sous la pression de sombres temps, elle transforma l'expérience de la catastrophe en philosophie catastrophiste de l'Histoire. Telle serait, justement, son "histoire", dont un ouvrage fameux, la Dialectique de la raison, est souvent considéré comme le document majeur."

Formuler la question de ce qui fait oeuvre chez ADORNO semble donc précaire, d'autant plus sans doute que ses oeuvres abordent des thèmes (beaucoup dans l'esthétique) souvent précis, en ne se voulant pas globalisantes et complètes, et encore moins définitives. 

      Gilles MOUTOT suit beaucoup Hans-Günter HOLL qui cherche à caractériser "le mouvement intellectuel de la dialectique négative" (Émigration dans l'immanence. Le mouvement intellectuel de la dialectique négative, postface à ADORNO, Dialectique négative, traduction par le collège de philosophie, Payot, 1978, réédité en 1992). Contre une certaine perception d'une "philosophie du regret" ou d'une "philosophie nostalgique", il demande de revenir aux textes qui ne confirment pas du tout cette épithète. La démarche interprétative d'ADORNO, dont la philosophie est traversée d'un "prémisse anti-herméneutique", est avant tout démystificatrice. Il entend plonger dans la réalité clinique. Cette plongée doit, davantage qu'une critique du jugement ou d'une critique de civilisation, doit permettre de nous faire remettre en question dans la manière même dont nous avons été accoutumés à instaurer des signifiés d'élection : pour KANT, l'"inconditionné" (dogmatisme ontologique inhérent à la confusion des régimes du jugement et, partant de leurs domaines d'application légitime) ; pour HEGEL, la non-contradiction (absolutisation de déterminations finies) ; pour NIETZSCHE, le renoncement devenu "valeur" (cohérence historiquement imposée d'un système interprétatif). "Par là, explique Gilles MOUTOT, on commence à comprendre ce que, dès le début, le syntagme même de théorie critique pouvait avoir d'explosif - et de fatalement inconciliable avec une certaine idée (ou du moins avec certains usages) du marxisme. Car, dès l'instant où, prônant le recours aux sciences sociales et humaines, on distend le lien entre critique de l'idéologie et critique de l'économie politique, c'est le concept même d'idéologie qui change de sens : si l'on y voir toujours une représentation mystificatrice, on doute déjà, à vrai dire, qu'un changement de la "base" économique ferait s'évanouir la "conscience fausse" de la réalité. Au reste, l'évocation parallèle du fascisme et du stalinisme ne laisse pas de le confirmer : l'aliénation sait prospérer quelle que soit la forme des rapports de production - lesquels, en l'occurrence, pourraient bien être moins décisifs que les effets de la propagande de masse. La question, dès lors, n'est plus tant de percer à jour le caractère mystification de l'idéologie que, pour faire nôtre la formulation frappante de Gérard Lebrun, d'expliquer "pourquoi des représentations fantastiques peuvent avoir la vie si dure et continuer de gouverner si efficacement les comportements". (L'envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche, Seuil, 2004)".

      Cette interrogation, beaucoup d'auteurs marxistes "occidentaux" l'ont eue, comme le concède Gilles MOUTOT, et se renvoient en échos les réflexions d'HORKHEIMER, d'ADORNO, de MARCUSE, de LUCKÀCS, entre autres.

   Il reprend volontiers les propos de Susan BUCK-MORSS : "Parler des "théories" d'Adorno a quelque chose d'erroné. En réalité, il n'en a pas, tout comme il n'a pas de "concept" d'histoire. (...) Si la pensée d'Adorno décrivait une configuration dialectique, la pensée d'Adorno était cette configuration. (...). Il utilisait l'argument dialectique pour construire des "modèles de pensée qui, peu importe où ils commençaient, se déplaçaient toujours dans la direction opposée" (The Origin of Negative Dialectic, Theodor Adorno, Walter Benjamin and the Frankfurt institute, Sussex, Harvester Press, 1977, rrédition Free Press, New York, 1979).  L'objectif de l'auteur est bien de parvenir au moins, même s'il sait sans doute qu'il n'est pas complètement compris, à faire prendre conscience (Dialectique de la raison) que la domination est à combattre le plus durement là où elle s'est invisiblement inscrite - "dans la pensée même", afin de réaliser réellement une émancipation ici et maintenant. Dans Dialectique négative, ADORNO pense de manière utopique et non historique, ce qui lui attire l'accusation de se retirer de l'espace d'une praxis. Il écrit en 1966, dans Dialectique Négative : "Peut-être l'interprétation était-elle insuffisante (de l'Aufklärung, les Lumières allemandes), qui promettait le passage à la pratique (...) La praxis, ajournée à perpétuité, n'est plus l'instance d'opposition contre une spéculation satisfaite d'elle même mais la plupart du temps le prétexte pour étouffer comme vaine la pensée critique sous l'exécutif, pensée dont une praxis transformatrice aurait besoin." "Ce qu'il y a à comprendre, écrit Gilles MOUTOT, à la fin de l'introduction, Lire Adorno, (de son livre que nous recommandons de lire en face à face des oeuvres d'ADORNO), marquent-elles alors, ce n'est nullement l'abandon de la critique ; au contraire, il s'agit de mesurer les enjeux de son renforcement : comment la critique continue t-elle de prendre le part de l'émancipation quand elle soupçonne que, partout où elle se croit assurée de contribuer à la "praxis transformatrice", elle est déjà près de pactiser avec l'intransigeance de ceux qui voudront tôt ou tard la mettre au pas? Que dit-elle, selon un mot de Foucault, du "champ actuel des expériences possibles", dès lors qu'elle s'attache avant tout à douter de ce qu'on proclame trop vite "actuel"? (...)".

 

Max HORCKEIMER et Theodor ADORNO , La dialectique de la raison, Fragments philosophiques, traduit de l'allemand par Éliane KAUFHOLZ, Gallimard, 1974 ; Theodor ADORNO, Dialectique négative, Petite Bibliothèque Payot, traduit de l'allemand par le groupe de traduction du Collège de Philosophie, 2003.

Jean-Marie VINCENT, La sociologie d'Ardono, dans La postérité de l'École de Francfort, Syllepse, 2004; Anne-Marie GREEN, De la musique en sociologie, L'Harmattan, 2006. Francis WYBRANDS, La dialectique de la raison, Encyclopedia Universalis, 2004. Philosophes et Philosophie, tome 2, Nathan, 1992. Thierry CÉCILLE, Minima moralia, www.lmda.net - La matricule des anges, février 2004. Gilles MOUTOT, Essai sur Adorno, Éditions Payot & Rivages, 2010.

 

 

Complété le 14 novembre 2012. Relu le 24 janvier 2021

 

 

 

 

 

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7 juillet 2012 6 07 /07 /juillet /2012 13:38

        Il est difficile de savoir toujours ce qui relève de la philosophie et de la religion, sauf à faire reporter sur la philosophie tout développement sur la nature du monde et sur la religion toute la pratique et la méditation. Alors que dans le bouddhisme, l'un va rarement sans l'autre.

Toutefois beaucoup de traditions bouddhiques, comme le Theravâda, le Zen ou le Shinnyo-en, mettent surtout en avant la méditation (dyana) ou/et la pratique des enseignements dans le quotidien afin d'atteindre l'état d'éveil et n'accordent pas une grande importance aux élaborations conceptuelles. C'est surtout dans le Mahâyâna, développé notamment en Chine, que subsistent, après bien de nombreux processus historiques, des écoles proprement philosophiques. Deux d'entre elles connaissent une activité importante, le Cittamatra (esprit seulement) et le Madhyamaka (voie du milieu).

 

Le Cittamatra

       L'école du Cittamâtra prône un "idéalisme phénoménologique" (comparable à l'idéalisme subjectif de George BERKELEY, mais comparable seulement) : tous les phénomènes ne sont que des faits de conscience, et la conscience est la seule réalité, le monde et les individus en étant la projection. La vacuité est vue davantage comme l'absence de dualité entre sujet et objet que comme l'absence de nature propre des phénomènes (ce que prône le Madhyamaka).

    La conscience qui "crée" le monde est l'ultime nature-de-bouddha lorsque son reflet se particularise dans la conscience individuelle, et que celle-ci ne se reconnaît pas en tant que nature-du-bouddha. Cette méprise "originelle" l'entraîne et la soumet alors à un réseau de causes et d'effets (karma) qu'elle projette elle-même de par sa complète créativité. 

   L'école de l'"Esprit seul" , est encore appelée Vijnavâda, "école de la conscience", Vijnaptimâtra, "Seulement pensée", quand on met l'accent sur la philosophie, et Ygacara, "école de Pratiquants du Yoga", quand on met l'accent sur son aspect pratique. Illustration de la double facette philosophique et religieuse de nombreuses écoles.

Fondée au IVe siècle par ASANGA, cette école mahayaniste est historiquement la dernière des quatre écoles philosophiques bouddhistes (selon la classification tibétaine) et s'appuie sur les sûtra de la troisième roue tels que le Lankavatarasûtra, le Sandhinirmocanasûtra, le Samadhirajasûtra et l'Avatamsakasûtra, considérés par le fondateur et ses successeurs comme étant de sens définitif, à la différence des sûtra des deux premières roues, au sens à interpréter. L'école du Cittamâtra, née en inde, se développe ensuite en chine, au Japon et au Tibet. On peut présenter le cittamâtra en trois volets :

- la Base qui comprend les vues philosophiques de l'école ;

- la voie, qui permet d'en comprendre l'application pratique ;

- le Fruit, ou résultat du cheminement spirituel.

Nous nous intéressons ici au volet philosophique. La base peut être présentée en quatre composantes :

- Rien qu'esprit ;

- Les huit consciences et l'alayavitjana ;

- Les deux aspects de la conscience ;

- Les trois natures des phénomènes.

    Rien qu'esprit. Cette école est parfois dite "idéaliste" car elle déclare que les phénomènes sont de la nature de l'esprit et ne sont que des simples apparences pour l'esprit. Elle n'accepte donc pas l'existence réelle de phénomènes externes, mais affirme que seule la conscience existe en vérité ultime. C'est en elle seule, sous l'emprise de l'ignorance, que nait l'illusion d'un sujet préhenseur et d'objets appréhendés. Ainsi, le caractère illusoire des objets extérieurs est illustré à l'aide des huit métaphores de l'illusion : on compare les phénomènes extérieurs à une illusion créée par magie, à un rêve, au reflet de la lune dans l'eau, à un écho, à une cité aérienne, à un fantôme. L'exemple du rêve est le plus frappant. Le rêveur croit à la réalité du contenu de son rêve au point de s'enfuir s'il se croit poursuivi par un tigre affamé. Pourtant, le coureur et le poursuivant sont tous deux les produits de son esprit. En outre, les apparitions oniriques sont irréelles puisqu'elles s'évanouissent au réveil.De même; la compréhension de la vacuité ou ainsité fait s'évanouir la dualité sujet-objet qui n'était qu'une projection de l'esprit illusionné. Les phénomènes qui apparaissent ainsi à la conscience sont les résultats du karman de l'individu. Dans le passé, d'innombrables traces karmiques ou empreintes, littéralement "parfumages", ont été déposés dans la conscience. Elles sont comme des semences qui donneront naissance, quand les conditions leur permettront de mûrir, à des phénomènes psychiques semblables à ceux qui sont à leur origine.

   Les huit consciences et l'alayavitjana. Quel est le support de ces semences? Les "adeptes des écritures" acceptent généralement l'existence de huit consciences : six consciences des sens, une conscience mentales souillée, toutes actives et tournées vers leurs objets, et la conscience base-de-tout (alayavitjana). C'est cette dernière qui sert de réceptacle aux empreintes karmiques ou semences. Conscience fondamentale neutre, elle ne fait que recevoir les empreintes karmiques qui résultent des activités karmiques antérieures produites par la conscience mentale souillée. Quand, par le mûrissement des semences karmique du passé engrangées dans l'alayavitjana, se manifestent des apparences (formes, sons, odeurs, goûts, textures ou phénomènes mentaux), les consciences des sens les perçoivent sans plus, mais la conscience mentale souillée s'en saisit comme d'objets de désir ou d'aversion. Il en résulte la production de nouveaux karman et le dépôt de nouvelles empreintes karmiques dans l'alayavitjana. Tant qu'il y a des empreintes, cette dernière continue d'exister. Ni vertueuse ni non vertueuse en elle-même, elle est la continuité consciente qui relie tous les états de la conscience : sommeil profond, évanouissements, conscience de veille, absorption méditative. A la mort, toutes les autres consciences s'y résorbent, mais comme elle est le support des empreintes karmiques, c'est elle qui constitue la conscience qui transmigre de vie en vie.

   Les deux aspect de la conscience. Quand la conscience perçoit un objet, elle a deux aspects ; elle se tourne vers l'objet pour s'en saisir et simultanément expérimente sa propre nature à l'extérieur. Grâce à ce dernier aspect, "la conscience interne qui se connaît et s'illumine elle-même, on peut se souvenir d'une expérience vécue quand elle n'est plus présente. Si une fleur apparaît à la conscience tournée vers l'objet, la reconnaissance et le souvenir de la fleur se produisent grâce à l'aspect de la conscience tournée vers l'intérieur. Et de fait, le sujet, la conscience intérieure qui saisit l'objet et l'objet perçu n'existent pas indépendamment les uns des autres car on ne peut les séparer. la conscience a-perceptive, qui se connaît et s'illumine elle-même, est vide de la dualité sujet-objet.

   Les trois natures des phénomènes. Quand un phénomène se présente à l'esprit, il est caractérisé par trois natures : la nature entièrement imaginaire, conception que l'on se fait des objets qui se manifestent, la nature dépendante qui inclut tous les phénomènes produits par des causes, c'est-à-dire qui participe de la coproduction conditionnée ou interdépendance et la nature parfaitement établie qui est la nature réelle ou absolue des phénomènes, la nature dépendante toute simple quand elle est entièrement dégagée de l'entendement imaginaire. Cette dernière est la réalité telle qu'elle, la vacuité des caractères phénoménaux de l'existence et de l'inexistence et l'absence de dualité sujet-objet. 

   La polémique fait toujours rage entre Mâdhyamaka et Cittamâtra. Les maîtres mâdhyana reproche principalement au Cittamâtra ses tendances substantialistes qui se résument en deux points : l'affirmation de l'existence ultime de l'esprit et l'existence réelle des phénomènes éprouvés par la conscience dans leur nature dépendante, c'est-à-dire en tant que phénomènes efficients. De leur côté les Cittamâtrin taxent le Mâhadhyamika de nihilisme. Leur conception de la vacuité diffère en effet de celle de Mâdhyanmika : pour eux; la vacuité est l'absence de dualité sujet-objet au sein de la conscience qui seule existe. En fait, la doctrine cittamâtrin, destiné à être associée à la pratique méditative, mène à l'expérience directe de la tathatâ, la réalité telle quelle, où tout concept s'abolit. Dès lors, on peut considérer sa théorie comme un expédient provisoire, très efficace pour expliquer la causalité karmique du phénoménal mais destinée à être surmontée dans l'expérience ultime de la réalité. 

  Le système du Cittamâtra a permis l(éclosion de l'école Yogacâra mâdhyamika, où tout en embrassant une vue de la vérité ultime résolument mâdhyamika, on ne rejette pas la vue cittamâtrin concernant la vérité relative. A l'inverse, les auteurs mâdhyamika prâsansika tels que CADRAKISTI en Inde et DJÉ TSONGKHAPA au Tibet ont non seulement critiqué le substantialisme du cittamâtra, mais aussi réfuté l'idéalisme et le concept d'âlayavijnâna et de conscience a-perceptive, préférant s'en tenir à un vérité relative "selon les conventions du monde", c'est-à-dire de type réaliste. Tel n'a toutefois pas été le choix d'autres penseurs prâsangika au Tibet, comme GORAMPA, LONGCHENPA ou MIP'AM RIMPOCHÉ, qui n'ont pas récusé la présentation cittamâtrin de la vérité relative. (Philippe CORNU)

 

Le Madhyamaka

      L'école du Madhyamaka se veut plus achevée : dans sa fonction insondabilité, sa transcendance, la Nature-de-Bouddha ne saurait être appréhendée, et la seule philosophie valide ne saurait être que radicalement négative. NÂGÂRJUNA, la grande figure de cette école résume sa position dans son célèbre tétralemme :

- On ne peut affirmer : "il existe quelque chose"

- On ne peut affirmer : "il n'existe rien"

- on ne peut affirmer : "il existe quelque chose et il n'existe rien"

- On ne peut affirmer : "il existe ni quelque chose, ni rien".

Cette philosophie constitue l'aboutissement conséquent et radical de la doctrine de la vacuité. 

    Cette école tire son nom de madhyamâ, "du milieu, médian", se voulant par excellence la voie du milieu à laquelle le Bouddha faisait référence dans ses premiers enseignements. NAGARJUNA (II-IIIe siècle) et ses continuateurs veulent mener à son aboutissement la notion de "voie du milieu" dans une dialectique qui ne penche vers aucune extrême de la pensée et n'affirme aucune opinion, se contentant de demeurer dans une attitude non fixée menant à la compréhension de la vacuité de toutes choses. La vacuité, selon cette école, n'est pas un concept philosophique mais l'expérience de la réalité ultime de toutes choses (ce qui ne nous empêche pas de le prendre pour un concept philosophique...), ce qui fait dire à NAGARJUNA : "Le Vainqueur a dit que la vacuité est l'évacuation complète de toutes les opinions. Quant à ceux qui croient en la vacuité, ceux-là, je les déclare incurables" (Kârikâ).   On peut, là aussi, présenter le Madhyamaka en trois volets, la Base, la Voie, le Fruit. Abordons ici seulement la Base.

Celle-ci consiste à unir les deux vérités ou réalités, la réalité relative ou conventionnelle, qui concerne le registre des apparences phénoménales, et la réalité absolue ou ultime, qui est la vacuité des phénomènes. Il faut tout d'abord bien distinguer ces deux réalités que CANDRAKIRTI définit ainsi : "Tous les phénomènes ont deux natures : celle trouvée en percevant leur réalité et celle trouvée en percevant leur caractère trompeur. L'objet de la perception correcte est la réalité absolue, celui de la perception trompeuse, la réalité conventionnelle". La réalité relative est dite "réalité d'enveloppement" parce qu'elle nous cache complètement l'essence de la réalité. Au niveau relatif, les phénomènes apparaissent à nos sens et semblent exister vraiment, mais ils sont ultimement dépourvus d'existence intrinsèque : phénomènes composés, c'est-à-dire soumis à la causalité, ils sont impermanents et dépourvus d'être en soi. Nés d'une combinaison de causes et de circonstances, leur existence dépend d'autres facteurs : c'est la coproduction conditionnée ou interdépendance. NAGARJUNA déclare dans le tétralemme : "Où que ce soit, quelles qu'elles soient, ni de soui ni d'autrui, ni de l'un et de l'autre, ni indépendamment de l'un et de l'autre, les choses ne sont jamais produites". Par les "éclats de diamant", on démontre l'impossibilité de la production d'un phénomène à partir de lui-même, à partir d'un phénomène radicalement autre, des deux à la fois, d'aucun des deux. La production conditionnée concerne des phénomènes inconsistants, in-substantiels, qui échappent aux quatre alternatives de "l'être", du "néant",  "l'être et du non-être à la fois" et du "ni être ni non-être". NAGARJUNA qualifie donc la production interdépendante des phénomènes au moyen de huit négations : absence de production et de cessation, de permanence et d'annihilation, d'allées et venues, d'unité et de multiplicité. Il précise que "la production conditionnée, nous l'appelons vacuité. C'est une désignation métaphorique, la voie du milieu". Les apparences liées par la causalité n'ont en fait pas de substrat réel : l'in-substantialité des phénomènes est leur vacuité d'être en soi. Telles et la réalité absolue. Les deux réalités sont  donc :

- opposées puisque l'apparence d'un phénomène n'est pas sa réalité absolue ;

- inséparables car, bien que vides d'existence en soi, les phénomènes apparaissent et, bien qu'apparaissant à nos sens, ils sont sans existence en soi ;

- d'une même essence ; la nature essentielle ou ultime des phénomènes relatifs est leur vacuité.

En conclusion, la coproduction conditionnée des phénomènes implique leur absence d'être en soi. Elle nous détourne de l'éternalisme, puisque des phénomènes existant en soi ne pourraient exister en dépendance d'autres phénomènes. Il n'y aurait alors ni production ni destruction possibles. Elle nous évite aussi une conclusion nihiliste, puisque les phénomènes apparaissent et existent relativement par le fait de la production interdépendante. Les phénomènes n'ont donc pas d'être en soi, mais ne sont inexistants non plus. Telle est la voie du milieu. (Philippe CORNU)

     NAGARJUNA est le premier dans l'histoire du bouddhisme à avoir créé un "système" philosophique qui tente de prouver l'irréalité du monde extérieur, au lieu de la présenter comme un fait éprouvé. Cette façon de penser constitue la pierre angulaire du Mâdhyamaka et exerce sur le développement philosophique des autres branches du bouddhisme une influence non négligeable. Sa principale oeuvre attestée est la (Mûla-)Mâdhyamaka-Kârikâ, (Journal poétique sur la Doctrine du Milieu) qui renferme en 27 chapitres (400 vers), l'essentiel de sa pensée.  (Ingrid FISHER-SCHREIBER).

 

Ingrid FISHER-SCHREIBER, Dictionnaire de la sagesse orientale, Robert Laffont, 1989. Philippe CORNU, Dictionnaire Encyclopédique du Bouddhisme, Seuil, 2006.  

 

PHILIUS

 

Relu le 24 décembre 2020

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6 juillet 2012 5 06 /07 /juillet /2012 07:48

      Les idées de vacuité et de non-dualité caractérisent la philosophie de Bouddha en même temps qu'elles la séparent de l'ensemble de la philosophie occidentale et l'unit aux philosophies indiennes. Toutefois, c'est dans le détail des concepts que nous retrouvons son originalité vis-à-vis de ces dernières et une certaine ressemblance avec la première...

 

          La vacuité (sunyata en sanskrit) est l'absence de nature propre de tous les phénomènes conditionnés ou inconditionnés. C'est un concept à rapprocher du concept négatif d'absence de soi (anatman), dont il est une extension et du concept positif d'Albsolu (nirvana), comme réalité ultime. La vacuité relative est l'absence de substrat permanent des phénomènes, tandis que la vacuité absolue désigne la même absence de substance dans l'Absolu lui même, "là où il n'y a rien, où rien ne peut être saisi" (Sutta Nipata). Il n'y a donc pas de dualité entre relatif et absolu, le terme de vacuité désignant la même réalité vue sous deux angles.

   L'ainsité ou mode réel des choses, est l'absence d'être en soi et par soi ou de substantialité d'un phénomène. La vacuité ne vide pas les choses de leur contenu, elle est leur véritable nature. Elle n'est pas un néant, puisque les choses apparaissent en coproduction conditionnée. Ainsi est définie la vacuité dans le Dictionnaire Encyclopédique du Bouddhisme. 

 

         Mais selon les écoles philosophiques et les véhicules (petit véhicule pour la forme indienne du bouddhisme, grand véhicule pour la forme chinoise, ces dénominations n'étant pas bien entendu dépourvues de soubassements polémiques dans l'Histoire), le terme peut avoir différentes significations. Les sravaka et pratyekabuddha du Hinayâna reconnaissent essentiellement la vacuité comme l'absence d'existence du "moi" individuel. Dans le Mahâyana, on reconnait non seulement la vacuité du "moi" individuel mais aussi celle des phénomènes extérieurs. C'est la double vacuité.

Ce thème de la vacuité est développé particulièrement par le bouddhisme mahâyana dans la pensée prajnaparamita (Sûtra du coeur). Si l'on s'en tient au plan strictement philosophique (mais philosophie et religion sont souvent une seule et même chose en Orient), il s'agit d'un scepticisme ontologique (plutôt que d'un nihilisme, thèse rejetée par le bouddhisme). Ce scepticisme se rapproche d'une critique systématique des sensations et des idées que nous retrouvons dans maintes philosophies occidentales. Cependant la vacuité est aussi une expérience personnelle de non-dualité qui va de pair avec le développement de l'intuition métaphysique (prajna) du pratiquant bouddhiste. 

 

       Dans les Prajnaparamitasatra sont énoncées seize types de vacuité, qui ont été commentés par CANDRAKIRTI dans le Madhyamakavatâr. Il s'agit de la vacuité :

- des phénomènes internes (facultés des sens) ;

- des phénomènes externes (objet des sens) ;

- interne et externe à la fois (organes des sens) ;

- de la vacuité (la vacuité elle-même est vide d'existence en soi) ;

- de la grandeur (vacuité des dix directions qui ne sont pas mesurables en soi) ;

- de l'ultime (ou nirvâna) ;

- des phénomènes composés (ou de tout ce qui est conditionné) ;

- des phénomènes incomposés (tels que l'Éveil) ;

- de ce qui est au-delà des extrêmes (au-delà du néant et de la permanence ;

- de ce qui n'a ni commencement ni fin (samsâra) ;

- de ce qui ne doit pas être rejeté (comme le Mahâyâna) ;

- de nature des phénomènes (laquelle est vide d'être en soi) ;

- de tous les phénomènes (des dix-huit dhâtu, phénomènes matériels, immatériels, composés et décomposés) ;

- des caractères propres (des caractères spécifiques qui définissent chaque phénomène) ;

- de l'inconcevable (des phénomènes intérieurs et extérieurs dans les trois temps) ;

- de l'essence des insubstantiels (phénomènes nés de causes et de conditions et qui n'ont pas de substance propre) ;

     D'autres écrits mentionnent quatre, vingt ou dix-huit vacuités, dans la même logique.

 

      Le Sûtra du coeur est le plus court et le plus populaire des Prajanaparamitasûtra, traduit du sanskrit en chinois par KUMARAJIVA en 400 et XUANZANG au VIIe siècle, et en tibétain au début du IXe siècle par RICHEN DÉ. De Chine, il parvient au Japon au VIIIe siècle. En sanskrit, le texte existe dans une version courte où seul figure le coeur du texte. Le texte en usage au Tibet est celui d'une version longue comprenant un hommage, un prologue et une conclusion, tandis qu'en Chine et au japon, c'est le texte court qui prévaut. Le coeur du sûtra est constitué par la réponse d'Avalokitesvâ à Sariputra, dans un dialogue provoqué par le Bouddha.

Parmi les points forts du texte, est notamment la formule : "Les formes sont vides, la vacuité elle-même, ce sont les formes ; la vacuité n'est pas différente des formes, les formes ne sont pas autres que la vacuité", suivie d'une série de négations concernant la réalité des cinq agrégats, des dix-huit dhâtu, des douze nidâna et du chemin qui mène à l'obtention de la sagesse. Puis est proclamé le mantra de la prajnaparamita : "Allé, allé, allé au-delà, allé complètement au-delà. Éveil, qu'il en soit ainsi". Fréquemment récité au Tibet au début d'un enseignement ou d'une retraite de pratique, il l'est également en chine, notamment dans les monastères zen où on le psalmodie en japonais tous les matins. Sa lecture est réputée dissiper les difficultés d'ordre spirituel. (Philippe CORNU)

 

   Combattant une certaine tendance aux États-Unis à considérer le bouddhisme comme une forme de nihilisme, Dainin KATAGARI (1928-1990), érudit japonais devenu en 1972, le premier supérieur du Minnesota Zen meditation Center de Minneapolis, explique que "l'enseignement bouddhiste de la vacuité est relativement difficile à comprendre, mais ses leçons sont extrêmement importantes pour tous. La vacuité est ce qui nous permet d'ouvrir les yeux pour voir directement ce qu'est l'être. Si après avoir mûrement réfléchi nous décidons de faire quelque chose dont nous pensons que c'est la meilleure voie, du début jusqu'à la fin nous devons faire de notre mieux. Nous devons respecter nos aptitudes, nos connaissances, sans nous comparer aux autres, puis utiliser nos connaissances et nos aptitudes et réfléchir à la façon d'agir. Un résultat en découlera tout naturellement. Nous devons assumer la responsabilité des résultats de ce que nous faisons, mais le but final est de ne pas être obsédé par les résultats, qu'ils soient bons, mauvais ou neutres. C'est ce qu'on appelle la "vacuité". C'est la signification la plus importante de la vacuité. (...) Le point important est que nous ne devons pas être obsédés ou désorientés par les conséquences que nous voyons, ressentons et vivons. Toutes les conséquences, qu'elles bonnes, mauvaises ou neutres, doivent être complètement acceptées.

Tout ce que nous avons à faire est de semer de bonnes graines, jour après jour, sans que subsistent de traces des bonnes graines, et sans engendrer aucun attachement. C'est pourquoi jusqu'à sa mort mon professeur s'est contenté de continuer à pratiquer et à aider les gens. C'est la signification de la vacuité. Nous ne pouvons retenir aucune des deux conceptions de la loi de causalité, celle selon laquelle une bonne cause devrait entrainer une bonne conséquence, ou celle selon laquelle une bonne cause n'entrainera pas de bonne conséquence, parce que tout est en perpétuel changement. Dans ce cadre, la question est de savoir comment nous pouvons vivre en paix et en harmonie pour le bien des hommes et des générations futures, vie après vie. le vide ne signifie pas détruire notre vie, ou abandonner nos responsabilités, tout sens moral, nos connaissances ou nos capacités. Nous devons utiliser nos connaissances, nos capacités, notre carrière, tout ce que nous avons décidé de faire. Des conséquences apparaissent très naturellement si nous faisons de notre mieux. Elles peuvent être de bonnes indications sur ce qu'il faut faire ensuite et nous devons entièrement les accepter. C'est cela la vacuité. C'est la façon de vivre, la façon de mener notre vie humaine quotidienne.

Mais la vie quotidienne est remplie de distractions, que ce soient des critiques ou des louanges. ce sont des distractions, car on peut facilement être hanté par elles. Si on nous admire, cette admiration nous tourne la tête. Si quelqu'un nous critique, nous sommes profondément perturbés et il est difficile de reprendre le dessus. Nous sommes en permanence hantés par quelque chose dont nous sommes prisonniers. Ce n'est pas le vide. c'est très difficile, mais c'est la vie quotidienne et nous ne pouvons lui échapper. la question est de savoir comment nous devons assumer l'admiration, les critiques et les jugements, bons ou mauvais, justes ou faux. Dans la vie quotidienne il est relativement difficile de faire de notre mieux afin d'accomplir ce que nous avons décidé de faire, parce que entre le moment où nous avons pris ne décision et le moment où nous commençons à agir beaucoup d'événements se produisent. Quelquefois nous sommes déjà détournés de notre chemin avant d'avoir commencé à agir. Tout cela est donc plutôt difficile. C'est pourquoi nous devons avoir une vision globale de la vie humaine, une vie qui est embrouillée par toutes sortes de complications. (...) Quoi qu'il se produise, ne créez pas d'attachement. "Ne créez pas d'attachement" ne signifie pas que vous devez négliger l'attachement. Il y a déjà de l'attachement.

La question importante est de comprendre comment utiliser l'attachement sans créer trop de problèmes. Si vous percevez un problème, réduisez-le au minimum en comprenant ce qu'est l'attachement. Considérez soigneusement ce que vous devez faire, en utilisant vos connaissances et facultés. C'est déjà de l'attachement. Sans attachement, comment pourrions-nous faire quoi que ce soit? L'attachement est le désir. D'une manière générale, sans désir comment pourrions-nous survivre dans ce monde? En utilisant nos connaissances, nous réfléchissons soigneusement à ce qu'il faut faire, faisons-le, en nous efforçant de l'accomplir, du début à la fin. C'est tout ce ue nous avons à faire. Voyez immédiatement les conséquences et acceptez-les. Contentez-vous de conduire à semer de bonnes graines, d'heure en heure. C'est cela le Zazen, qu'on appelle Shikantaza, dans lequel les hallucinations, les doutes et les distractions disparaissent. ce genre de Zazen est exactement la foi bouddhiste."

     il s'agit, pour les moines et laïcs bouddhistes d'accepter et de faire comprendre l'acceptation, que toutes choses accomplies ont des conséquences qui ne doivent pas perturber la conscience que nous pouvoir avoir de la vacuité des choses. La philosophie de la vacuité n'est pas selon une façon de comprendre le monde, mais aussi une façon de se comporter envers soi et les autres. C'est aussi une philosophie morale.

 

    Peter HARVEY commence dans la perspective du Sûnayatavada pour aborder la notion de vacuité. Selon cette perspextive, chaque phénomène est dénué de nature intrinsèque, "tous partagent donc en fait de "nature" une "non-nature" vide. Ainsi un dharma particulier ne peut ultimement être distingué d'un autre : c'est la notion d'éidentité" de tous les dharma. leur "nature" commune est la "vacuité". Le sûtra du coeur dit " : Tout ce qui est forme matérielle, cela est vacuité, et tout ce qui est vacuité, cela est la forme matérielle" (et de même pour les quatre autres facteurs de la personnalité). Cependant, la "vacuité" n'est pas une sorte de base et substance ultime du monde, à l'instar du Brahman des Upanisad. Elle signifie qu'il n'existe aucune substance existant ainsi par "elle"-même : le monde est un tissu complexe de phénomènes sans base fixe, fluctuants et interdépendants. En fait, Nagararjuna assimile la vacuité au principe de Production Interdépendante ; car c'est l'aboutissement logique de ce raisonnement. La vacuité est donc une qualité adjectivale des dharma et non une substance qui les compose. Ce n'est ni une chose ni le néant : elle exprime plutôt l'impossibilité pour l'a réalité d'être ultimement cernée par des concepts."

 

 

     La non-dualité désigne l'identité essentielle de nombreuses distinctions ou oppositions, reconnues valides, ou seulement utilitaires en une première approche, mais finalement redéfinies comme n'étant que différents aspects d'une même réalité.

 

    Le bouddhisme mahayana expose la non-dualité du samsara et du nirvana, de la forme et de la vacuité, de l'objet et du sujet... Par exemple, dans la soutra du Parfait Éveil, au chapitre 36, nous pouvons lire :

"il n'y a ni identité ni différence, ni asservissement ni libération. Maintenant vous savez que tous les êtres sensibles sont originellement de parfaits Éveillés ; que samsara et nirvana sont comme le rêve de la nuit dernière. Nobles fils, puisqu'ils sont comme les rêves de la nuit dernière, vous devriez savoir que samsara et nirvana n'ont ni avènement ni cessation, ni allée et venue. Dans cette réalisation, il n'y a ni gain ni perte, ni adoption ni rejet. Dans celui qui réalise il n'y a ni gain ni perte, ni adoption ni rejet. dans celui qui réalise il n'y a aucun "s'efforcer", "laisser aller", "arrêter les pensées" ou "éliminer les passions". Dans cette réalisation, il n'y a ni sujet ni objet, et ultimement ni Réalisation ni Réalité. La nature (ultime) de tous les phénomènes est égale et indestructible."

 

         Dans les traditions directement non-dualistes du bouddhisme, le Zen, le Dzogchen, le Mahâmudrâ et le Madhyamaka, l'approche analytique tend à se court-circuiter elle-même, ou du moins à établir son propre non-lieu, de sorte que le pratiquant, par son "non-agir", laisse... agir la sagesse intrinsèque, jnana ou vidya. Il s'agit au bout d'intégrer à la conscience ordinaire "la spontanéité tout accomplissante" et "auto-libératrice" de la nature-de-Bouddha, au delà de toute conception.

 

       Par contre, le bouddhisme hinayana (anciennes écoles indiennes)  maintient une dualité apparemment irréductible entre nirvana et samsara : l'éveil n'est pas décrit comme une réalisation non-duelle, mais comme une libération du samsara, un accès à "l'autre rive".

 

     La non-dualité se trouve dans la "voie moyenne" qui écarte les extrêmes tels que l'Être et le Néant : Ce monde est supporté par un dualisme, celui de l'existence et de la non-existence. Mais quand on voit avec juste discernement l'origine du monde tel qu'il est, "non existence" n'est pas le terme qu'on retient. Quand on voit avec juste discernement la cessation du monde tel qu'il est, "existence" n'est pas le terme qu'on retient. (Kaccayanagotta Sutta)

 

Peter HARVEY, le bouddhisme, Seuil, 1993. Dainin KATAGIRI, La vacuité, dans pour comprendre le bouddhisme, une initiation à travers les textes essentiels, Rassemblés et commentés par Samuel BERCHOLZ et Sherab Chödzin KOHN, Robert Laffont, Pocket, 2004. Philippe CORNU, Dictionnaire Encyclopédique du Bouddhisme, Seuil, 2006.

 

PHILIUS

 

Relu le 25 décembre 2020

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4 juillet 2012 3 04 /07 /juillet /2012 07:30

          Un des paradoxes des philosophies bouddhistes est de bâtir, dans une littérature immense, des argumentations sur la découverte de la vacuité du réel. A la limite pourrait-on penser que celles-ci indiquent l'inexistence du réel tel que nous le percevons, et qu'il n'y aurait rien à dire sur le réel puisque nous ne le connaissons que faussement, que par conséquent il n'y a rien à en dire, et bien entendu, il faut une somme énorme d'écrits et de paroles pour réfuter tout ce que les autres philosophies en disent...

Par ailleurs, le bouddhisme ou les bouddhismes sont-ils des philosophies ou des religions? Beaucoup de ses pratiquants la considère uniquement comme philosophique seulement, notamment en Occident. Dans d'autres contrées, la question sans doute n'a elle-même pas de sens. Il s'agit avant tout d'une attitude sur la vie et sur les autres et des voies pour parvenir à l'effacement de la souffrance.

 

Des premiers textes....

       Les premiers textes, rédigés ou énoncés par le Bouddha ou ses disciples directs, comportent peu de notions fondamentales et le développement des diverses formes du bouddhisme dans différentes cultures provient entre autres de la nécessité de convaincre des quatre vérités. La confrontation avec d'autres formes de pensée religieuse débouche sur une floraison littéraire interprétative, dont certains éléments s'éloignent notablement des convictions d'origine (tout en s'en défendant...). 

C'est en tout cas ce que veut démontrer un certain nombre d'auteurs, comme Môhan WIJAYARATNA, dans sa présentation de la traduction intégrale de 21 textes du canon bouddhique, autant d'entretiens du Bouddha. Selon les Écritures canoniques, "le Bouddha est non théiste : dans plusieurs sermons, il rejette la notion de création du monde par Bhramâ, une idée religieuse prédominante (en inde) à l'époque. Les concepts tels que la Grâce divine, la Rédemption, etc, sont complètement étrangers à sa doctrine. Puisqu'il parle de la valeur du progrès intérieur, tout en refusant les thèses théistes, son enseignement constitue, d'une certaine façon, un athéisme spirituel. Le Boudda est non révélationniste : dans ses entretiens, il conteste l'autorité des Vedas, les écritures sacrées de son époque, et il dénonce le concept même de "révélation". Selon lui, on ne doit pas croire en une idée pour l'unique raison qu'elle se trouve dans un livre "sacré" ou qu'elle fut prononcée par un maître renommé. Ainsi sa doctrine se présente non pas comme une révélation venant d'en haut, mais comme une réalisation et une constatation atteintes par son propre courage, sa ténacité et une connaissance vécue. Le Bouddha est non ritualiste : dans ses entretiens, il rejette la valeur des rituels, notamment dans le domaine du progrès intérieur. Il critique les sacrifices et plus particulièrement les sacrifices d'animaux pratiqués par les brâhmanes. dans son enseignement, il n'y a aucune prière adressée à un dieu petit ou grand ni à un bôdhisatta-divinité. Ainsi, dans le projet qu'il présente, il n'y a pas de prêtres ni d'officiants, ni de sacrificateurs ni d'offrandes, ni de rites purificatoires. Les concepts tels que le sacré, le profane sont exclus de sa doctrine. En revanche, il emploie largement les deux adjectifs : ariya (noble) et anariya (ignoble) : tout ce qui est sublime, irréprochable, correct, notamment les choses conduisant vers la voie de la libération par rapport à dukka (la souffrance, la douleur, le chagrin, le malheur et le mal-être, en tant qu'expérience), est qualifié de noble, tandis que les erreurs, l'indulgence sensuelle, la méchanceté, la cruauté, la malveillance et même les rites, les pénitences et les austérités pratiqués par les ascètes sont qualifiés d'ignobles. Sur le plan de la vie sociale, l'approche du Bouddha est égalitariste : dans plusieurs sermons, il dénonce l'enseignement des brâhmanes sur le système des castes selon lequel seuls les gens des hautes castes sont aptes à atteindre la pureté. Le Bouddha présente son objection à deux niveaux : d'une part, il a parlé de l'absurdité de la théorie brâhmanique concernant les castes, et d'autre part, il démontre que les personnes des basses castes peuvent atteindre les divers hautes étapes de la pureté et de la libération et devenir "méritantes",  à l'instar des gens des hautes castes. A l'égard des riches et des pauvres, son attitude était la même : les textes canoniques rapportent comme il acceptait de la nourriture donnée non seulement par les maisons riches, mais aussi par les gens pauvres.(...). Le Bouddha rejette toutes sortes d'extrêmes : son enseignement dénonce à la fois l'indulgence sexuelle et les mortifications corporelles. Dans le domaine pratique, sa doctrine condamne donc le mode de vie luxueux des bons vivants ainsi que le mode de vie rude des ascètes pratiquant des austérités. En effet, il propose une vie modeste et humble. Sur le plan doctrinal et philosophique, le Bouddha est également contre les théories extrêmes telles que "rien n'existe" et "tout existe". Ainsi, les spéculations telles que "le monde est bon" ou 'le monde n'est pas bon" sont complètement écartées. De même, il rejette d'une part la théorie éternaliste dite "sas-sata-vâda" selon laquelle l'existence de l'être individuel est éternelle et a contrario la théorie nihiliste dite "ucceda-vâda" selon laquelle l'existence de l'être individuel se termine à sa mort. Aussi il rejette à la fois l'extrême idéalisme qui refuse toute valeur à la matière et le matérialisme extrême qui refuse toute valeur au mental. En évitant tous ces extrêmes, pour expliquer le déroulement des expériences et des choses, est présentée une analyse "centriste" par excellence sous le nom de paticca-samuppâda (la coproduction conditionnée). L'enseignement du Bouddha n'est pas une doctrine ésotérique : toutes sortes de théories et de pratiques secrètes dites guhyavâda en sont écartées. Le Bouddha présente une doctrine pleinement ouverte que les textes canoniques peuvent exprimer par ces mots : "Venez voir, regardez", dans laquelle il n'y a aucune zone d'ombre comme des "initiations secrètes", des "mystères" ou encore des "gourous" auxquels les adeptes devraient se soumettre inconditionnellement. Le Bouddha n'a rien caché "dans son poing fermé", mais tout est bien expliqué à travers les termes valables pour tous les êtres humains partout et toujours. Bien entendu, il encourage l'esprit critique et le libre examen avant d'accepter ou de refuser un énoncé ou un conseil."

 

... aux quatre vérités

     le Bouddha ne s'intéresse qu'à deux sujets : le problème et la solution. Et le problème pour lui est la souffrance, son origine et la solution est sa disparition et la voie qui y conduit : les quatre nobles vérités. Ces vérités, répétées tout au long des textes sont :

- la vérité de la souffrance ou de l'insatisfaction inhérente ;

- la vérité de l'origine de la souffrance engendrée par le désir et l'attachement ;

- la vérité de la possibilité de la cessation de la souffrance par le détachement, entre autres ;

- la vérité du bon chemin menant à la cessation de la souffrance, la noble voie médiane du noble sentier octuple.

      Cet enseignement, ce Dharma, subit, à travers les siècles et les régions, des modifications ou des interprétations multiples, à l'origine de différentes écoles ayant chacune leur propre appareil conceptuel et leur propre conception de l'organisation de la vie de fidèles.

       La vérité de la souffrance est énoncée ainsi : "Voici, ô moines, la noble vérité sur la souffrance : la naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance, être uni à ce que l'on aime pas est souffrance, être séparé de ce que l'on aime est souffrance, ne pas obtenir ce que l'on désire est souffrance. En résumé, les cinq agrégats d'attachement sont souffrance" (traduction de W RAHULA, Dhammacakkapavattanasutta - Samyutta Nikâya). La première vérité est un diagnostic, la constatation que l'existence conditionnée est toute entière dominée ou imprégnée par la souffrance. Même les moments de bonheur sont duhkha parce qu'impermanents. 

Le Bouddha énonce huit types de souffrance qui peuvent se résumer en trois :

- la souffrance de la souffrance, qui contient les souffrances évidentes telles que la souffrance de la naissance, de la vieillesse, de la maladie, de la mort, d'être uni avec ce que l'on aime pas. Elle inclut aussi la souffrance que nous provoquons par nos efforts pour échapper à la douleur ;

- la souffrance du changement : tout phénomène composé est transitoire et cette impermanence est souffrance. On regroupe ainsi la souffrance d'être séparé de ce que l'on aime et celle de ne pas obtenir ce que l'on désire ;

- la souffrance omniprésente ou souffrance en formation, produite par les états conditionnés et liée aux cinq agrégats d'attachement. C'est la nature profondément insatisfaisante de l'existence conditionnée du samsâra, l'imperfection, le caractère vain des différentes activités qui nous occupent et la frustration fondamentale qui en découle.

        La vérité sur l'origine de la souffrance est énoncée ainsi : "Voici, ô moine, la noble vérité sur l'origine de la souffrance. C'est cette soif qui produit la renaissance. Le re-devenir, qui est liée à une avidité passionnée et qui trouve un nouveau plaisir ici ou là, c'est-à-dire la soif des plaisirs ds sens, celle de l'existence et du devenir et celle de la non-existence (même source). La deuxième vérité est une étiologie de la maladie dont les êtres souffrants sont affectés. Pour éliminer le mal, il faut en connaître l'origine. Bouddha distingue trois principales occasions de souffrance :

- la soif des plaisirs des sens ;

- la soif de l'existence en devenir ;

- la soif d'annihilation ou de non-existence. 

Avec la soif, ce sont toutes les passions issues de l'ignorance qui sont désignées comme les causes de la souffrance. Les passions sont en effet à l'origine de nos actes. Or la souffrance que nous éprouvons ne nous est pas imposée de l'extérieur, par Dieu, les esprits ou autre chose. Ce sont nos propres actions qui sont en cause. En proie aux souillures que sont les passions, les êtres entreprennent des actions physiques ou mentales qui sont la cause de leurs souffrances futures.

        La vérité de la cessation de la souffrance est énoncé ainsi : "Voici, ô moines, la noble vérité sur la cessation de la souffrance. C'est la cessation complète de cette soif, l'abandonner, y renoncer, s'en libérer et s'en détacher" (même source). le remède de la souffrance est donc lié à la cessation de sa cause, la soif. Cessation signifie non-apparition des passions sur la voie et apaisement des phénomènes conditionnés. Le résultat de la cessation est le nirvâna, "l'extinction", traduite en tibétain par "au-delà de la souffrance". En effet, cessation signifie aussi non-apparition de la souffrance en tant que résultat dans l'avenir. Il s'agit donc de l'atteinte d'un état définitif, au-delà de ce que l'on peut imaginer par les spéculations mentales. 

         La vérité de la voie s'énonce ainsi : "Voici, ô moines, la noble vérité sur la voie qui mène à la cessation de la souffrance. C'est la noble voie octuple, c'est-à-dire la vue juste, la pensée juste, la parole juste, l'action juste, le moyen d'existence juste, l'effort juste, l'attention juste, le recueillement juste" (même source). Il s'agit du remède à appliquer pour éradiquer la souffrance : c'est la vérité au moyen de laquelle on comprend la souffrance, on abandonne son origine, on atteint sa cessation et on progresse sur la voie. Les huit branches de la noble voie octuple doivent être pratiquées simultanément. Elles permettent d'appliquer et de développer les trois entraînements le long de la voie. Ces trois entraînements sont :

- la conduite éthique qui regroupe la parole juste (ne pas mentir, ne pas médire, ne pas parler durement ou injurier, éviter les bavardages futile), l'action juste (ne pas tuer, ne pas voler, observer une éthique en matière de sexualité, aider autrui à mener une vie juste), les moyens d'existence justes (ne pas vivre d'une profession nuisible à autrui comme le commerce d'armes, la mise à mort d'animaux, l'escroquerie, etc.)

- le recueillement méditatif, qui regroupe l'effort juste (se garder de l'émergence de nouvelles passions malsaines, se débarrasser des habitudes mentales malsaines habituelles, engendrer des états mentaux bons et sains, développer ceux qui sont déjà présents), l'attention juste (attention au corps, aux sensations, aux activités de l'esprit, aux pensées et concepts), la concentration juste (au moyen de la respiration par exemple)

- la connaissance supérieure, qui réunit la pensée juste (renoncement, absence d'égoïsme, amour pour tous les êtres et non-violence) et la compréhension juste (compréhension des quatre nobles vérités).

Ces huit branches de la pratiques sont développés au cours de la progression sur la voie jusqu'à l'atteinte de la libération (Philippe CORNU).

 

    Les quatre Sceaux du Dharma permettent de reconnaitre si une théorie ou une doctrine peuvent être qualifiés de bouddhistes. Il s'agit de quatre affirmations (les trois premières sont tirés du Dhammapada, la dernière est propre au Mahayana) :

- Tous les phénomènes composés sont impermanents : anitya. Tous les phénomènes composés ou conditionnés sont le produit momentané de causes et de conditions. Les conditions se modifiant à chaque instant, il en résulte que tout ce qui naît doit aussi mourir ou se détruire. A l'instant même de sa naissance, tout phénomène composé va vers sa destruction. Pourquoi cela? Parce qe , son existence même dépendants d'autres facteurs, ilne peut se maintenir en lui-même et est donc nécessairement impermanent.

- Tous les phénomènes (composés ou non) sont sans substance : anâtman. Tout ce qui est corrompu (dans le sens de conditionné) est souffrance. Toute l'existence des être plongés dans le samsâra est dite conditionnée parce qu'il résulte de l'ignorance, des passions et du karman. tant que les êtres sont ainsi sous l'emprise de l'illusion qui leur voile leur véritable nature, ils ne peuvent qu'errer de vie en vie, éprouvant frustration et souffrance.

- Tous les phénomènes composés sont souffrance : duhkha. Tous les phénomènes sont dépourvus de soi. Ni indépendants ni autonomes, les phénomènes composés n'existent qu'en dépendance les unes des autres. Quand on recherche l'essence, on découvre qu'ils ne sont que la réunion temporaire de composants interdépendants.

- le nirvâna est paix. La voie tracée par le Bouddha mène à la libération, c'est-à-dire à l'extinction ou cessation définitive des maux de l'existence conditionnée et de leurs causes, donc à la grande paix, l'Éveil incomposé. (Philippe CORNU)

   Il ne s'agit pas de dogmes, de ce que Bouddha a compris et vécu, et il propose à tous les voies de devenir à leur tour des Éveillés. 

 

Philosophie du phénomène

      Tout phénomène conditionné est insatisfaisant, éphémère et toute chose est sans soi. De Nombreux écrits exposent cette impermanence et cette interdépendance. L'impermanence est le caractère transitoire et périssable de tout phénomène composé. Tout ce qui est né de causes et de conditions est destiné à la destruction. L'impermanence affecte non seulement tous les êtres animés qui peuples le samsâra mais aussi tous les phénomènes qui composent l'univers, y compris ceux qui nous paraissent stables à l'échelle du temps humain. La négation de l'impermanence des phénomènes, le sentiment de durée et le désir de permanence et d'immortalité sont quelques unes des manifestations patentes de l'ignorance et l'une des principales causes de souffrance dans le samsâra. (Philippe CORNU).

   Cette manière de voir l'univers rejoint tout un pan de la philosophie occidentale du XIXe siècle à nos jours. le concept d'impermanence rapproche le bouddhisme de la philosophie d'HERACLITE, tel que nous pouvons la connaître. Chez HUME, SCHPENHAUER et WITTGENSTEIN, on peut trouver également des correspondances, même si certains philosophes européens peuvent confondre le bouddhisme avec d'autres philosophies indiennes. (Eugène BURNOUF introduit réellement le bouddhisme en Europe à partir seulement de 1844).

     La coproduction conditionnée est l'ensemble des mécanismes d'interaction qui régissent l'apparition des phénomènes conditionnés. Mais il n'y a pas d'idée de causalité dans les entretiens de Bouddha. Il laisse ouverte la question de l'apparition de cette coproduction conditionnée. Elle est là, ici et maintenant. Philippe CORNU précise les deux grandes étapes dans la formulation de cette notion (le pratityasamutpâda). A la suite de LA VALLÉE-POUSSIN et de Liliane SILBURN, "on trouve dans les textes canoniques anciens du Sutta nipâta des listes de la coproduction conditionnée à huit membres, et non douze, comme dans les listes classiques plus tardives. Y figurent l'ignorance, les facteurs de composition, la conscience, le contact, la sensation, la soif, l'appropriation et le devenir. Sont omis nom-et-forme - c'est-à-dire les cinq skandha -, les six facultés des sens, mais aussi la naissance et la vieillesse-mort. Or ces membres manquants sont précisément ceux qui inscrivent la causalité de la souffrance dans l'espace et le temps. La coproduction conditionnée à huit membres décrivait la manière dont les huit conditions se réunissaient à tout instant pour produire la souffrance, et non une série causale successive se déroulant dans le temps, appliquée à la série psychique et aux agrégats d'un être sur un, deux, voire trois vies, comme cela le deviendra dans les textes plus tardifs. L'illusion, la souffrance et la voie qui mène à leur libération étaient probablement moins envisagées en termes  de durée qu'en terme d'immédiateté à chaque instant de l'existence." 

 

Philippe CORNU, Dictionnaire encyclopédique du Bouddhisme, Seuil, 2006. Môhan WIJAYARATNA, Les entretiens du Bouddha, Seuil, 2001.

 

PHILIUS

 

Relu le 27 décembre 2020

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2 juillet 2012 1 02 /07 /juillet /2012 08:03

    Après six siècles d'implantation, parsemés de heurts nombreux, le bouddhisme, désormais solidement implanté dans la société et dans les mentalités, parvient à sa pleine maturité sous le règne des Tang (618-907). Sur le plan intellectuel, la littérature déjà traduite permet une véritable assimilation qui donne lieu à l'éclosion et au développement d'écoles bouddhiques spécifiquement chinoises.

Au moment où le bouddhisme commence, en Inde même, à céder la place à l'hindouisme, les pèlerins voyageurs (de la Chine à l'Inde et/ou inversement) la diffusent dans tout le monde sinisé. La dynastie Tang marque une période de véritable éclosion religieuse qui voit aussi s'introduire en Chine de multiples influences en provenance de l'Asie Centrale et de l'Iran (Islam, Nestorianisme, Manichéisme, Mazdéisme...). Les souverains Tang semblent toutefois moins ardents que leurs prédécesseurs des dynasties du Sud à embrasser le bouddhisme. Pendant toute la dynastie, taoïsme et bouddhisme se disputent le patronage impérial. Et malgré le processus de bouddhisation de l'ensemble de la société, la culture traditionnelle, confucéenne en particulier, continue d'exister.

En fin de compte, l'ambition des empereurs est d'unifier non seulement l'érudition confucéenne, mais le monde intellectuel dans son ensemble. Tâche facilitée par l'absence de compartimentation idéologique entre les lettrés ou les moines, qui partagent le même sens de la continuité des traditions textuelles et sont souvent issus des mêmes classes sociales. Toutefois, le clergé bouddhique, qui représente au VIIIe siècle le double du clergé taoïste, constitue une force avec laquelle il faut trouver un modus vivendi. La volonté des Tang de contrôler les institutions bouddhiques, tout en les patronnant (et sans doute le patronage est-il utilisé pour les contrôler), s'affirme dès le début de la dynastie et finit par contraindre la communauté monastique à intégrer les structures étatiques. Les monastères, par l'afflux des donations, sont une puissance économique de premier plan ; ils deviennent les plus grands propriétaires fonciers de l'Empire. (Anne CHENG)

Ce mouvement de rapprochement du pouvoir politique et des moines et lettrés bouddhistes s'accompagne d'un abandon plus ou moins affiché de la règle de la pauvreté, pourtant fondamentale pour la vie monastique. 

 

Le développement d'un bouddhisme spécifiquement chinois

     L'accélération de la sinisation du bouddhisme sous les Tang se manifeste notamment par l'apparition de fondateurs d'écoles chinoises qui ne se contentent plus de tenter de rester fidèles à la lettre des traductions des textes venus de l'inde, et qui interprètent ces textes en fonction de leur propre expérience religieuse, suivant en cela finalement certaines indications de Bouddha sur la recherche intérieure du salut, de l'illumination et des voies pour y parvenir.

Le monde des lettrés sent la nécessité, devant toute cette littérature foisonnante (textes et interprétations des textes...), d'opérer une sorte de synthèse. Chaque école tente de hiérarchiser les écritures autour d'une doctrine centrale, selon des schémas qui permettent de différencier les phases de l'enseignement du Bouddha. Il ne s'agit pas de la formation d'une théologie quelconque, ou d'une doctrine systématique et tenue comme seule vraie, mais de clarifier souvent le sens des textes parvenus jusqu'en Chine. Ainsi l'école Tiantai, l'école Huayan, l'école de la Terre pure, l'école Chan, pour citer les plus importantes, tentent-elles des élaborations particulières.

       L'école Tiantai, fondée par ZHIYI (538-897), qui accorde le statut de patriarche aux prédécesseurs HUIWEN (actif vers 550) et HAISI (515-577), est représentative de la volonté chinoise de synthèse et de sinisation du bouddhisme. ZHIYI élabore, dans le cadre d'une importante réflexion sur le panjao, un schéma complexe de "cinq périodes et de huit enseignements", qui concilient les priorités données au Sûtra de la Guirlande (des bouddhistes du Nord) au Sûtra du Nirvâna (des bouddhistes du Sud), tout en faisant culminer l'édifice dans le Sûtra du Lotus.

 Selon ce dernier sûtra, devenu l'un des textes religieux les plus populaires de toute l'Asie orientale, le Bouddha n'est venu en ce monde que pour apporter le salut, l'éveil égal au sien et destiné à tous les vivants sans discrimination. L'univers tout entier devient ainsi Bouddha en puissance, et tout ce qui se produit n'est que la manifestation de cette nature-de-Bouddha : c'est ce qui permet de parler de "matrice" ou d'"embryon" de Bouddha. L'école va si loin dans cette conception d'inclusion qu'avec le neuvième patriarche, ZHANRAN (711-782), elle est amenée à reconnaître que la nature-de-Bouddha n'est pas seulement présente en tout être vivant, mais aussi dans les choses inanimées, jusqu'à la moindre poussière.

     Sous les Tang, il n'y a que l'école Faxiang pour aller à l'encontre de cette universalité en distinguant une catégorie d'êtres constitutionnellement incapables d'atteindre l'éveil. ZHIYI pousse la lecture du Sûtra du Lotus dans un sens encore plus spécifiquement chinois en soulignant que la bouddhéité est accessible, non seulement à tous, mais aussi dans cette vie, rompant complètement avec la tradition du bouddhisme indien où seuls quelques arhats peuvent espérer atteindre l'éveil, en encore avec beaucoup d'efforts. Il reconnait même la possibilité de prendre des raccourcis, afin qu'ici et maintenant on voie le fruit des efforts d'ici et de maintenant. 

Dans sa dimension philosophique, cette école est l'héritière de la dialectique du Mâdhyamika. Pour éviter de penser en termes de dichotomie, elle introduit la vérité ternaire : vacuité, impermanence et voie moyenne. Toute chose étant sans réalité indépendante, sans existence en soi, peut être considérée comme vide. Mais en tant que phénomène, la chose jouit d'une existence temporaire et perceptible par les sens. Le fait qu'une chose est à la fois vide et temporaire, constitue la vérité moyenne, qui n'est pas entre les deux, mais un dépassement des deux, et qui revient à souligner l'idée de totalité et d'identité : le tout et ses parties sont une seule et même chose. L'école met l'accent sur la culture de l'esprit : la cessation-concentration, qui amène à prendre conscience de la vacuité de toute chose, et la visualisation qui, par-delà la vacuité, perçoit les choses dans leur réalité temporaire. (Anne CHENG)

      L'école Huayan connaît son apogée sous les Tang, grâce au patronage de l'impératrice WU ZHAO (ou WU ZETIAN). Alors que le pouvoir impérial est interdit aux femmes, elle déniche une source de légitimité politique dans le Sûtra du Grand Nuage. Elle protège personnellement le plus grand théoricien de cette école, FAZANG (643-712), qui met ses compétences au service de la traduction du Sûtra de la Guirlande. Il élabore ainsi une autre synthèse, caractérisée par l'acceptation totale du monde pourtant perçu comme le lieu d'un salut supra-mondain. CHENG-GUAN (737-838) et son successeur ZONGMI (780-841) combinent le Sûtra de la Guirlande avec d'autres textes comme le Traité de l'éveil de la foi dans le Mahâyâna, le Sûtra de Vimalakirti, le sûtra du diamant et le sûtra du Nirvâna.

Comme l'école Tiantai, cette école est amenée à reconnaître la possibilité d'un éveil subit, conséquence directe de l'idée que la nature-du-Bouddha est présente en tout être. Le sûtra de la Guirlande est un ouvrage plus complexe sur le plan philosophique que le sûtra du Lotus. L'une des idées les plus spécifiques de ce sûtra est que l'univers n'est pas constitué d'éléments discontinus, mais qu'il constitue un tout parfaitement intégré dont chaque partie est organiquement reliée aux autres. Tous les dharma de l'univers apparurent simultanément et cette idée impliquant l'auto-création de l'univers évoque la "création spontanée" et l'"auto-transformation" dont parle GUO XIANG au IVe siècle. Les dharma sont vides, mais cette vacuité comporte deux aspects : en tant que principe ou noumène, elle est statique, mais en tant que phénomène, elle est dynamique. De ces deux aspects de la vacuité, cette école dérive ces deux conceptions fondamentales : d'une part, principe et phénomène sont intimement mêlés, mais, en même temps, tous les phénomènes ne forment qu'un seul et même tout (FAZANG, Essai sur le lion d'or). L'école, très liée au pouvoir, vise à réintroduire l'immanence et l'harmonie dans la pensée bouddhique ; elle propose du coup une vision totalisante et centralisée où tout se ramène au centre qu'est le Bouddha. Une telle vision ne peut qu'être du goût de monarques autoritaires comme l'impératrice, qui va jusqu'à se considérer comme l'incarnation du Bouddha. (Anne CHENG)

      L'école de la Terre pure, du nom de la sûtra qu'elle privilégie, se fait une idée très sombre de la condition humaine. L'important n'est pas l'effort personnel, mais la foi placée dans la puissance salvatrice d'Amitâbba qui, dans son infinie compassion pour l'océan des êtres, a créé la terre pure du Paradis de l'Ouest afin que ceux qui croient en lui puissent y renaître. D'où le crédit accordé à la répétition à l'infinie d'une formule. HUIYUAN est considéré en Chine comme le patriarche fondateur. Le Bouddha Amitâbba est le plus souvent assisté dans sa tâche par le Bodhisattva Avolokitesvara. Ce nom désignait le "seigneur que l'on voit (ou qui baisse les yeux par compassion?)", curieusement traduit en "celui qui perçoit les sons" (les prières du monde). Celui-ci apparaît dans les sûtra de la Terre pure et du Lotus. (Anne CHENG)

Cette école est la plus populaire auprès des laïcs. Après le patriarche fondateur, T'AN-LUAN (476-542) est le premier à donner au groupe de méditation de la Terre pure la  forme d'une école. Le deuxième patriarche, TAO-CH'O (562-645) appuie que, depuis l'an 549 (selon la chronologie chrétienne) le monde est entré dans l'époque dégénérée du "Dharma de la fin des temps". Les Chinois de cette école pensaient qu'en 549 mille cinq cent ans s'étaient écoulés depuis la mort du Bouddha, ce qui correspondait au commencement d'un âge de déclin du bouddhisme et de la morale prédit dans le sûtra du Lotus. Dans de telles circonstances, la plupart des gens ne pouvaient pas suivre le difficile "chemin des saints", fondé sur leurs propres vertus et sur la méditation, mais devaient s'en remettre au "chemin facile" de la dévotion à Amitâbba. Le "pouvoir de soi" devait être remplacé par le "pouvoir de l'autre". Le troisième patriarche, SHAN-TAIO (613-681) est le dernier car l'école s'est tellement répandue, notamment parmi le peuple, qu'elle n'eut plus besoin d'être dirigée par des patriarches spécifiques. (Peter HARVEY)

 

La prédominance de l'école Chan

       L'école Chan se réclame d'une filiation directe et continue qui remonterait jusqu'au Bouddha lui-même. La perception chinoise du bouddhisme s'est très tôt tournée vers le dhyâna (chan en chinois, zen en japonais), discipline spirituelle préparatoire à la prajnâ qui tend à pacifier l'esprit pour permettre une introspection en toute quiétude dans l'intériorité de la conscience, et à révéler une réalité indépendante des sens et l'existence d'une capacité de l'esprit à franchir le fossé entre fini et infini, relatif et absolu. Le véritable fondateur de cette école serait le moine HONGREN (602-674), dont l'enseignement se fonde sur le Sûtra du Diamant. Des conflits de succession amènent sous les Tang à la prédominance de deux branches principales, celle de LINJI (mort en 866) et celle de CAO DONG qui imposent le "nouveau Chan", lui-même élaboré par MAZU (709-788) (en japonais BASO). 

Pour le "nouveau Chan", l'absolu ou "nature-de-Bouddha", c'est voir la nature-de-Bouddha. Nous n'entrons pas ici dans les dénominations différentes. Il suffit de savoir que l'idée centrale de l'illumination subite remonte loin, mais que le Chan du Nord et le Chan du Sud (qui impose sa "nouveauté") semblent avoir eu des conceptions très différentes sur la notion d'esprit. De plus, une grande controverse existe longtemps autour du gradualisme ou du subitisme de cette illumination. De toute façon, de manière constante et générale, selon le Chan, atteindre l'état de l'illumination n'est pas parvenir à quelque chose de supérieur ou transcendant, c'est au contraire avoir la révélation de quelque chose qui est présent en nous de tout temps. 

En même temps que l'apogée du bouddhisme en Chine, le Chan représente la fine fleur de l'esprit chinois tel qu'il se manifeste dans le taoïsme ancien revu par l'"étude du Mystère". Cependant, loin de pouvoir être réduit à un simple avatar du taoïsme philosophique, le chan cristallise la notion de spontanéité et lui donne un sens dans la spiritualité bouddhique  dont il retrouve le coeur en allant droit à son but premier : le salut par l'illumination. En cela, le Chan est bien représentatif de la superbe liberté d'esprit qui caractérise la culture des Tang pendant un siècle où il marque bon nombre de poètes. Tout en étant la forme la plus originale du bouddhisme en Chine, le Chan est aussi la plus durable, étant ressenti comme proprement chinois et ne présentant, à la différence des autres écoles, aucune caractère proprement religieux. De plus, les moines Chan étant réellement tenus aux tâches manuelles pour subvenir à leurs besoins, ils échappent à l'accusation traditionnelle de parasitisme.

C'est pourquoi c'est la seule qui survit à la grande persécution anti-bouddhique de 845 et aussi qu'elle prospère encore sous les Song jusqu'à devenir la référence bouddhique principale pour les chefs de file du "néo-confucianisme". La réussite du bouddhisme tient à son universalisme, n'imposant rien sur les plans culturels et sociaux, ne prescrivant rien pour la vie familiale ou politique. C'est une spiritualité universelle dans sa dimension introspective. Cependant, l'esprit qui en est le centre est conçu comme vide, notamment de toutes notions ou vertus morales, ce qui va à l'encontre de l'idée confucéenne et surtout mencienne.  (Anne CHENG)

  Progressivement, le Chan devient l'école la plus populaire parmi les moines, les artistes et les intellectuels. Le but des méthodes développées par le Chan est de permettre à une personne d'avoir la perception intuitive directe de sa nature authentique. Pour cela, l'esprit doit être libre de tout processus mental restrictif, les vieilles habitudes, des préventions et même de la pensée conceptuelle ordinaire. La base pour atteindre cet état d'esprit, spécialement dans les monastères, est de mener une vie disciplinée, limitant l'expression des désirs de l'ego afin de pouvoir cultiver un naturel et une spontanéité nés du plus profond de soi-même : des profondeurs pures de la conscience-réceptacle. Un laïc peut pratiquer le Chan, qui ne requière pas de longues études, mais la vie monastique semble procurer une atmosphère plus propice à la méditation et permet de rencontrer plus facilement le maître de méditation, dont le rôle est essentiel. (Peter HARVEY)

 

Tantrisme et... imprimerie, deux aspects importants dans le mouvement des idées en Chine

      Deux aspects doivent être évoqués pour donner une idée approchant la réalité socio-historique et le mouvement des idées :

- L'étendue de la pratique du tantrisme, qui puise dans les mythologies indiennes où la symbolique sexuelle prend une place prépondérante. Le bouddhisme magique s'est imposé, à travers des textes ésotériques notamment, dans son aspect essentiellement pratique, surtout dans la Chine du Nord, pour exercer encore quelques influences sur le bouddhisme chinois  au VIIIe siècle sous les Tang ;

- L'universalisme mahâyâniste est favorisé par le développement de l'imprimerie. Le prosélytisme bouddhique profite pleinement de la diffusion facilitée des Sûtra dans de nombreuses couches de la population, alors que la vie des laïcs se conforme simplement à la récitation des "trois joyaux" et à l'application des "cinq préceptes" renforcés par les "dix bonnes oeuvres". L'expression de l'altruisme total et de la compassion était déjà très populaire dès le début du Ve siècle chez les moines comme chez les laïcs. Ils voient leur moyen de diffusion se démultiplier dans le courant du VIIIe siècle avec les progrès de la lithographie. (Anne CHENG)

 

Retour à l'antique

    La détérioration de l'ordre Tang au VIIIe-IXe siècle favorise un "retour à l'antique". Ceci est très perceptible chez HAN YU, l'un des plus grands prosateurs de la Chine classique. Toute la clarté et la vigueur de son style sont mises au service de quelques articles de foi : tandis que le bouddhisme et le taoïsme, et plus généralement toute doctrine étrangère, sont rejetés comme subversifs pour la moralité publique, l'éthique confucéenne est réaffirmée comme essentielle à la stabilité politique et au bien-être social, même si cela va à l'encontre de la volonté impériale et de l'opinion des lettrés. Il réaffirme le Dao authentique, à contre-courant du confucianisme institutionnel. Dans L'origine du Dao, il veut renouer avec la pensée originaire de CONFUCIUS. Plus spéculatif, avec son Livre sur le retour à la nature foncière, son cadet LI AO (772-836), ouvre la voie à une réponse globale aux défis lancés par les interrogations bouddhiques. Ce dernier remet à l'honneur la tradition sur les Mutations qui illustre le thème cosmologique de l'union de l'Homme avec le Ciel-Terre, ainsi que La Grande Étude et L'invariable Milieu où l'"authenticité" occupe une place centrale. Cette notion, comprise comme aboutissement du "retour à la nature foncière" apparaît comme l'équivalent confucéen de l'illumination des bouddhistes ou des taoïstes, lesquels n'en détiennent du coup pas le monopole. Sa pensée annonce un certain déclin intellectuel du bouddhisme, qui, joint à la défaillance des nombreux soutiens politiques et une certaine impopularité rattachée aux agissements des monastères-propriétaires, précipite la fin d'une sorte d'âge d'or du bouddhisme en Chine.

 

Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002. Peter HARVEY, Le bouddhisme, Seuil, 1993.

 

PHILIUS

 

Relu le 29 décembre 2020

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29 juin 2012 5 29 /06 /juin /2012 08:49

      Pour Anne CHENG, l'arrivée de KUMARAJUVA en Chine, "inaugure une nouvelle période où la spécificité de l'apport bouddhique indien se trouve pleinement reconnue en Chine. Dès lors, on ne cherche plus à transposer la pensée venue d'ailleurs en termes familiers, mais on se lance dans de grands travaux d'exégèse et de traduction directement du sanscrit pour lesquels on fait appel à des moines venus d'Inde ou de Sérinde."

A travers d'abord la Sûtra de la terre pure, puis de la Sûtra du Lotus et de la Sûtra de Vimalakîri, le public chinois s'initie directement à la littérature bouddhique Mahâyâna, surtout celle de l'école Mâdhyamika. Le disciple de KUMARAJUVA, SENGZHAO (374-414), contribue à la diffusion de cette école dans la Chine du Nord.

 

L'école Mâdhyamika

    Cette école insiste sur une conception des dharma comme vacuité. "Du fait que les choses sont toutes produites par des causes et des conditions, elles n'ont pas de réalité indépendante, pas de nature propre. Or, la prajna, définie comme "contemplation méthodique des dharma", (soit des éléments d'existence dont le flot incessant compose la réalité) consiste à les voir dans leur vraie nature qui est ultimement vide. Cette conception conduit à la notion de non-dualité, que les Chinois traduisent par "non-deux" : il n'existerait pas de dualité irréductible entre sujet et objet, pas plus  qu'il n'y en a entre affirmation et négation, ou entre le flux des existences (samsarâ) et leur extinction (nirvâna), les deux termes de la dualité se rejoignant et se confondant finalement dans la vacuité (sunyatâ).

Guy BUGAULT (La notion du prajna ou de sapience selon les perspective de Mhâyana) part de la connaissance et de l'inconnaissance dans l'analogie bouddhique, (Publications de l'Institut de civilisation indienne, 1968). Il écrit que "d'une manière générale, les concepts, quels qu'ils soient, sont comme des béquilles pour notre esprit. Or, la règle d'or du Bodhissattva est de ne prendre appui sur rien, à l'image de son nirvâna qui est lui-même sans appui". Pour NÂGÂJUNA, il convient de distinguer deux niveaux de vérité. La vérité relative est celle dans laquelle nous vivons et existons ; elle reste cohérente tant qu'elle n'est pas réduite à néant par l'irruption de la vérité absolue, tel un rêve qui a sa cohérence tant que l'on ne se réveille pas. Le monde n'existe pas au sens absolu du mot, mais le fait que nous le percevons nous conduit à lui accorder une réalité empirique dont nous nous accommodons. Quant à la vérité absolue, elle est de l'ordre de la prajnâ, qui est par-delà toute notion ou concept, inconditionnée, indéterminée et indicible.

La dialectique des Mâdhyamika trouve un écho puissant dans l'école taoïste dite du "Double Mystère" (CHONGXUAN), qui met en balance l'affirmation (le you) et la négation (le wu), la "voie positive" et la "voie négative" des mystiques, pour les rejeter successivement comme n'étant que des moyens et non des fins. LAOZI transcende les deux voies : l'approfondissement mystique passe par le jeu de la didactique de ces deux voies, puis par leur coïncidence qui est en même temps celle de tous les contraires : en ce qui concerne la Vérité suprême, toute négation doit disparaître comme n'existant que par rapport à l'affirmation , et inversement. (Isabelle ROBINET, Bernard FAURE, cités par Anne CHENG).

      

      Tout au long des Ve et VIe siècle, la pensée chinoise, tant au Nord qu'au Sud est traversée par les polémiques/luttes/conflits intellectuels et... matériels entre adeptes du bouddhisme et ceux du confucianisme et du taoïsme.

 

Bouddhisme, confucianisme et taoïsme

        Au Sud, dominent les polémiques entre ces trois grands courants de pensée. Les dynasties chinoises continuent en règle générale à patronner un bouddhisme étroitement associé à l'élite sociale et intellectuelle, avec un apogée sous le règne de l'empereur WU (502-549), fondateur de la dynastie Liang. Cependant, c'est aussi sous ce règne que s'amorce un projet de réforme sociale visant à restaurer le rôle des lettrés confucéens. De nombreux textes mettent en scène des polémiques largement fictives (Traité de Blanc et Noir, composé autour de 434 par le moine HUILIN...) afin d'attaquer l'ensemble des croyances mises en place pour inciter les gens du commun à placer leur foi dans le bouddhisme. 

Une des grandes controverses portent sur le corps et l'esprit. Par exemple le moine HUIYUAN livre une réflexion sur le sujet dans un essai, La forme corporelle s'épuise, mais l'esprit est indestructible. Sa position se retrouve dans l'essai d'un contemporain, le laïc ZHENG XIANZHI (363-427), De l'indestructiblité de l'esprit. Elle est contrée par celui du lettré confucéen FAN ZHEN (450-515), De la destructibilité de l'esprit. Ce dernier essai est réfuté par l'empereur WU lui-même (L'esprit est indestructible), partisan du point de vue de l'école du Nirvâna, suivi en cela par bon nombre de ses conseillers. Cette réfutation intellectuelle parait bien indulgente en regard de l'écrit du confucéen XUN JU, auteur d'un Mémoire sur le bouddhisme, pamphlet qui s'en prend avec virulence aux moines, accusés d'insoumission, d'immoralité, de parasitisme et d'hypocrisie. Comme l'écrit Anne CHENG, "le grief majeur reste que cette communauté, qui forme un "État dans l'État", est source de sédition et de subversion puisqu'elle ne reconnaît pas l'autorité de l'empereur. XUN JI pousse le réquisitoire jusqu'à mettre tous les désordres de la période de désunion sur le compte du bouddhisme qui, selon lui, a pulvérisé les "cinq relations" fondamentales de la communauté humaine telle que le conçoivent les confucéens." Ces critiques acerbes déchaîne la colère de l'empereur et le confucéen est exécuté.

Rappelons ici qu'il ne s'agit jamais de querelles intellectuelles "pures" ou "gratuites" : les enjeux sont tangibles sur les plan moral et matériel, notamment en ce qui concerne les dons (des riches comme des pauvres) ou des contributions obligatoires (impôts, taxes en tout genre...) drainés vers les sources antagonistes de ces débats, notamment pour l'entretien des édifices religieux (ou leur construction) et du... niveau de vie des religieux et de ceux qui les soutiennent. Et également, à ne pas oublier non plus, les enjeux des diverses redistributions des richesses (ou entraides, particulièrement visibles dans les périodes de calamités agricoles...) vers l'une ou l'autre des populations... Ceci étant bien entendu valable autant au Sud qu'au Nord.

       Au Nord, les premiers souverains des Tuoba Wei adoptent le bouddhisme comme religion officielle, réduisant les moines au statut de fonctionnaires d'État. Se met en place une véritable bureaucratie préposée aux affaires religieuses. Face à ce processus officiel se forme une coalition menée par le taoÎste de la secte des Maitre célestes KOU QIANZHI (373-448) et le confucianiste CUI HAO (381-450), pour des motifs bien entendus différents pour les deux tendances philosophico-religieuses. Leur action conjuguée finit par déclencher l'une des premières persécutions anti-bouddhiques. L'édit impérial de 446 ordonne de détruire tous les sûtra, stapa (tours religieuses) et peintures bouddhiques et l'exécution de tous les moines sans distinction d'âge.

Cette réaction brève et brutale, laisse place ensuite à un développement sans précédent du bouddhisme, manifeste dans la prolifération de la statuaire. La ferveur religieuse atteste de la popularisation du bouddhisme, encore confiné au cours de la période précédente dans des cercles privilégiés, et de son infléchissement dans un sens mahâyâniste. L'accent est mis sur la compassion et la charité. L'iconographie (un important élément d'information sur cette période) des Wei du Nord illustre l'acclimatation du bouddhisme à la culture chinoise, à travers le thèmes de Vimalakîrt conversant avec Manjusi, Bodhisattva de la Sagesse suprême. Vimalakîrti, tout à la fois incarnation du saint laïc et modèle de la piété filiale, apparaît comme une figure centrale du Mahâyâna qui cherche précisément à étendre la bouddhéité hors des limites trop restrictives du rigorisme monastique, tout en étant présenté comme un idéal confucéen susceptible de parler directement à la mentalité chinoise.

 

Réunification de la Chine et bouddhisme

       La réunification de la Chine, en 589, sous l'égide des Sui, provoque une refonte du bouddhisme. A partir de ce moment, puis surtout sous les Tang, la communauté monastique chinoise semble reconnaître tacitement la suprématie de l'État.

Les division et réunification influent sur l'importance respective des différentes écoles du bouddhisme. "Au cours des Ve et VIe siècles, écrit Anne CHENG, on a vu le bouddhisme s'indianiser en Chine, en important telles quelles des écoles typiquement indiennes. Avec l'arrivée de KUMARAJIVA, qui inaugure cette deuxième période, c'est l'école Mâdhyamika qui s'implante solidement en terrain chinois. Quelque peu tombée en déclin après SENGZHAO, elle connaît un dernier regain de vitalité sous les Sui avec JIZANG (549-623).

Une autre grande école indienne s'impose brièvement en Chine à l'extrême fin de la période, celle du Yogâcâra (connue en Chine sous le nom de Faxiang), qui ne pouvait pas trouver de meilleur représentant que XUANZANG (602-664) (...). L'école indienne du Yogâcâra ne correspond en rien à l'esprit des écoles bouddhiques chinoises apparues au VII-VIIIe siècle, mais marque bien plutôt le paroxysme de la volonté d'indianisation qui caractérise les Ve et VIe siècles."

 Ces deux grandes écoles Mâdhyamika et Yogâcâra représentent les deux versants du Mahâyâna : la première, le versant négatif de la vacuité, du survâna, anéantissement dans lequel on s'abîme par un processus dialectique ; la seconde, le versant positif de l'illumination, de la vijnapti-mâtratâ, absolu auquel on parvient par une démarche "phénoménologique". Alors que le Mâdhyamika s'acharne à évacuer tout contenu, à éliminer tout appui, le Yogâcâra professe une intuition de l'absolu comme vacuité, Loi par excellence, ainsité. A telle enseigne que le contenu de l'illumination tend à être conçu comme une réalité, voire comme un corps transposé. D'où l'importance des spéculations  sur les trois corps (trikâya) du Bouddha dans le développement du bouddhisme religieux et populaire dont l'influence fut déterminante en Chine du Nord, en Corée et au Japon.

Pour le Mâdhyamika, dont l'influence prédomine dans la culture bouddhique de la Chine du sud, l'illumination est "la dissolution de toutes les significations. Loin d'attendre une réponse à toutes les questions ou un contenu de révélation, on compare l'irruption de la compréhension à un seau qui craque et perd son fond. Dans ce sens, le Mâdhyamika préfigure le Chan. Quant au Yogâcâr, il trouve précisément son point de rupture dans le glissement de la pure non-dualité vers une sorte de monisme idéaliste, dans lequel le dynamisme psychique culmine dans la connaissance absolue de la réalité ultime qui transcende tous les "caractères spécifiques des dharma".

 Cette présentation d'Anne CHENG, par des mots "occidentaux" d'une pensée très différente ne conduit pas à une compréhension très fine de cette pensée-là, et les philosophies dominantes en Occident au moment même de l'introduction de la connaissance du bouddhisme, influent fortement sur la compréhension. Mais ceci ne peut être évité lorsque deux cultures aussi différentes se rencontrent.

 

Évolution des écoles bouddhiques

     Sur les différentes écoles du bouddhisme chinois, à partir du Ve siècle, Peter HARVEY indique que chacune est formée d'un lignage remontant jusqu'au fondateur ou patriarche précis et se spécialise dans un aspect de l'enseignement ou de la pratique bouddhiques. Souvent, moines et nonnes étudient ou pratiquent plusieurs écoles différentes.

"Deux écoles importantes nées en Chine, et stimulées par l'amour de l'harmonie propre à l'âme chinoise, produisirent une synthèse philosophique des enseignements contenus dans différents textes. Elles soulignaient ce que le Bouddha avait enseigné en employant les moyens habiles, et rangeaient les différents sütra du Srävakayâna et du Mahâyâna selon plusieurs niveaux d'enseignements, donnés par le Bouddha à diverses périodes de sa vie. Au plus haut niveau, chaque école plaçait le sutra qui représentait pour elle la vérité suprême.

L'école T'ien-t'ai tient son nom du Mont "Terrasse Céleste", où était situé son siège principal. Fondée par Chih-i (539-597), elle mettait le Sutra du Lotus et le Parinirvâna Sûtra mayaniste au pinacle de son enseignement : elle prônait à la fois l'étude et la méditation. L'immanence de la nature-de-Bouddha en tout chose et l'absence de différence entre le monde, l'esprit absolu, l'ainséité, la vacuité ou la Nirvâna étaient des notions essentielles. L'école Hua-yen, fondée par le maitre de méditation Tu-shûn (557-640), donnait la plus haute place à l'Avatamsaka-Sûtra. Sa philosophie fut systématisée par son troisième patriarche Fa-tsang (643-712), et elle influença l'école Ch'an.

Ces deux écoles de synthèse s'épanouirent sous la dynastie des T'ang (618-907). Influencées par la pensée chinoise, elles mirent l'accent sur l'immanence de la réalité ultime dans le monde, comme le Tao, et sur la possibilité de l'appréhender en pénétrant l'ainséité de tout phénomène naturel. Cherchant à tout embrasser, les écoles T'ien-t'ai et Hua-yen répartissaient une énergie considérable entre de longues heures d'étude et une grande diversité de pratiques. Les autres écoles n'étudiaient que quelques textes choisis et concentraient leur énergie sur un nombre de pratiques assez limité. La plus petite était l'école Lu, "du Vinaya", apparue vers 650. Fondée sur l'école Dharmagupta du Srâvakayâna, elle insistait sur la discipline monastique ; ses critères d'ordination et de vie monastique étaient très élevés. A cet égard, elle influença la pratique d'autres écoles, spécialement le Ch'an. Les deux autres écoles centrées sur la pratique, le Ch'ing-tu et le Ch'an se répandirent avec le plus de succès."

 

Peter HARVEY, Le bouddhisme, Seuil, 1993. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu et complété le 4 décembre 2020

 

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27 juin 2012 3 27 /06 /juin /2012 08:14

          Dans la période d'effondrement, autour des IIIe et IVe siècles, de toute une vision du monde et d'un système de valeurs forgés pendant quatre siècles auparavant pendant la dynastie Han, et de la réaffirmation des aspirations individuelles, le bouddhisme venu de l'Inde apporte une nouvelle façon de concevoir l'existence.

Le bouddhisme bouleverse de fond en comble les perceptions chinoises, suivant un long processus qui s'achève dans son assimilation sous les Tang à partir du VIIIe siècle. Anne CHENG présente les origines indiennes du bouddhisme, son ancrage en Chine au lendemain de l'écroulement des Han et la formation d'un bouddhisme du Nord et d'un bouddhisme du Sud, bien différents politiquement et sociologiquement parlant. 

 

Le bouddhisme Mahâyâniste

      C'est la tendance la plus "libérale" du bouddhisme, dans sa forme mahâyâniste, qui connaît une expansion vers la Chine et tout le monde "sinisé" (Japon, Corée, Vietnam, Tibet). "Lorsque se manifestent, écrit-elle, dès le Ier siècle après J-C., les premiers signes d'une présence bouddhique en terrain chinois, on est au début d'un long et immense processus d'assimilation du bouddhisme indien par la culture chinoise, processus qui devait durer plusieurs siècles et avoir des répercussions profondes (...)." "C'est à la faveur d'un désarroi à la fois physique et moral du monde chinois au lendemain de l'écroulement des Han, suivi de trois siècles de division, que le bouddhisme prend un ancrage profond en Chine, intervenant là où la mentalité confucéenne s'est révélée déficiente : par-delà toutes les distinctions hiérarchiques, c'est à tous les hommes que s'adressent le folklore de l'au-delà - paradis ou enfer -, la doctrine du karma qui met tout un chacun à la même enseigne, et surtout l'idéal de la bouddhéité dont nous possédons chacun les germes en nous et que nous pouvons faire éclore avec l'intercession des Bodhisattva."

  Sous les Han, "l'intérêt pour le bouddhisme se concentre de prime abord sur l'immortalité de l'âme ainsi que sur le cycle de renaissance et le karma. Ces notion sont d'abord comprises dans le contexte de la mentalité religieuse taoïste en termes de "transmission du fardeau" : le bien et le mal commis par les ancêtres étant susceptibles d'influencer la destinée des descendants, l'individu est passible de sanctions pour des fautes commises par ses ascendants. Mais alors que les taoïstes s'attachent au caractère collectif de la sanction, la responsabilité individuelle introduite par la conception bouddhique du karma apparaît comme une nouveauté. Les Chinois éprouvent d'abord quelque difficulté à concevoir des réincarnations successives sans supposer l'existence d'une entité permanente pour les sous-tendre. D'où l'idée d'une "âme spirituelle" et immortelle qui transmigre à travers le cycle des renaissances, alors que le corps matériel se désintègre à la mort. Cette idée ne fait que reprendre la croyance taoïste en un au-delà spirituel - voire physique - du corps." Comme en témoigne un texte probablement composé vers la fin du IVe siècle, sous la dynastie Jin, Geng sheng lun (De la réincarnation), de LUO HAN (300-380)).

 

Bouddhisme du Nord, bouddhisme du Sud

   Lors de la scission de la Chine en dynasties du Nord et du Sud, les progrès du bouddhisme prennent des formes différentes. Un bouddhisme du Nord se forme sur un territoire conquis par les Huns qui le contrôle pendant trois siècles (316-589). Ces dirigeants non chinois font du bouddhisme une religion d'État. "Moins portés sur la littérature et les philosophie, les moines y sont utilisés comme conseillers politiques, voire militaires, et appréciés pour leurs pouvoirs occultes. Dans cette Chine du Nord prédomine un bouddhisme dévotionnel, surtout préoccupé de moralité, de méditation et de pratique religieuse.

     Un bouddhisme du Sud se forme  dans les territoires où se réfugie le pouvoir impérial. Sous les Jin orientaux se forme un bouddhisme intellectuel propre à la classe lettrée. Y sont privilégiés les aspects matériels, intellectuels et spirituels et le bouddhisme y hérite de l'esprit blasé et désabusé des "causeries pures", désormais dégénéré en hédonisme décadent. "La classe lettrée, qui se mobilisait traditionnellement autour de sa mission morale et politique de sauvegarde du Dao, se laisse désormais gagner par un scepticisme qui trouve des échos dans le thème bouddhique du "tout est transitoire"".

  Avant de décrire les évolutions différentes du bouddhisme au Nord et au Sud de la Chine, Anne CHENG indique les deux principaux centres d'intérêts au lendemain de la chute des Han. Ils correspondent aux deux grands volets de la doctrine bouddhique : dhyâna (concentration) et prajnâ (sagesse). Le moine parthe AN SHIGAO, actif dès la seconde moitié du IIe siècle, met l'accent sur les textes du dhyâna, qui traitent essentiellement des techniques de contrôle mental, de respiration et de suppression des passions. Les premiers textes traduits en Chine mettent peu l'accent sur les vérités fondamentales du bouddhisme et beaucoup sur ses pratiques, et bien des traductions sont faites dans la terminologie taoïste. "Le bouddhisme des Han s'était adressé d'abord à un public populaire en mettant l'accent sur les pratiques de méditation, mais aussi sur le thème de la compassion et de l'accumulation de karma qui se traduisait notamment par des dons à la communauté monastique. Aux yeux d'un public déjà formé aux exigences du taoïsme religieux pour qui le bouddhisme n'était au fond qu'une variante ouvrant une nouvelle voie vers l'immortalité, il devait inévitablement se produire entre les deux un amalgame, assorti d'une tentation de "récupération" réciproque." L'idée que le bouddha ne serait autre que LAOZI, disparu à l'Ouest de la Chine gagne même les esprits  (Sutra sur la conversion des barbares). Cette idée est au centre d'une querelle qui rebondit au IVe, puis au VI-VIIe siècle, élément des relations complexes entre bouddhisme et taoïsme. Au-delà du dhyâna, la doctrine bouddhique fait culminer le cheminement de l'adepte vers la sagesse, notamment sous l'impulsion du Scythe LOKAKSEMA (ou ZHI LOUJIACHAN, ou encore ZHICHAN, traducteur des textes de la Prajnâ-pâramita (perfection de la sagesse), caractéristique du bouddhisme Mahâyâna de l'Inde dès le IIe siècle avant J-C. Cette doctrine s'enracine surtout au Sud par la suite, vers le milieu du IIIe siècle.

 

      Au Sud de la Chine, "c'est à travers des échanges d'idées sur la vacuité que le bouddhisme atteint les milieux lettrés (...) alors occupés à spéculer sur les rapports entre le "fondement constitutif" et sa "mise en oeuvre", le premier étant perçu comme l'il-n'y-a-pas (wu) assimilé à la vacuité bouddhique, et le second comme l'il-y-a (you) ou la réalité relative telle que nous la percevons." Les 7 premières écoles du bouddhisme, qui se constituent  en grande partie au Sud se départagent entre adeptes du wu qui se réclament de WANG BI, et ceux du you, plus proche de GUO XIANG. Toute une littérature s'efforce de faire coïncider les notions bouddhiques aux concepts principalement taoïstes, mais cette méthode tombe en désuétude après le travail de KUMÂRAJIVA, dès 402. Avant cela, les entreprises des moines bouddhistes, qui frayent avec l'élite lettrée, réussissent à faire dès 381 (où règne l'empereur XIAOWU (373-396), du bouddhisme la religion de référence. Mais l'engouement impérial suscite des réactions contre l'extravagance des dépenses et l'interventionnisme clérical dans les affaires de l'État. La conception confucéenne traditionnelle du pouvoir impérial, suprême car venant du Ciel s'accommode mal de l'intrusion de l'"État dans l'État" que constitue la communauté monastique bouddhiste. Dans le grand débat qui s'instaure vers 340 à la cour des Jin sur la question de savoir si les moines doivent ou non se prosterner devant l'empereur (en Inde, ils forment un corps autonome gouverné par ses propres lois...), c'est leur autonomie qui, dans un premier temps, remporte gain de cause, défendue notamment par le célèbre HUIYUAN (334-416) (Anne CHENG).

 

       Au Nord de la Chine, dans un contexte d'instabilité et d'insécurité (rivalités entre chefs non chinois), les moines préfèrent se mettre au service des souverains comme conseillers, se prévalant parfois de pouvoirs occultes pour inciter les conversions à la Loi Bouddhique. FOTUDENG, un moine originaire d'Asie centrale arrivé à Luyoyang vers 310 au milieu de ces troubles, met à la disposition du fondateur "barbare" des Zhao postérieurs (319-352) son expertise et sa magie. Toutes les dynasties non chinoises qui se succèdent encouragent puissamment le développement du bouddhisme qui, étant comme elles d'origine étrangère, leur procure un fondement spirituel et une légitimité politique hors des valeurs chinoises traditionnelles. (Anne CHENG)

 

Un pont entre monde indien et monde chinois

     Peter HARVEY décrit dans des termes semblables l'irruption du bouddhisme dans l'univers chinois. Cette irruption même jette un pont entre le monde indien et le monde chinois, qui jusque là ont des histoires séparées, avec des pratiques et des pensées totalement disjointes. "La transmission du bouddhisme en Chine fut confrontée à quelques problèmes liés à son monachisme. Aux yeux des Chinois, le célibat sapait une valeur fondamentale : la continuité de la lignée familiale, si importante pour ne pas priver les ancêtres de leur culte. Également, les moines dénués de piété filiale" menaient une vie non fondée sur le foyer et la famille, qui représentait le centre de la vie chinoise. En plus, les Chinois attendaient de tout homme, excepté l'humaniste lettré, qu'il soit engagé dans un travail productif, or les moines vivaient d'aumônes." Lorsque les monastères deviennent riches grâce aux donations multiples, le bouddhisme suscite une réaction qui mêle considérations religieuses et considérations socio-économiques. Malgré cela, le bouddhisme devient la religion principale de toutes les classes en Chine pendant des siècles tandis que le taoisme passe à la deuxième place et que le confucianisme garde son influence prédominante sur l'éthique sociale. C'est l'échec du confucianisme (surtout sous l'angle politique), avec le déclin et la chute de la dynastie Han, qui entraine la crise des valeurs qui permet à d'autres sagesses d'émerger.

 

      Le bouddhisme s'adresse de plus indifféremment à tous les hommes, tranchant avec le sens sacré des hiérarchies. C'est surtout cet aspect, vivement ressenti dans les couches les plus nombreuses de la population chinoise, qui l'emporte dans la diffusion de la nouvelle sagesse, beaucoup plus sans doute que les divers débats qui agitent les élites littéraires taoïstes et bouddhistes. C'est une toute nouvelle façon de concevoir le monde et les rapports entre les hommes qui se fait une place de plus en plus grande. 

 

Aspects politiques du développement spirituel

 John FAIRBANK et Merle GOLDMAN éclairent sur des aspects politiques de la montée du bouddhisme en Chine. "Dans leur tentative pour "traduire" leurs idées nouvelles et étrangères en des termes qui fussent porteurs de sens pour le public chinois, les premiers missionnaires bouddhistes allaient au-devant de difficultés que connurent en tout temps les pourvoyeurs d'idées étrangères en Chine.Sur quelle base fallait-il choisir certains termes ou caractères chinois, porteurs d'un sens déjà établi, pour leur en substituer un nouveau sans que les idées ainsi véhiculées fussent subtilement modifiées et sinisées au cours de ce processus? Par exemple, le caractère chinois dao ("la Voie"), dont se servait déjà abondamment dans le taoïsme et le confucianisme, pouvait servir diversement à la transposition des notions indiennes de dharma ou yoga, ou encore de l'idée d'éveil ou d'illumination, pouvait accueillir le sens du conscient du nirvana. Il ne pouvait en résulter qu'une ambigüité, voire même une dilution de l'idée originale.

Exprimés en caractères chinois, les idées abstraites venues de l'étranger pouvaient difficilement éviter un certain degré de sinisation. En outre, des valeurs exotiques et socialement dérangeantes ne pouvaient que rencontrer de la résistance. Comme Arthur Wright le remarque, "la position relativement élevée que les bouddhistes accordaient aux femmes et aux mères fut modifiée dans ces premières traductions. Par exemple, la phrase "Le mari soutient son épouse" devenait "le mari contrôle son épouse" et "l'épouse réconforte son mari" devenait "l'épouse vénère son mari".

A partir du IVe siècle, les envahisseurs non chinois du nord de la Chine acceptèrent le bouddhisme en partie parce qu'il était, comme eux, étranger à l'ordre ancien qu'ils étaient en train de remplacer. Les prêtres bouddhistes faisaient figure d'alliés potentiels dans leur effort pour obtenir l'obéissance du peuple. Quant aux élites chinoises qui avaient fui vers le Sud, le bouddhisme offrait également une explication et une consolation, intellectuellement sophistiquée et esthétiquement satisfaisantes, qui leur permettaient de faire face à l'effondrement de leur ancienne société. A l'heure des bouleversements sociaux, les empereurs comme les roturiers recherchaient le salut dans la religion. De grandes réalisations artistiques - sculptures et temples gravés dans la roche - datent de cette période. On pourrait établir avec profit des comparaisons et des contrastes entre la propagation de la foi bouddhiste en Chine et son équivalent chrétien dans l'Europe médiévale, notamment pour ce qui concerne le rôle des clergés ou du monachisme, l'essor des sectes ou les rapports entre l'Église et l'État. Les monastères bouddhiques, par exemple, servaient d'auberges et de refuges pour les voyageurs. Ils étaient aussi des lieux de charité. Avec le temps, ils accumulèrent de vastes domaines territoriaux et ils finirent par occuper des positions quasiment officielles dans l'administration.
Une période d'acceptation et d'expansion autonome succéda à une première période d'emprunt et d'acculturation. A un degré qui fait encore aujourd'hui l'objet de débats, le bouddhisme chinois subit l'influence du taoïsme et exerça en retour une influence sur lui. De nouvelles sectes, qui répondaient à des besoins proprement chinois, émergèrent dans le pays. L'une des plus connues de nos jours, à travers son influence sur l'art d'Extrême-Orient, est la secte Chan - ou, dans sa prononciation japonaise, Zen. Elle cherchait l'illumination au moyen de pratiques méditatives."


 

 

Peter Harvey, Le bouddhisme, Enseignements, histoire, pratiques, Seuil, 1993. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002. John King FAIRBANK et Merle GOLDMAN, Histoire de la Chine, Texto, Editions Tallandier, 2013.

 

PHILIUS

 

Relu le 5 décembre 2020

 

Complété le 18 novembre 2015.

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5 juillet 2011 2 05 /07 /juillet /2011 09:44

       L'écrivain français, de son vrai nom François Marie AROUET, est sans doute le plus connu et occupe une place particulière dans la mémoire collective française. Toujours encensé pour certaines oeuvres, ignoré pour une quantité d'autres, le philosophe est l'un des plus prolifiques des Lumières françaises.

Il fait figure, et il combat beaucoup durant toute sa vie pour cela, de chef de file du parti encyclopédique, même si paradoxalement, il prend ses distances - quitte à en produire un lui-même tout seul - avec l'Encyclopédie raisonnée de DIDEROT et d'ALEMBERT. Ses oeuvres, dont certaines font partie depuis des lustres du programme scolaire, se partagent entre des romans, des poésies, des traités et un Dictionnaire philosophique portatif, tous au service d'une idée de l'homme et de la société, avec un style souvent mordant, voire insolent (il est embastillé plusieurs fois, même si c'est aussi à cause de ses habitudes de coureurs de femmes durant sa jeunesse...), persifleur et toujours polémique.

Si La Henriade (1728), Zadig (ou la Destinée) (1748), Candide ou l'Optimiste (1759) sont bien connus parmi ses oeuvres littéraires, ses pièces de théâtre (Oedipe - 1718, L'indiscret - 1725, Samson (opéra de 1732), La mort de César - 1736, La Prude - 1748, Le Baron d'Otrande (opéra bouffe de 1769) et Agathode - 1778, parmi un nombre important d'autres sont tombés dans l'oubli. Ses oeuvres politiques ou philosophiques les plus érudites et les plus remaniées parfois, écrites surtout dans la seconde partie de sa vie d'écrivain (à partir de 1718 environ) constituent toujours des oeuvres de référence, jusque dans le pensum officiel de la République française, même si bien entendu, passé la vie scolaire et universitaire, le citoyen moyen ne les lit guère : Histoire de Charles XII (1730), Lettres philosophiques ou Lettres anglaises (1734), Traité de métaphysique (1736), Le siècle de Louis XIV (1751), Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), Essai sur les moeurs et l'esprit des nations (1756), Traité sur la tolérance (1763), Dictionnaire philosophique portatif (1764), Le philosophe ignorant (1766), Questions sur l'Encyclopédie (1770), Éloge historique de la raison (1774), De l'âme (1776), La Bible enfin expliquée par plusieurs aumôniers de S M L R D P (1776)... marquent son époque et celle de la Révolution française. Elles couvrent seize volumes parus dans la Bibliothèque de la Pléiade (dont treize de correspondance, tant les écrivains de cette période communiquaient, sans doute plus qu'aujourd'hui...). A noter que dans nombre d'ouvrages, il s'agit pour VOLTAIRE, en prenant faussement un thème (c'est éclatant lorsqu'il traite de l'Islam...), de développer une fois de plus ses attaques contre les christianismes officiels, l'intolérance et le fanatisme.

 

            L'histoire et ses leçons constituent dans l'esprit de VOLTAIRE une source d'expériences au service de la raison qu'il s'agit de revaloriser sans relâche, contre tous les préjugés. Tant dans l'Histoire de Charles XII (1730) que dans Le Siècle de Louis XIV (1751) ou dans l'Essai sur les moeurs et l'esprit des nations (1756). Il inaugure une manière d'écrire l'histoire qui, sans retenir l'ensemble des principes méthodologiques énoncés par Pierre BAYLE, témoigne de nouvelles exigences : l'histoire doit être émancipée des données de la religion et des textes sacrés, elle ne doit pas être simplement au service de la grandeur des princes, elle ne doit pas non plus s'intéresser seulement aux grandes batailles et à la geste héroïque des rois et de leurs armées, elle doit au contraire être attentive à l'ensemble de ce qui constitue la vie d'un règne, d'un pays, d'une époque. La marche des sciences, des arts, des finances, du commerce et des moeurs est plus importante que les événements militaires. Il faut dé-théologiser l'histoire. Autrement, la philosophie voltairienne de l'histoire est cyclique, non linéaire et surtout pas téléologique. Chaque siècle a une relative autonomie, chacun d'eux connaît la décadence et s'achève dans le chaos. Aucun progrès n'est jamais irréversible. En tout cas, le développement de la raison doit permettre aux hommes de tirer les meilleurs enseignements de leur histoire, malgré son pessimisme anthropologique (sur la nature humaine).

 

           Son Traité de métaphysique (1736) est une véritable entreprise de démolition, reprise et amplifiée d'ailleurs dans le Dictionnaire philosophique portatif (1764). Toute la métaphysique est un songe, une interminable rêverie. Le métaphysicien prétend connaître ce qui lui échappe nécessairement : la nature de l'âme, l'essence de la matière, l'origine des choses, les attributs de Dieu, car de toute manière tout cela échappe à l'intellect de l'homme. Il n'y a pas à faire de différences entre les matérialistes et les substantialistes, tous deux sont dans la même erreur.

Les dialogues de Posidonius et de Lucrèce présentent un Voltaire acharné à montrer que l'idée d'une matière qui s'auto-organiserait est confuse et contradictoire. Opposée à la métaphysique, ne subsiste que la philosophie vraie, celle qui, loin de spéculer dans le vie, fonde au contraire nos connaissances sur la sensation, sur le rapport que notre corps entretient avec le monde. Cette philosophie s'élève par le calcul, la comparaison et l'induction, jusqu'à la connaissance de lois qui organisent le flux des phénomènes, et cela suffit. Ce n'est que par les progrès de la philosophie expérimentale que l'homme peut aller plus loin. Sa réflexion fait de Voltaire un "maillon dans la chaîne qui conduit au triomphe du positivisme au XIXe siècle" (Ghislain WATERLOT).

 

            Le Traité sur la tolérance s'inscrit dans une longue série d'affaires judiciaires où Voltaire entend s'élever contre le fanatisme et l'intolérance. Ceux de l'Église catholique comme ceux du protestantisme, ceux des Parlements comme ceux des princes. Il s'est passionné, jusqu'à l'obsession, notamment sur plusieurs affaires : affaire Calas, à l'origine du Traité (1762), affaire Sirven (1764), affaire du chevalier de la Barre (1766) et affaire Lally-Tollendal (1776). Dans de courts écrits publics, en très grand nombre, qui alimentent gazettes et autres publications, il s'adresse ouvertement aux ministres, pendant qu'il fait en même temps antichambre pour obtenir d'eux appuis pour faire gagner les procès. 

Jacques Va den Heuvel, qui introduit une présentation de l'affaire Calas, nombreux documents à l'appui, écrit que "c'est (...) très logiquement qu'il s'adresse aux ministres, et par leur intermédiaire au roi, en qui il met tous ses espoirs. Le Traité sur la tolérance est donné comme une "requête que l'humanité présente très humblement au pouvoir et à la prudence". Alors que dans son Essai sur la société des gens de lettres et des grands, d'Alembert prêche aux premiers à l'égard des seconds une réserve, une indifférence polies, Voltaire use de tous ses talents pour faire le siège des gens en place. Il sait que pour n'importe quelle affaire, "il faut toujours trouver la porte du cabinet". Il a retenu du grand siècle que l'"art de plaire" consiste à se proportionner à son interlocuteur, à employer son langage, si l'on veut se concilier ses faveurs. Les d'Argental, cela se devine, étaient bien plus friands de théâtre que de Calas. Si Voltaire, non sans une certaine inconvenance, leur désigne toujours comme "ses roués" la tragédie du Triumvirat qu'il a mise sur le chantier, c'est, n'en doutons pas, pour se ménager d'habiles transitions, et glisser comme en contrebande à ses protecteurs un mot de ses protégés, avant de "baiser le bout de leurs ailes". Et plus il approche du sommet, avec le Maréchal duc de Richelieu, Chauvelin, Choiseul, plus il fait miroiter toutes les facettes de son esprit, prodigue flagorneries, caresses et tous autres raffinements puisés dans sa vieille expérience de courtisan. Quitte à orchestrer le scandale dans le même temps qu'il sollicite : nul n'a son pareil pour ameuter, pour susciter un charivari qu'il appelle non sans humour le "concert des âmes vertueuses". Surtout lorsque c'est celui du "sang innocent", selon le beau titre qu'il adoptera pour un pamphlet bien ultérieur, le cri réveille, brisant la conspiration du silence. le cri fait peut, effrayant "les animaux carnassiers, au moins pour quelques temps", et, surtout, "le cri individuel engendre le cri public", qui s'enfle et devient "criaillement" ; tel est le sens du mot d'ordre envoyé de Ferney pendant l'été 1662 (...)."

Le traité lui-même s'ouvre par un exposé "abrégé" de la mort de Jean Calas, et de là découle toute une diatribe contre l'intolérance qui fait appel autant à des arguments théoriques qu'à des persiflages continuels. Il retourne toute une argumentation selon laquelle l'intolérance est un droit humain, elle est enseignée par Jésus-Christ ; elle est de droit divin dans le judaïsme et comment elle fut mise en pratique, en terminant sur l'utilité d'entretenir le peuple dans la superstition. Des additions furent faite au livre lors de la réhabilitation de Jean Calas. Il ne faut surtout pas se fier uniquement à ce traité pour connaître l'affaire en elle-même, car le texte est parsemée de déformations et de manipulations, mais l'essentiel n'est pas là : tous les moyens sont bons en rhétorique pour obtenir la reconnaissance de l'innocence d'un homme supplicié.

 

          Le Dictionnaire philosophique portatif (1764), les questions sur l'Encyclopédie (1770) et d'autres textes font partie d'un projet de longue haleine de Voltaire qui lutte alors sur deux fronts : contre le pouvoir religieux, principalement et contre ses "collègues" philosophes.

Après avoir collaboré à l'Encyclopédie de DIDEROT et d'ALEMBERT depuis 1755-1756, il s'éloigne de cette grande entreprise (à la suite du scandale dû à la publication de l'article "Genève", qui failli en stopper la publication...). Il pense que cette Encyclopédie est trop volumineuse pour être une arme véritablement efficace. Aussi, il revient à une de ses idées premières ; publier "son" encyclopédie, sa manière de comprendre les idées de son temps. Suivant en cela une grande mode à l'époque, il publie progressivement, de 1765 à 1769 ses articles sur le Cathéchisme du jardinier, l'Enthousiasme, la Liberté de pensée, Nécessaire, Persécution, Philosophe, Sens commun... Carême, Inquisition, Torture... prenant parfois à contre-pied les articles correspondant de l'Encyclopédie... D'une centaine de mots, ce Dictionnaire concrétise sa vision militante et son ambition d'être le patriarche du mouvement philosophique. 

 

         C'est d'abord en philosophe que VOLTAIRE écrit. Des Lettres philosophiques de 1734 au Dictionnaire philosophique de 1764, il prétend bien reformuler. Mais, de fait, s'il est un vulgarisateur de génie, Voltaire n'est pas un bâtisseur de système philosophique, à l'image de certains philosophes inspirateurs des Lumières. Mais il formule, à force de combattre l'injustice, une doctrine originale de la tolérance, propose une critique de la métaphysique et envisage une réforme de la justice.

Toute sa plume est tendue pour "écraser l'infâme" (Lettre à Damilaville, 1765). L'infâme, c'est le fanatisme sous toutes ses formes, plus spécialement sous sa forme chrétienne. Pour lui, l'Église est une figure privilégiée de l'Infâme. Mais c'est surtout à partir des années 1760 que ses écrits rageurs la ciblent de manière privilégiée. Parce qu'elle est l'Église la plus assoiffée de pouvoirs temporels, parce qu'elle a créé un nombre considérable d'institutions tout à fait inutiles et socialement nuisibles (les monastères), parce qu'elle est l'Église dont la théologie est la plus délirante (la transsubstantiation par exemple). Le fanatisme est un délire soutenu par le meurtre. Effectivement, tant que l'on se borne à se plaire aux extases comme aux visions, tant que l'on se contente de prendre ses songes pour des réalités et ses imaginations pour des prophéties, on est simplement enthousiaste. Quand on y ajoute le recours à la violence et l'intention délibérée d'imposer ses visions à tous et à chacun, on est un fanatique. Un enthousiaste peut être toléré. Un fanatique doit être résolu combattu. Il est la peste du genre humain. Mêmes si les fondateurs de religion ne sont généralement pas fanatiques, tous les prêtres qui la servent le deviennent plus ou moins avec le temps.

La religion est véritablement une hantise pour VOLTAIRE : dans l'édition de 1769 du Dictionnaire portatif, sur 118 articles, pas moins de 78 impliquent directement les religions. En  fin de compte, toutefois, Voltaire semble se comporter parfois comme un fondateur de religion, comme le refondateur du déisme. Dans le Recueil nécessaire, publié en 1765, Voltaire réuni "le catéchisme de l'honnête homme" et le "Sermon des cinquante" avec la "Profession de foi du vicaire savoyard", un des rares textes de ROUSSEAU pour lequel il ait de l'admiration. Puis en 1768, pour faire pièce d'ailleurs à ROUSSEAU, qu'il considère comme son plus grand rival, il écrit la Profession de foi des théistes... Le théiste qu'il est croit en l'existence d'un Être Suprême - thème qui est repris pendant la Révolution - aussi bon que puissant, qui a formé tous les êtres étendus, végétants, sentants, et réfléchissants ; qui perpétue leur espèce, qui punit sans cruauté les crimes, et récompense avec bonté les actions vertueuses. Un Être qui intervient donc beaucoup dans la vie des hommes, influence évidente d'un catholicisme séculaire en France. Ce thème est présent sous quantité d'habillages chatoyant et ridicule de multiples religions positives... Il s'agit de substituer, et cela devrait être le devoir des "princes éclairés", à cette religion intolérante qu'est le christianisme, une autre religiosité, au culte et aux rites réduits au minimum.

Mais au rôle également, réduit de plus en plus au fur et à mesure que la raison poursuit son chemin vers la vérité. La tolérance, chez VOLTAIRE, notamment dans son dialogue avec la vision de BOSSUET - pour qui la radicale intolérance de l'Église est un signe supplémentaire en faveur de la vérité de la foi et du droit d'ingérence de l'Église dans la vie publique - possède un rôle politique précis, et pas seulement une dimension morale : en ruinant peu à peu les religions positives traditionnelles, elle favorisera l'avènement et la reconnaissance universelle du théisme. (Ghislain WATERLOT)

 

VOLTAIRE, L'affaire Calas et autres affaires, Traité sur la tolérance, édition de Jacques Van den HEUVEL, Gallimard, 1975 ; Oeuvres complètes de Voltaire, nouvelle édition avec notices, préfaces, variantes, table analytique, conforme pour le texte à l'édition de Beuchot, en 52 volumes de 1883, publié chez Garnier-Frères, Éditions de la Pléiade ; Le Dictionnaire philosophique, sous la direction de Christiane Mervaud, Voltaire Foundation, 1994-1995, en deux volumes.

Pratiquement tous les textes de VOLTAIRE, tombés dans le domaine public, sont disponibles sur Internet.

Sous la direction d'Eric FRANZACALANZA, Voltaire patriarche militant, Dictionnaire philosophique (1769), PUF/CNED, 2008. Ghislain WATERLOT, Article Voltaire, dans Le vocabulaire des philosophes, tome 2, Ellipses, 2002.

 

Relu le 20 juillet 2020

 

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