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30 mars 2019 6 30 /03 /mars /2019 09:51

   Le biologiste et ornithologiste néerlandais Nikolaas TINBERGEN est considéré  comme le fondateur, avec Konrad LORENZ de l'éthologie, c'est-à-dire de la science du comportement animal, étude comparative entre les espèces pour les quatre axes du comportement : fonction et phylogenèse, causalité et ontogenèse.

 

Une vie dédiée à l'éthologie

    Après une expédition (1925) de trois mois en mer Baltique pendant laquelle il observe les migrations d'oiseaux, il intègre l'université de Leyde pour étudier la biologie (1926). Il y réalise sa thèse sur les abeilles et leur comportement spatial, inspiré des travaux de Karl von FRISCH. Tout en participant à une exploration au Groenland pendant quinze mois. Devenu assistant de recherche à la même université, il y étudie le comportement animal. Et comme Konrad LORENZ avec lequel il commence à correspondre à partir de 1935, il étudie surtout les oiseaux (mais aussi les poissons et les insectes). Ils travaillent ensemble sur le concept de comportements innés et sur l'élaboration d'une discipline dédiée à l'observation objective du comportement animal, davantage influencée par la biologie que par la psychologie, fondant ainsi les bases de l'éthologie.

    Durant la Seconde Guerre Mondiale, les opinions politiques de LORENZ et de TINBERGEN les éloignent progressivement, en dépit des efforts du second qui voit leur association comme essentielle pour l'avenir de l'éthologie. Tandis que LORENZ ne se défend pas de certaines sympathies pour le national-socialisme, TINBERGEN, comme plusieurs de ses collègues, démissionnent en 1941 de l'université, pour protester comme le "nettoyage" du personnel juif par les nazis. En 1942, plusieurs d'entre eux sont incarcérés et certaines exécutés. TINBERGEN est emprisonné pendant deux jusqu'en septembre 1944.

    En 1947, il devient professeur de zoologie à l'Université de Leyde, avant d'intégrer l'Université d'Oxford comme maître de conférences en 1949.

    Ses expériences simples et claires posent les bases de l'ensemble des sciences comportementales actuelles. Il reçoit, avec Karl von FRISCH et Konrad LORENZ (avec lequel il ne travaille plus depuis la fin de la seconde guerre mondiale), en 1973, le Prix Nobel de physiologie ou médecine pour "leurs découvertes concernant l'organisation et le déclenchement de patterns de comportements individuels et sociaux.

 

Les questions fondamentales de l'éthologie

   Nikolaas TINBERGEN pose en 1963, dans son article On aims and methods of Ethology, à l'occasion du soixantième anniversaire de LORENZ, les bases des comportement qui doivent être étudiés sous quatre aspects :

- Causalité immédiate : quels sont les facteurs internes ou externes qui déclenchent un comportement?

- Fonction : quelle est la fonction de ce comportement, quelle est son utilité pour la survie de l'animal à court ou long terme?

- Ontogenèse : comment se met-il en place au cours du développement de l'individu?

- Phylogenèse : comment ce comportement est-il apparu au cours de l'évolution, est-il partagé avec d'autres espèces?

La causalité immédiate et l'ontogenèse sont regroupées sous le terme de "causes proximales" et la fonction et l'évolution sous le terme de "causes ultimes".

   Depuis ses fondations, l'éthologie a évolué, notamment en ce qui concerne la problématique entre l'inné et l'acquis. Rétrospectivement, certains estiment que la réputation (scientifique) de LORENZ et TINBERGEN doivent plus à une popularité éditoriale et à une rupture d'avec des conceptions antérieures (notamment une conception atomiste dominante du comportement et des types d'expérimentations - laboratoire/terrain), qu'à leurs découvertes elles-mêmes. Mais ils sont les premiers à avoir dégagé des perspectives qui ne sont dépassées que beaucoup plus tard avec les développement de la neurobiologie et de l'écologie comportementale. Ce qui est tombé en désuétude, c'est surtout l'approche du "comportement social", des séquences les plus complexes, à cause de l'individualisme extrême qui faisait de l'organisme le cadre ultime du débat inné-acquis et de la continuité phénoménologique du comportement (qui va des coups de bec des Gallinacés à la guerre nucléaire chez les Humains...) (alors qu'aujourd'hui on discute surtout d'évolution de populations), sans compter - mais c'est surtout le cas de la littérature de Konrad LORENZ - un certaine darwinisme social lacunaire. (Georges GUILLE-ESCURET)

 

C'est dès 1951, dans The study of instinct, que toutes ses recherches sont rassemblées, complétées et élaborées en n texte fondateur de la théorie des instincts. Celui-ci dépasse largement la formulation effectuée avec LORENZ, en généralisant le modèle des actes instinctifs (type roulage de l'oeuf) aux comportements instinctifs, c'est-à-dire à l'enchaînement d'actes instinctifs. Les précédents étant déclencheurs des suivants, comme les maillons d'une chaîne. A chaque niveau de l'organisation hiérarchisée des comportements complexes, les centres coordinateurs, les mécanismes innés de déclenchement §composante exogène) et les besoins spécifiques (composante endogène) reposent sur des arguments physiologiques et nerveux.

 

 

 

 

 

Nikolaas TINBERGEN, L'étude l'instinct, Payot, 1953 ; La vie sociale des animaux, Introduction à la sociologie animale, Payot, 1953 ; L'Univers du goéland argentin, Elsevier-Séquoia, Paris, Bruxelles, 1975 ; Carnets d'un naturaliste, Hachette, 1961 ; Le comportement animal, Time-Life, collection Jeunesse, 1968 ; Dictionnaire du comportement animal (avec David MCFARLAND) (The Oxford Companion to Animal Behaviour, 1981), Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.

Raymond CAMPAN, Nikolaas Tinbergen, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Georges GUILLE-ESCURET, Lorenz, Tinbergen, éthologie objectiviste, dans Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, Sous la direction de Patrick TORT, PUF, 1996.

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19 mars 2019 2 19 /03 /mars /2019 09:28

    Du latin instinctus, ce terme instinct désigne, nous rappelle Francesco M. SCUDO, spécialiste en éthologie et en génétique, à l'Instito di Genetica biochima ed evolutionistica de Pavie, "des aspects apparemment immuables dans l'activité des animaux et de l'Homme, c'est-à-dire des aspects propres à leur "nature", et pouvant être clairement distingués des aspects variables, issus des conditions externes, de l'expérience individuelle ou collective, de l'intuition ou du caractère "raisonnable", qui peuvent être également propres aux êtres en question."

Après avoir rappelé la tradition  moderne de la théologie naturelle, tirée d'une intuition de DESCARTES sur la nature des réflexes, les travaux de George-Louis Leclerc de BUFFON 1707-1788), naturaliste français et de Thomas Henry HUXLEY (1825-1895), biologiste anglais, les véritables théories sur les réflexes de SPENCER et d'Ivan SECENOV (1829-1905), physiologiste russe, ceux de PAVLOV au tournant du siècle, l'auteur détaille surtout diverses théories "mécanistes" élaborées à partir des années 1920 qui forment un net contraste avec la tradition physicothéologique comme avec le sens commun. "Une distinction, explique-t-il, entre réflexes et instincts - même si les seconds ne peuvent être que des modifications affaiblies des premiers - est en effet cruciale dans la théorie de Darwin, et plus encore la notion de complexes d'activité utiles formées d'actes automatiques comprenant également les activités "non innées". Il s'agit là de distinctions analogues à celle des traditions réflexo-théologiques modernes - toutes fondées sur la spécification des réflexes comme réponses "mécaniques", "passives" et même "involontaires" - mais qui n'installent aucun "saut qualitatif" entre l'Homme et les autres animaux."   L'auteur rappelle aussi que, toutefois, même si nombre de conceptions découlent des travaux de Darwin, lui-même n'a laissé aucun traitement systématique du problème des instincts et de leur évolution, se bornant à des considérations semi-empiriques sur les "pouvoirs mentaux" et leur variabilité dans l'ontogenèse et la phylogenèse. Les différentes théories des instincts tournent toutes autour de la division des instincts en composantes motrices et en stimuli déclenchants - qu'elles regardent comme leurs principaux traits qualitatifs - et de la caractérisation quantitative de l'appétence, ou de la propension, ou de la promptitude momentanée aux activités instinctives (que l'on peut traduire dans certains cas, d'une manière anthropomorphique, par des termes proches de "besoin", "urgence", "compulsion").

      Par "instincts", donc, écrit toujours F. SCUDO, "on entend des modalités de contrôle des comportements non purement passifs et mécaniques, lesquelles par ailleurs sont très différentes entre elles, même si l'on passe ordinairement par degrés de l'une à l'autre." Notre auteur présente des activités instinctives très différentes chez les Invertébrés, les Mammifères en général, les Vertébrés supérieurs et les Primates...

 

Différentes théories des instincts

        De leurs différentes expérimentations, des auteurs tirent des théories des instincts qui sont difficilement comparables et évaluables les unes par rapport aux autres, tant leurs objets d'expériences sont différents, les uns travaillant plus vers les Invertébrés, les autres vers les Mammnifères, et d'autres encore considérant plutôt les Vertébrés supérieurs comme les Primates... Nombreux mettent en avant la différence entre Réflexes et Instincts, discutent plutôt d'Erbkoordinationen (coordinations motrices innées) à complexité et applications différentes suivant les espèces considérées.

C'est le cas de tout un courant de pensée - nommé "moteur" - de différents auteurs, tout au long de leur carrière, tels que Edward THORNDIKE (1874-1949), psychologue américain, Charles Otis WHITMAN (1842-1910), zoologiste américain, Konrad LORENZ (1903-1989) et Nikolas TINBERGEN (1907-1988), travaillent sur les caractérisations des instincts "supérieurs", comme d'ailleurs Paul LEYHAUSEN (1916-1998), éthologue allemand, indépendamment du fait qu'ils sont "fixes" plutôt que modifiables après leur maturation au cours de l'ontogenèse.

Un autre courant de pensée, représenté par William MC DOUGALL, Johan Burdon Sanderson HALDANE (1892-1964) ou Bernhard HASSENSTEIN (1922-2016), biologiste et comportementaliste allemand, caractérise au contraire les instincts sur la base de leurs objets et des opérations, en premier lieu cognitives, réalisées sur des objets ou des classes d'objets, tandis que les Erbkoornationen seraient simplement les "instruments" des instincts.

Une alternative aujourd'hui très commune à ces deux écoles de pensée qui considère qu'il n'y a pas de bases innées ou instinctives aux comportements des Mammifères Supérieurs n'est pas considérée dans son développement par notre auteur, parce qu'elle laisse entièrement  inexpliquées la cohérence relative et la prévisibilité de ces comportements ainsi que l'impossibilité de les modifier, ou de les réprimer systématiquement, excepté à travers des processus évidemment pathologiques ou une véritable domestication.

       Citons directement Francesco SCUDO : "Le courant de pensée que nous nommerons "moteur", et dont le meilleur représentant est sans doute P. LEYHAUSEN, a comme objet principal d'explorer les circuits fonctionnels complexes, caractérisés par un usage flexible d'Erbkoordinationen qui peuvent en partie être remplacés par des coordinations motrices apprises, avec des fonctions équivalentes. Il est souvent clair que ces circuits ne peuvent être interprétés seulement comme correspondant à une unique propension ou appétitivité, étant donné que chacune de leurs Erbkoordinationen peut être utilisée à des fins tout à fait impropres, en "débordement" ou "à vide" (...). Souvent, en outre, différents Erbkoordinationen du même circuit sont associés à des postures et à des expressions diverses qui indiquent clairement leur niveau d'appétitivité (...). Évidents cependant sont les avantages de cette régulation "multiple" d'un circuit fonctionnel, par rapport à celle qui est seulement ou d'une manière prévalente le fait d'une seule propension, comme pour la "chaîne des réflexes".

Certaines théories motrices, toutefois, impliquent également qu'il n'y ait aucune régulation à proprement instinctive du circuit tout entier, au sens où il s'agirait de régulations complexes banalement physiologiques telle que la faim, ou d'une origine cognitive non instinctuelle. Des coordinations motrices clairement assujetties à plusieurs circuits fonctionnels, comme la déambulation, seraient au contraire exclusivement réflexes, ou apprises. Toutes autres conditions étant identiques, le fait que l'animal exécute l'une plutôt que l'autre des Erbkoordinationen aux fonctions analogues (...) ou en réduise ou élimine une dans un circuit fonctionnel, ou encore remplace une Erbkoordinationen par une coordination apprise, dépendrait seulement des intensités relatives aux différentes Erbkoordinationen, et des propriétés des stimulations déchenchantes. A cette interprétation théorique des instincts supérieurs, que nous nommerons motrice extrême, il n'est guère facile d'adresser une quelconque objection sérieuse dans le cadre des exemples spécifiques à travers lesquels elle est proposée. (...) Cependant, il n'est pas facile d'exclure qu'il y ait aussi une véritable forme de régulation instinctuelle de circuits fonctionnels entiers.

Le courant (...) que nous désignons comme "cognitif", s'en différencie par la priorité donnée aux objets des instincts, et souvent même, au niveau épistémologique, dans le fait de considérer le "plaisir" et la "douleur" comme des entités dérivées, sur des bases cognitives, de l'action : quand ils ne sont pas banalement physiologiques, le plaisir et la douleur reflèteraient des estimations ou des prévisions du succès ou de l'insuccès d'activités dans lesquelles l'animal est engagé. Les théories motrices de l'instinct, au contraire, sont habituellement liées à une conception "utilitariste" ou "hédoniste" du comportement, c'est-à-dire qu'elles considèrent "plaisir" et "douleur" comme des entités premières, justifications ultimes de tous les comportements supérieurs."

           

Discussion sur la caractéristique "hormique" des instincts.

    Dans la suite de son exposition, F. SCUBLA se concentre sur une des approches cognitives, après avoir rappelé que "comme les approches motrices sophistiquées, les approches cognitives elles aussi donnent pour argent comptant l'utilité spécifique des réflexes et des tropismes et l'utilité non spécifique (...)  d'Erbkoordinationen dépourvues de tout but mécanique précis". L'approche "hormique" (du grec qui signifie impulsion vitale ou "poussée" interne à l'action, voir MC DOUGALL, 1923), "se préoccupe avant tout de justifier les activités ayant des fins utilitaires plus ou moins précises, ce qui implique une certaine forme de prévision du résultat "final" de ces activités. Celles-ce se distinguent des activités mécaniques par  les caractéristiques suivantes :

1. une certaine spontanéité, au sens où le type de comportement n'est déterminé qu'en partie par la nature de la stimulation qui l'initie ;

2. la persistance de l'activité indépendamment de la persistance de la stimulation interne ou externe qui l'a initiée ;

3. des variations dans la forme ou la direction des activités persistantes ;

4. l'interruption de cette activité dès qu'elle a réussi à produire un changement spécifique des conditions;

5. le fait que l'animal se prépare en quelque sorte aux nouvelles conditions que son comportement a contribuer à produire ;

6. une certaine amélioration de l'efficience d'une activité quand elle est répétée par le même individu dans des conditions semblables.

  Ayant, poursuit notre auteur, ainsi qualifié les comportements, innés ou non, qu'il entend expliquer, le théoricien hormiste caractérise ceux qui sont instinctuels en termes de reconnaissance innée de classes de stimulations, d'objets et de situations."

A propos des Vertébrés en général, MC DOUGALL écrit : "Nous pouvons donc définir un "instinct" comme une prédisposition innée qui détermine l'organisme à percevoir (à témoigner de l'attention à) n'importe quel objet d'une certaine classe, et à ressentir en sa présence une certaine excitation émotionnelle et une impulsion à l'action qui s'exprime dans une modalité spécifique de comportement en relation avec cet objet." L'objet, pour MC DOUGALL est entendu au sens large, incluant des caractéristiques dues aussi bien aux conditions externes qu'aux conditions internes à l'animal, et la manière dont, parmi les instincts ainsi définis, il est utile d'opérer des distinctions principalement selon leur différent degré de spécificité, ou de spécialisation.

Alors que dans les théoriciens motrices sophistiquées, les comportements sont déterminés par des formes rigides d'apprentissage spécifiés d'une manière innée au sein de classes particulières de stimulus, les états émotionnels étant des entités directement dérivées et composites, reliées aux différentes Erbkoordinationen, dans les théories hormistes, ces états émotionnels  reflèteraient plutôt l'activation d'un ou plusieurs instincts, les Erbkoordinationen n'étant que de simples instruments des instincts. C'est au niveau de la cause du comportement que la différence entre ces théories se situant, et cela a des implications, comme l'écrit F. SCUDO, "d'un point de vue systématique". "Pour les théoriciens "hormiques" et apparentés, les Mammifères supérieurs seraient caractérisés par une douzaine d'instincts majeurs non spécialisés - cette évaluation étant constituée par des approches indépendantes et techniquement différentes, comme celles de MC DOUGALL (1923) et de HASSENSTEIN (1987). (...). Pour le théoricien "moteur" en revanche, ces mêmes Mammifères seraient caractérisés par un nombre d'instincts d'un ordre de grandeur plus élevé - environ une centaine."

"Les données, reprend notre auteur, plus vastes et plus précises accumulées au cours des dernières décennies ne semblent pas permettre un choix précis entre ces deux alternatives extrêmes, mais plutôt de qualifier la faiblesse de l'une et de l'autre en tant que schémas interprétatifs généraux. Par exemple, chez les Chats, il n'y a aucune base empirique précise pour caractériser un instinct agressif particulier, comme le veut la théorie hormique. Si, malgré cela, l'agression, la prédation, etc, avaient chacune une base instinctuelle unitaire - et il n'y a aucun motif sérieux de l'exclure -, la théorie hormique interpréterait mieux les Erbkoordinationen telle que la "morsure à la nuque" (appliquée aussi aux bouteilles, devons nous rappeler, comme expliquée auparavant dans le texte de l'auteur...) comme simple instrument de différents instincts, c'est-à-dire l'instinct prédateur, l'instinct d'agression, l'instinct sexuel (...) et l'instinct des soins parentaux (...). En l'absence de données empiriques suffisantes, permettant d'évaluer directement la validité relative des formes extrêmes de la théorie hormique et de la théorie motrice dans les différents cas, des évaluations indirectes peuvent se fonder sur une étude précise des émotions, et sur des considérations évolutives générales (...)."

 

Considérations évolutives générales

    Même s'il déploie des efforts pour expliquer l'état de la recherche sur les instincts sans la réduire en une soupe journalistique un peu insipide, F. SCUDO sait que la matière est difficile, cette discipline scientifique devant tout à un réseau complexe de notions parfois historiquement datées. Nous savons avec lui pourtant que derrière toute cette recherche, il existe un enjeu qui nous concerne directement, qui n'est autre de déterminer comment nous nous voyons nous-même, à travers ce que nous pouvons connaître de nos cousins lointains, les animaux, et comment du coup nous pouvons voir les autres, dans les conflits comme dans les coopérations.

"Pour être concret, écrit-il en conclusion, nous admettons que les circuits fonctionnels dans les comportements des Vertébrés supérieurs, Primates supérieurs inclus, ont des origines évolutives lointaines dans des instincts singuliers du type "chaîne de réflexes" des Invertébrés et de Vertébrés inférieurs. Nous admettrons, en outre, qu'aussi bien une interprétation instinctuelle strictement motrice qu'une interprétation sur des bases principalement non instinctuelles sont globalement inadéquates pour rendre compte des comportements des Primates supérieurs. On se souviendra également que l'ontogenèse des comportements est un point de départ peu éclairant pour expliquer l'actogenèse, dont ne rend raison qu'en partie le contrôle instinctif.

Ces prémisses étant posées, une séquence évolutive plausible qui conduirait jusqu'aux instincts de ces mêmes Primates en partant des "chaînes de réflexes" (instincts type I), chacune correspondant à un circuit fonctionnel, pourrait être la suivante :

A une propension singulière régulatrice du circuit entier sont associées des propensions spécifiques qui contrôlent partiellement, mais plus directement, des Erbkoordinationen du circuit lui-même, comme il est couramment admis, par exemple par LEYHAUSEN (1965). Le résultat extrême d'un tel processus serait, précisément, celui décrit par LEYHAUSEN lui-même pour le circuit de prédation chez les Chats, c'est-à-dire (Instincts type II) une "démocratie" de propensions semi-autonomes aux Erbkoordinationen singulières du circuit qui, selon lui, remplacerait totalement la propension singulière originaire. Ce "morcellement" de l'instinct constituerait le pas évolutif le plus caractéristique et le plus important franchi par les Mammifères, attendu qu'il permettrait la combinaison de l'instinct et de l'expérience alors que, par exemple, chez les Insectes, l'expérience serait principalement, ou totalement, alternative aux instincts de type I.

On propose ici, plutôt, que le remplacement "complet" de la propension singulière originaire ne soit pas nécessairement le produit évolutif final du processus de "morcellement" de l'instinct de type I qui conduit à II, mais que souvent, un tel remplacement soit seulement partiel. A partir de là, on pourrait passer à un stade plus avancé, c'est-à-dire de moindre spécialisation ou spécificité du même circuit, dans lequel tout ou partie des Erbkoordinationen seraient ensuite remplacé par des coordinations apprises, par réduction et élimination de leurs propensions spécifiques, au moins chez l'adulte. Le résultat final de ce processus évolutif serait bien compatible avec la situation observée chez les adultes des Primates supérieurs - ou Instincts type III, c'est-à-dire celle d'un usage rare des Erbkoordinationen, dotées le plus souvent de plusieurs fonctions dont chacune est "faiblement" régulée par la propension caractéristique du circuit, dûment modifiée, tandis que l'objectif d'une "situation consommatoire" est obtenu principalement à travers des coordinations motrices-a-spécifiques ou apprises. Il est donc évident que le processus évolutif postulé ici est tout à fait compatible avec différents niveaux de validité relative à différents stades évolutifs, des théories cognitives et motrices, même extrêmes.

A partir des données disponibles aujourd'hui, il me semble possible d'affirmer rien de plus que la forte plausibilité qu'à partir de la modalité de contrôle I, l'évolution qui a conduit aux Primates supérieurs soit passées par des stades intermédiaires à quelque niveau avec II, pour atteindre ensuite une nette prévalence de III chez les Primates supérieurs adultes non pathologiques, tandis qu'une prévalence de II est évidente chez les Fétidés. Si l'on découvre un jour le niveau précis de dominance de II dans l'évolution des Primates - et le niveau précis de dominance du même stade chez les autres Mammifères, et éventuellement aussi chez les Céphalopodes supérieurs -, on pourra peut-être alors soutenir l'idée que les modalités de contrôle inné de l'actogenèse ont évolué essentiellement de la même manière chez tous les animaux. S'il en était ainsi, les niveaux de modalités de contrôle intermédiaire entre I et II, et entre II et III, constitueraient une échelle de progression quantitative absolue dans l'évolution animale - telle qu'elle a été vaguement postulée, entre autres, par LAMARK et par SCHAMALHAUSEN - avec de multiples et intéressantes implications théoriques."

 

Francesco M. SCUDO, instincts, dans Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, Sous la direction de Patrick TORT, PUF, 1996.

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22 mars 2011 2 22 /03 /mars /2011 09:01

         L'utilisation de notion aussi générale que l'égoïsme et l'altruisme en sciences naturelles et dans les théories de l'évolution constitue une tendance lourde en matière de vulgarisation scientifique. Il n'est pas sûr que celles-ci gagnent en clarté. Ces notions, issues de la philosophie morale ou de la philosophie tout court, donnent une connotation bien précise de certains éléments constitutifs de l'Évolution. Ceci est bien proche d'un certain anthropomorphisme qui attribue à des constituants de base des qualités qui appartiennent à des niveaux d'organisation bien plus complexes, et qui, de surcroit, opère un jugement moral, qui, s'il n'est jamais absent des considérations scientifiques froides (de manière sous-jacentes), peut fausser la perception de la réalité. 

 

         L'acquisition des connaissances scientifiques est un processus conflictuel : non seulement différentes école ou auteurs se combattent pour faire prévaloir leurs points de vue - et pas seulement dans un combat intellectuel - mais les différentes conceptions en présence font partie de conflits sociaux et/ou économiques et/ou culturels dont elles sont difficilement détachables. Singulièrement dans les moments de changement de paradigmes comme au cours du XIXe siècle. Georges GUILLE-ESCURET nous rappelle qu'au cours de ce siècle, "la connaissance de la nature et la connaissance de l'Homme ont été reliées par une double série de va-et-vient philosophiques et scientifiques dont les nombreuses interdépendances, ou interpénétrations, ont gravement favorisé l'installation de la notion d'altruisme dans un rôle d'intermédiaire primordial entre naturalistes et anthropologues (au sens le plus vague et le plus confus de leur opposition institutionnelle). Les débats qui se sont développés durant les derniers lustres à partir des États-Unis, sous l'impulsion des thèses sociobiologistes, n'ont fait que confirmer cette importance et l'altruisme apparaît aujourd'hui comme la clef d'une extension plus ou moins rapide des compétences du néo-darwinisme dans le champ sociologique."

Cet auteur, anthropologue au CNRS,  fait remonter cet état de fait aux schémas philosophico-politiques de Thomas HOBBES et de Thomas Robert MALTHUS, qui donnent de la vie dans la nature, l'image persistante d'un affrontement permanent et inexorable entre congénères, d'une élimination féroce des "moins aptes" par les "plus aptes" de la même espèce. La constatation de comportements de coopération (jusqu'au sacrifice) dans de nombreuses espèces amène à rebours à formuler l'hypothèse d'un altruisme plus ou moins répandu suivant les espèces. Herbert SPENCER, l'élève dissident de COMTE jette les bases d'une telle hypothèse dans Les bases de la morale évolutionniste (1880) : "Toute action, inconsciente ou consciente, qui entraîne une dépense de la vie individuelle au profit du développement de la vie chez les autres individus, est incontestablement altruiste en un sens, sinon dans le sens ordinaire du mot, et nous devons l'entendre en ce sens pour voir comment l'altruisme conscient procède à l'altruisme inconscient." Au stade élémentaire, celui de la division cellulaire spontanée, l'altruisme et l'égoïsme sont encore, selon Herbert SPENCER, inséparables : la cellule mère se "sacrifie" certes, mais elle "devient" aussi les nouvelles cellules. Les deux principes ne s'opposent concrètement qu'à partir du moment où le dévouement parental s'exerce sur une "individualité autre", reconnaissable comme telle. Le thème de cette individualité traverse toute une partie de la biologie et particulièrement la sociobiologie, comme si l'individualisme généralisé de la civilisation occidentale ne se séparait pas d'une recherche de comportements individuels dans la vie naturelle. Après quoi, la complexité croissante de l'une des tendances  répond directement à la complexité croissante de l'autre. Altruisme et égoïsme sont deux manifestations symétriques de l'égoïsme de l'espèce, qui contrôle la forme et l'intensité de leur expression. "De même, écrit toujours Herbert SPENCER, qu'il y a eu un progrès graduel de l'altruisme inconscient des parents à l'altruisme conscient du genre le plus élevé, il y a eu progrès graduel de l'altruisme dans la famille à l'altruisme social". Ernst HAECKEL (1834-1919), grand inspirateur du darwinisme social, défend des propositions voisines, quoique moins élaborées, dans Les énigmes de l'univers, de 1903. Même si aujourd'hui, les mécanismes invoqués pour soutenir cette conception paraissent simplistes, et même si dans les premières décennies du XXe siècle, le débat sur l'altruisme s'efface, le fond de l'argumentation de nombreux auteurs en sociobiologie reste le même. 

    

         John Burdon Sanderson HALDANE (1892-1964) (The causes of evolution, 1932), dans le développement de la nouvelle discipline de la génétique des populations, suppute que les gènes de l'altruisme ont quelque chance de se multiplier dans une espèce vivant en petits groupes d'individus étroitement apparentés. Inversement, les supports de l'égoïsme seraient favorisés par les brassages internes d'une vaste société. Au cours des années 1960, dans le mouvement du développement des modélisations statistiques de la génétique des populations, de nombreux biologistes, argumentent dans ce sens. John Maynard SMITH (1920-2004) montre une vaste gamme de possibilités nouvelles en suggérant que les comportements altruistes pourraient se répandre à la faveur de phases successives d'isolement et de métissage des populations d'une espèce : cette sélection, dite "interdémique" possède l'avantage de se calculer non plus en fonction de la pression exercée par un environnement immuable, mais en concevant d'une manière plus vraisemblable, des changements plus ou moins cycliques dans le milieu. Différents schémas peuvent alors expliquer la diffusion des traits altruistes. Robert TRIVERS (né en 1943), notamment dans Social evolution de 1985 ou dans Genes in conflict, de 2005, avance une autre éventualité, très différente : celle d'un "altruisme réciproque" entre individus non apparentés, qui aboutit à une augmentation de la valeur sélective chez ceux qui le pratiquent puisqu'ils sont alternativement assistants et assistés.

 

          William Donald HAMILTON (1936-2000) avance en 1964 sa théorie de la "sélection parentale", qui veut couvrir l'ensemble des manifestations naturelles de l'égoïsme, de l'altruisme et de la malveillance. Sa théorie devient l'axe central plus tard de la "nouvelle synthèse sociobiologique" que Edward Osborne WILSON (né en 1929) vulgarise en 1975. Le maître-concept fourni par William HAMILTON est "l'inclusive fitness" (plus ou moins "aptitude globale et "valeur sélective nette") : il entend désigner la capacité propre d'un individu à produire une descendance, plus son concours à l'accroissement de la progéniture issue de sa parentèle, l'unité de mesure étant le gène. Dans son Essai de sociobiologie, L'humaine nature, de 1978, Edward WILSON, dans un chapitre consacré à l'altruisme, effectue la liaison entre les différentes espèces animales (jusqu'à l'homme) dans le comportement qualifié comme tel. "Que l'homme et l'insecte soient capables du sacrifice suprême ne veut pas dire que l'esprit humain et celui de l'insecte - s'il existe - fonctionnent de la même façon. Mais cela signifie qu'une telle impulsion n'a pas besoin d'être qualifiée de divine ou de transcendantale, et cela justifie que nous cherchions une explication biologique plus classique. Il se pose immédiatement aux biologistes un problème fondamental : les héros morts n'ont pas d'enfants. Si le sacrifie de soi entraîne une descendance réduite, les gènes qui sont à l'origine des héros ont toutes chances de disparaître peu à peu de la population. Une interprétation étroite de la sélection naturelle darwinienne aboutirait à cette conclusion : puisque les individus qui ont les gênes responsables de l'égoïsme auront l'avantage sur ceux qui portent des gênes altruistes, on devrait observer aussi, sur plusieurs générations, une tendance des gênes égoïstes à l'emporter, si bien que la population devrait devenir de moins en moins capable de comportements altruistes. Dans ces conditions, comment l'altruisme peut-il se maintenir? Dans le cas des insectes sociaux, il n'y a pas de problème. La sélection naturelle a été élargie à la sélection de parenté. Le termite soldat qui se sacrifie protège le reste de la colonie, y compris la reine et le roi (sic), ses parents. Par conséquent, les frères et les soeurs fertiles du soldat prospèrent, et à travers eux les gènes altruistes sont multipliés par une plus grande production de neveux et de nièces. Il est normal, de se demander si l'aptitude à l'altruisme a aussi évolué chez les êtres humains  par sélection de parenté. Autrement dit, les émotions que nous ressentons, et qui chez des individus exceptionnels peuvent aller jusqu'au sacrifice de soi, proviennent-elles en dernier ressort d'unités héréditaires qui se sont implantés grâce à l'action favorable de parents latéraux durant des centaines ou des milliers de générations?" Conscient des objections qu'une telle argumentation peut soulever, l'auteur poursuit : "Pour prévenir une objection soulevée par de nombreux sociologues, reconnaissons tout d'abord que l'intensité et la forme des actes altruistes ont une origine en grande partie culturelle. L'évolution sociale humaine est, c'est bien évident, plus culturelle que génétique. Il n'en reste pas moins que l'émotion sous-jacente, si manifeste et si puissante chez presque toutes les sociétés humaines, ne peut être attribuée qu'à l'action des gènes. L'hypothèse sociobiologique ne rend donc pas compte des différences qui sont culturelles entre les sociétés, mais elle peut expliquer pourquoi les êtres humaines diffèrent des autres mammifères et pourquoi, de ce point de vue, très particulier, ils ressemblent davantage aux insectes sociaux." L'entomologiste continue en distinguant l'altruisme pur (celui qui lie des parents proches) de l'altruisme impur (qui lie des individus à parenté très éloignée) : "(...) chez les êtres humains, l'altruisme impur a été poussé à des extrêmes fort complexes. La réciprocité entre individus à parenté éloignée ou sans parenté est la clé de la société humaine. Le perfection du contrat social a rompu les anciennes contraintes biologiques imposées par une sélection de parenté très stricte."

 

        Richard DAWKINS (né en 1941), en 1976 (La théorie du gène égoïste) remet en perspective la théorie de l'évolution : l'échelle pertinente à laquelle s'applique la sélection naturelle (ou sélection du plus apte) est celle du gène en qualité de réplicateur, et non l'échelle de l'individu ou de l'espèce.

Ce ne sont pas les individus ou les espèces qui sont sélectionnés en fonction de leur aptitude plus ou moins grande à se reproduire, mais les gènes, unités de base de l'information. Dans cette perspective, les phénomènes d'altruisme entre individus apparentés, qui vont à l'encontre de l'intérêt particulier des individus, aident pourtant à réaliser des copies d'eux-mêmes plus nombreuses dans d'autres organismes à se répliquer. De même, la présence dans le génome de séquences d'ADN qui ne sont d'aucune utilité pour l'organisme est inexplicable dans une vision "classique" de l'évolution, mais s'explique dans la perspective de la théorie du gène égoïste. Il reprend les termes de son argumentation dans Le phénotype étendu en 1982. L'objectif de Richard DAWKINS, dans Le gène égoïste est clairement d'examiner "la biologie de l'égoïsme et de l'altruisme." Il se défend d'effectuer une sorte de conscience morale du gène : celui n'a pas de conscience en soi, mais ses activités tendent à sa reproduction à l'infini dans ce qu'il appelle les machines géniques ou machines à survie (les organismes vivants). l'éthologue, professeur à l'Université d'Oxford, entend montrer que le gène agit suivant une stratégie évolutionnairement stable vérifiable par le comportement qu'il impulse dans ces machines géniques. Dans un va-et-vient parfois un peu lassant - mais qui semble être le propre de ce qu'il veut écrire, un ouvrage de vulgarisation vers le grand public (ce qui était aussi dans son domaine l'ambition de Konrad LORENZ, auquel il se réfère pour démontrer d'ailleurs ses erreurs), entre comportements humains banals où se manifestent soit son égoïsme, soit son altruisme et faits biologiques au niveau de la cellule et du gène, l'auteur veut faire comprendre que les ensembles de gènes n'ont pas un comportement uniquement passif, dans un environnement cellulaire toujours en mouvement. Refusant de se fier uniquement aux phénotypes - c'est-à-dire à la traduction de l'ensemble génétique dans l'environnement, Richard DAWKINS veut tenter de répondre à un certain nombre de questions qui frôlent la philosophie : comment passe-t-on d'une bouillie organique originelle à des ensembles ordonnés, rivaux et actifs au niveau des cellules et quelle est la véritable nature du continuum gène-individu-espèce?. Sans doute le projet est-il très ambitieux, surtout en regard d'une biologie moléculaire qui n'a pas donné loin de là tous les résultats des investigations actuelles. En tout cas, sa théorie a suscité un tel tollé dans le monde scientifique et dans le public en général qu'il doit recourir ensuite à de très longues notes pour préciser ses véritables propos. Dans un dernier chapitre qui reprend ses hypothèses exposées dans Le phénotype étendu (édition française de 1990, la dernière édition aux États-Unis datant de 1989), il écrit : "En résumé, nous avons vu trois raisons pour lesquelles une histoire de la vie en goulot d'étranglement tend à favoriser l'évolution de l'organisme en tant que véhicule discret et unitaire. On peut qualifier respectivement ces trois raisons de "retour à la table à dessin", "tableau de contrôle du cycle" et "uniformité cellulaire". Laquelle a été soulevée en premier, du cycle de vie en goulot d'étranglement ou de l'organisme discret? Il me plait de penser qu'ils ont évolué ensemble. Évidemment, je suppose que le trait essentiel qui caractérise un organisme individuel est qu'il s'agit d'une unité qui commence et finit dans un goulot d'étranglement unicellulaire. Si les cycles de vie prennent la forme d'un matériau vivant en goulot d'étranglement, il semble inévitable qu'ils soient enfermés dans des organismes unitaires et discrets. Et plus ce matériau vivant est enfermé dans des machines à survies discrètes, plus les cellules de ces machines à survie concentreront leurs efforts sur cette catégorie particulière de cellules destinées à convoyer leurs gènes communs pour le goulot d'étranglement jusqu'à la génération suivante. Ces deux phénomènes, les cycles de vie en goulot d'étranglement et les organismes discrets, vont ensemble. A mesure que chacun évolue, il renforce l'autre. Ils se propulsent l'un l'autre, comme ce que ressentent l'un pour l'autre un homme et une femme, au fur et à mesure de l'évolution de leurs sentiments et que se renforce l'attirance qu'ils éprouvent l'un envers l'autre. (...)

(Pour résumer l'idée) "que l'ont peu avoir de la vie au travers du gène égoïste/du phénotype étendu, (je) maintiens qu'il s'agit d'une idée qui s'applique aux choses vivantes partout dans l'univers. L'unité fondamentale, le premier moteur de toute vie, c'est le réplicateur. Un réplicateur est tout ce dont ont fait des copies dans l'univers. Les réplicateurs existent d'abord grâce à de la chance, au mélange hasardeux de particules plus petites. Une fois qu'un réplicateur est né, il est capable de générer un éventail indéfini de copies de lui-même. Aucune procédé de copie n'est toutefois parfait, et la population des réplicateurs en vient à comprendre des variétés qui diffèrent. Certaines de ces variétés s'avèrent avoir perdu le pouvoir de se répliquer et leur espèce cesse d'exister. D'autres peuvent encore se répliquer, mais moins efficacement. Et il arrive que d'autres se retrouvent en possession de nouveaux pouvoirs : elles finissent même par se faire de bien meilleurs réplicateurs que leurs prédécesseurs et que leurs contemporains. Ce sont leurs descendants qui vont dominer la population. Au fur et à mesure que le temps passe, le monde se remplit de réplicateurs puissants et ingénieux. Peu à peu, des moyens de plus en plus compliqués sont découverts pour créer de bons réplicateurs. Les réplicateurs survivent non seulement grâce à leurs propriétés intrinsèques, mais aussi grâce à leurs effets sur le monde. Tout ce qu'il faut, c'est que ces conséquences, aussi tortueuses et indirectes soient-elles, rétroagissent ensuite et affectent le processus de copie du réplicateur. Le succès qu'un réplicateur a dans le monde dépendra du type de monde dont il s'agira - les conditions préalables. Parmi les conditions les plus importantes se trouveront d'autres réplicateurs et leurs effets A l'instar des rameurs anglais et allemands, les réplicateurs qui se font mutuellement du bien vont devenir dominants à condition qu'ils se trouvent en présence l'un de l'autre. A un certain stade de l'évolution de la vie sur terre, cet assemblage de réplicateurs mutuellement compatibles commença à prendre la forme de véhicules discrets - les cellules et plus tard les corps pluricellulaires. Les véhicules qui ont évolué vers un cycle de vie en goulot d'étranglement ont prospéré et sont devenus plus discrets en ressemblants de plus en plus à des véhicules. Ces matériaux vivants emballés en véhicules discrets sont devenus un trait si saillant et si caractéristique que, lorsque les biologistes sont entrés en scène et on commencé à se poser des questions sur la vie, ils se les sont posées surtout au sujet des véhicules - les organismes individuels. ceux-ci sont apparus en premier dans le conscient des biologistes alors que les réplicateurs - à présent connus sous le noms de gènes - furent considérés  comme faisant partie de la machine utilisée par les organisme individuels. Il faut faire un effort mental délibéré pour retourner la biologie dans le bon sens et nous rappeler que les réplicateurs arrivent en premier, aussi bien de par leurs importance que par leur histoire. (...)".

 

         Pour Georges GUILLE-ESCURET, qui s'attache à réfuter de telles argumentations, estime qu'une critique purement technique portant sur l'éventualité de gènes ou de polygènes, associés à un type de comportement altruiste, voire à une attitude altruiste globale, n'est pas décisive : "l'évaluation du nombre de rouages qui séparent la "cause" génétique de l'"effet" comportemental est dans ce débat assez secondaire." Ce qui importe, c'est l'existence d'une telle correspondance. "L'altruisme est un concept produit par une idéologie, il a une valeur indéniable dans notre système de références culturelles (...), mais sa nécessité scientifique ne repose sur aucune preuve, aucun indice exploitable : rien n'indique que l'altruisme ait une signification au regard de la nature. Les modélisations sophistiquées produites à ce jour ne permettent aucunement de conclure qu'il s'agisse d'une loi naturelle, d'un fait biologiquement pertinent, et non pas d'une série artificielle de faits statistiques reconnus à partir d'un ensemble de données hétéroclites. Tout bien considéré, elles nous annoncent seulement que la nature tend - égoïstement, sans doute - à se reproduire elle-même et qu'une population fondamentalement suicidaire a peu de chance d'engendrer un jour une espèce à part entière. Il en faut plus pour transformer un effet obligatoire en cause primordiale."

L'égoïsme ou l'altruisme en biologie est donc à reléguer au rang d'hypothèse inutile. "les sociobiologistes ont transféré purement et simplement une relation psychologique dans un cadre incommensurablement plus large en reconnaissant à celle-ci une omnipotence et la même suprématie qu'ils avaient affirmées dans le premier champ d'application. Moyennant une discrète manipulation, l'axe égoïsme/altruisme se présente comme une réalité métabiologique puisqu'il ne peut plus être disqualifié par aucune détermination biologique (...)".

 

        Sans faire l'impasse sur l'utilisation du terme d'altruisme dans les sciences de l'évolution, Jacques GERVET l'estime valide dans de strictes conditions.

Mais, comme pour tout modèle d'ailleurs, le choix le plus risqué concerne son application à un processus biologique concret : "une telle application postule en effet que sont remplies les conditions de validité qui définissent l'usage correct du terme. L'utilisation est alors formellement parfaite. Il ne s'ensuit pas pourtant qu'elle soit à l'abri de toute dérive, car elle entraîne aisément un certain nombre de connotations, liées à l'utilisation du même terme par une psychologie de sens commun qui lui donne une valeur moralisante. L'étude historique montre que de telles connotations ont pu orienter fortement les débats sur l'évolution."

Le spécialiste en éthologie examine l'établissement du caractère altruiste dans le cadre de la théorie synthétique de l'évolution. Ceci peut comporter deux étapes :

- une étape purement formelle, celle de l'élaboration d'un modèle de sélection qui s'est développé largement depuis Ronald Aylmer FISHER (1890-1962). A chaque trait identifiable (et opposé à un trait alternatif) est associé une valeur de la fitness, mesurée par la contribution qu'il apporte à la production de descendance au sein de la population considérée. la conséquences du principe général précédemment posé est qu'entre deux traits opposés, celui qui a la fitness la plus forte tend progressivement à envahir la population ;

- une étape qui prête davantage à interprétation consiste à distinguer un trait de comportement particulier, définir quel est le trait alternatif et apprécier la composante de fitness que chacun peut apporter à son porteur. Le modèle fishérien peut alors s'appliquer si une relation bi-univoque existe entre la présence du trait et la présence du gène correspondant. On peut alors s'attendre, dans ce cas, à ce que seuls subsistent les traits apportant la plus grande fitness

La part d'arbitraire qui existe dans une telle application du modèle tient à ce qu'il n'est guère possible de déterminer s'il existe une telle relation bi-univoque : deux lignées qui ont coexisté dans la nature au cours d'un processus évolutif ont même toutes chances d'avoir, à chaque génération, différé par plusieurs caractères. Le fait est sans conséquence, au regard du modèle, si les variantes ne se lient pas génétiquement à celles que l'on peut étudier. Mais il en va autrement dans le cas inverse, c'est-à-dire dans les cas de pléitropie (Action d'un gène sur plusieurs caractères apparemment indépendants). Et c'est la troisième condition nécessaire pour appliquer un modèle sélectif, que le trait considéré ne constitue pas le simple corrélat d'un trait ayant lui-même valeur sélective.

   Le modèle de HAMILTON, qui considère que, bien que ne favorisant pas la reproduction de son porteur, le trait contribue indirectement à la transmission du gène correspondant en favorisant la reproduction des autres membres de la population qui en sont porteurs, a conduit à généraliser l'emploi du terme de comportement altruiste, en même temps qu'à l'intégrer dans le modèle général de la théorie synthétique. Il a pour difficulté que quand on veut appliquer le modèle à un problème biologique particulier est qu'on est rarement assuré à priori que toutes les conditions logiques sont effectivement remplies. Jacques GERVET pense que l'application de ce modèle à la vie sociale des Insectes est possible, même si en définitive d'autres modèles peuvent peut-être mieux être utilisé. Mais, en revanche, l'appliquer à l'espèce humaine comporte de sérieux risques. " (...) l'absence de traits de comportements clairement rattachés à un réglage génétique, l'existence d'une transmission culturelle d'une génération à l'autre... suffisent pour exclure l'utilisation, en un sens rigoureux, du concept d'altruisme (...)".  Pour conclure, Jacques GERVET estime que le terme d'altruisme recouvre deux contenus sémantiquement bien distincts, dont un seul a valeur scientifique :

- Un concept, qui ne prend sens qu'à partir d'hypothèses strictes délimitant son champ d'application : dans le cas d'un trait de comportement génétiquement réglé, son caractère altruiste désigne le fait qu'il aide à la reproduction d'un autre individu au détriment de celle de son porteur. Paradoxale au regard des modèles les plus classiques de la sélection naturelle, l'apparition d'un tel trait implique des mécanismes sélectifs nouveaux.

- une notion de psychologie de sens commun, à valeur moralisante, désignant une tendance à "aider" les autres. Toute identification de la notion au concept implique des hypothèses très lourdes à la fois sur l'origine (génétique) du trait de comportement altruiste, et sur la nature de l'aide considérée (aide à la reproduction). Ces hypothèses n'étant sans doute pas fondées, il est illégitime de confondre les deux acceptions dès lors qu'on veut expliquer l'origine du trait de comportement considéré.

 

Georges GUILLE-ESCURET et Jacques GERVET, articles Altruisme, dans Dictionnaire du Darwinisme et de l'Evolution, PUF, 1996. Edward O WILSON, L'humaine nature, Essai de sociobiologie, Stock,/Monde ouvert, 1979.  Richard DAWKINS, Le Gène égoïste, Odile Jacob, 2003.

 

                         BIOLOGUS

 

Relu le 30 avril 2020

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5 mars 2010 5 05 /03 /mars /2010 14:48
        Ce gros livre (1100 pages environ), publié au voisinage du 150ème anniversaire de la parution de L'Origine des espèces, montre que l'héritage de Charles DARWIN est un formidable édifice de controverses jamais éteintes, toujours revivifiées, augmentées, complexifiées, selon les termes de Jean GAYON, philosophe des sciences, qui le préface. Ce dernier situe les enjeux de cet ouvrage, vaste point des connaissances couvrant de très nombreux domaines, qui intervient dans une conjoncture de regain spectaculaire de tensions entre sciences de l'évolution et religion, qui pointe bien l'enjeu de l'enseignement, à travers la définition des programmes scolaires comme à travers la formation problématique des enseignants, et qui constitue une contribution dans les rapports tendus entre les sciences naturelles, notamment biologiques et les science humaines.
Ces trois enjeux forment le décor en arrière plan de cet ouvrage qui veut montrer la science de l'évolution à l'oeuvre.
    
        Il suffit de parcourir la table des matières pour s'en rendre compte : points sur les notions dégagées dans l'oeuvre de Darwin et de ses continuateurs (Variation, Hérédité, Sélection, Adaptation, Fonction, Caractère, Espèce, Filiation, Vie), parcours du "darwinisme en chantier" en épistémologie, en génétique, en biologie moléculaire, en phylogénétique, en immunologie, en sciences du comportement... Autant dire que cet ouvrage s'adresse plus à des étudiants ou à des enseignants en sciences du développement, en sciences naturelles... qu'au tout public, même si l'écriture reste toujours fluide d'un auteur à un autre. Ce ne sont pas moins de 48 auteurs qui sont sollicités pour décrire un véritable état des sciences naturelles, sans concessions, sans laisser de côté les ombres et les doutes, mettant en évidence les certitudes acquises comme les hypothèses considérées encore comme hasardeuses, mais faisant partie de la recherche scientifique. C'est l'occasion de considérer, début 2010, l'état de la théorie synthétique de l'évolution comme les avancées en linguistique. Chaque contribution est dotée d'une bibliographie plutôt impressionnante, qui permet de vérifier les informations, de confronter davantage encore si le lecteur le désire les analyses et les controverses.
 
     Après les états des connaissances purement scientifiques, une quatrième et dernière partie, sur seulement une cinquantaine de pages, porte sur le darwinisme reçu, que ce soit du côté du créationnisme, de l'état de l'enseignement, ou même des "dessous de l'hominisation, à savoir les origines de l'homme entre science et quête de sens".

     Cet ouvrage et celui publié voilà déjà plus de douze ans sous la direction de Patrick TORT, par les Presses Universitaires de France, d'un volume équivalent, Pour Darwin, constituent véritablement des outils précieux de travail.

Sous la direction de Thomas HEAMS, Philippe HUNEMAN, Guillaume LECOINTRE et de Marc SILBERSTEIN, Les mondes darwiniens, L'évolution de l'évolution, Editions Syllepse, Collection Matériologiques,, 2009, 1103 pages. Préface de Jean GAYON, Postface de Richard LEWONTIN.

Relu le 20 novembre 2019
 
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20 février 2010 6 20 /02 /février /2010 11:10
          Un certain nombre d'ouvrages traitent de l'extinction des espèces et plus largement des processus de croissance et de décroissance des espèces ou parfois plus précisément des conditions d'existence d'espèces qui les mènent parfois à l'extinction.
Parmi ceux-ci, trois récents livres de Jared DIAMOND, qui interviennent et favorisent un moment de prise de conscience de la fragilité même de l'espèce humaine, traitent de l'évolution de l'espèce humaine et des sociétés humaines. Si les caractéristiques de l'évolution de l'humanité ne sont plus du tout les mêmes que celle des autres espèces, les interrogations sur ces caractéristiques, même posées sur un ton dramatique, demeurent.
Leur compréhension permettent à l'humanité de se diriger consciemment vers une voie de civilisation ou une autre. Même si de nombreuses études, et celles de l'écrivain géographe et évolutionniste américain n'y échappent pas, mettent l'accent presque uniquement sur des aspects écologiques et ne discutent pas des modèles de développement socio-économiques existants (se privant sans doute là d'une réflexion plus approfondie...), elles possèdent le méritent de montrer l'évolution des différentes espèces humaines et de la nôtre du coup. Notamment à travers l'histoire naturelle des primates dont nous faisons partie et à travers également l'histoire de certaines civilisations aujourd'hui disparues.
Les études de David RAUP, qui s'inscrivent dans une polémique qui opposent sans doute encore un peu les paléontologues au darwinisme scientifique, indiquent des éléments d'information incontournables sur l'extinction des espèces depuis que la Terre en porte. Enfin, il est nécessaire, une fois un tour d'horizon des thèmes qu'abordent ces études, d'indiquer les perspectives d'ensemble qui entourent les phénomènes d'extinction des espèces.

       Jared DIAMOND (né en 1937), professeur de géographie à l'Université de Los Angeles (UCLA), expose dans trois ouvrages maintenant célèbres, une situation actuelle qui serait le résultat de processus remontant à 13 000 ans, par lequel les civilisations successives se sont livrées à une sorte de lutte pour la vie, d'abord entre hominidés, puis entre sociétés à niveaux technologiques différents. Beaucoup de critiques relèvent avec raison l'influence persistante de l'oeuvre de MALTHUS sur ses considérations, et il ne s'en cache pas.
       Dans son "Essai sur l'évolution et l'avenir de l'animal humain", l'auteur aborde les facteurs clés de l'hominisation.
A partir d'une observation de données paléontologiques, archéologiques et biochimiques (os fossiles, outils, gènes), il affirme que "nous partageons encore 98% de notre programme génétique avec les chimpanzés."  Au point de définir l'homme comme le "troisième chimpanzé". Il tente, avec les 2% restant, de définir le grand bond que cela représente pour notre espèce. Prenant acte de la rareté des traces de la manière dont ont évolué notre cerveau et notre bassin, il cerne le changement du cycle de vie que représente une naissance tardive, l'alimentation tardive des enfants, l'organisation des groupes humains autour d'individus aux âges très différents... Au delà de ces aspects biologiques, il envisage les caractéristiques culturelles des groupes humains et ce qui les distingue profondément des animaux, même des plus proches. Parmi les caractéristiques culturelles propres aux humains, "leur tendance à tuer, par xénophobie, les membres des autres groupes humains" et "la tendance grandissante à détériorer" l'environnement, possèdent des précurseurs chez les animaux. Toute l'érudition de l'auteur est consacrée à montrer les moments, même s'ils sont difficilement situables dans le temps, où d'une manière définitive les hommes se détachent de l'ensemble des autres espèces. "Dès avant l'époque de Cro-Magnon, les inclinations de (notre) espèce au meurtre et au cannibalisme sont attestées par certains signes observables sur les crânes humains fossiles, telles des marques de coups infligés par des objets pointus sur la boite crânienne ou des traces de fractures de ces mêmes boites afin de récupérer de la matière cérébrale. La soudaineté de la disparition des néandertaliens après l'arrivée des hommes de Cro-Magnon laisse penser qu'ils ont été victimes d'une destruction massive, de type du génocide, et que notre espèce a témoigné de son efficacité meurtrière dès ce moment-là. Par ailleurs, l'extinction de presque tous les grands animaux australiens, après que l'homme ait colonisé l'Australie, il y a cinquante mille ans, puis celle de nombreux grands mammifères eurasiatiques et africains, à mesure que ses armes de chasse se sont perfectionnées, attestent que notre espèce est également, dès l'époque préhistorique, devenue capable de détruire sa propre base de ressources alimentaires.
A la fin de l'ère glaciaire, il y a dix mille ans environ, le rythme de notre essor s'est accéléré. Nous avons occupé l'Amérique, ce qui s'est accompagné d'une extinction en masse des grands mammifères - il pourrait bien y avoir eu lieu de cause à effet. L'agriculture est apparue peu de temps après. Quelques milliers d'années plus tard, les premiers textes écrits commencent à attester du rythme de nos inventions dans le domaine technique. Ils révèlent également que nous avions, déjà dans l'Antiquité, tendance à nous livrer à la toxicomanie et que la pratique de l'extermination massive de nos congénères était alors devenue courante, admise, voire admirée. La destruction de l'environnement, de son côté, se faisait déjà sentir, promettant de ruiner les bases de nombreuses sociétés, et les premiers colons de la Polynésie et de Madagascar provoquèrent des extinctions d'espèces en masse. A partir de 1492, les témoignages écrits sur l'expansion mondiale des Européens nous permettent de retracer en détail tous les aspects de notre essor et de notre décadence." Car pour l'auteur, les destructions de l'environnement n'ont jamais cessé de s'accélérer depuis l'extension de l'humanité qui puise dans celui-ci des ressources alimentaires et techniques de plus en plus massives : ces activités alimentent l'essor de l'humanité mais minent à terme sa propre existence. Maintes sociétés ont connu l'expérience de cet essor, de cette décadence et de leur extinction, dans des régions séparées du reste du monde (îles, plaines entourées de montagnes...), et c'est tout l'objet de son deuxième livre.

      L'"Essai sur l'homme et l'environnement dans l'histoire" étudie comme s'articule cette destructivité et l'inégalité entre sociétés humaines. Notons simplement que le titre pourrait prêter à confusion. Jared DIAMOND n'examine jamais les structures internes des sociétés (et les système de domination entre les différentes strates, couches ou classes sociales) et corrélativement les modes de production de nourriture et des techniques, mais plutôt les relations entre sociétés à structures différentes et à technologies différentes. 
   il y présente un survol de l'évolution de l'histoire humaine, depuis la divergence d'avec les singes, "voici environ 7 millions d'années, jusqu'à la fin de l'ère glaciaire, il y a environ 13 000 ans", et montre quelles sont les conditions des divergences de développement dans les divers continents. Pénétrant les 13 000 ans de l'histoire proprement dite, il examine les effets des milieux insulaires sur des échelles de temps et de surface plus réduites (Polynésie) où s'établissent des sociétés très différentes, des tribus de chasseurs-cueilleurs aux proto-empires. Dans cette longue histoire, des collisions se sont opérées entre les populations de différents continents, et Jared DIAMOND tente de cerner les facteurs qui entrainent la domination et même l'extermination d'une société par une autre. Dans l'exemple de la conquête espagnole du dernier empire inca, il identifie parmi ces facteurs, les germes espagnols, les chevaux, l'alphabétisation, l'organisation politique et la technique (en particulier celle des navires et des armes). Dans un deuxième temps, il examine les grands traits de la production alimentaire, et comment certaines conditions précises d'organisation de l'agriculture mènent à l'écriture, invention finalement rare, compte tenu du temps de l'histoire examinée. Rares également sont l'émergence de certaines techniques agricoles, influencées et influençant les mouvements migratoires et favorisant plus ou moins des systèmes sociaux sédentaires, dotés d'une bureaucratie qui organise les cycles de cultures sur des échelles de temps et d'espace relativement stables. Dans cette histoire, de l'émergence des civilisations égyptiennes et mésopotamiennes à la rencontre entre Européens et Indigènes d'Amérique, les facteurs environnementaux pèsent de tout leur poids.
      L'auteur, au bout du survol de cette histoire affirme clairement que les "différences frappantes concernant l'histoire à long terme des populations des divers continents n'est pas le fait de différences innées, mais de différences liées à l'environnement."  Parmi ces différences, il en identifie quatre :
- Les différences continentales concernant les espèces végétales et animales sauvages susceptibles de constituer le point de départ de la domestication. "La raison en est que la production alimentaire était décisive pour l'accumulation d'excédents alimentaires susceptibles de nourrir des spécialistes non producteurs de vivres et pour la formation de grandes populations jouissant d'un avantage militaire du simple fait de leurs effectifs, avant même d'avoir acquis quelques avantages technique ou politique." La plupart des espèces végétales et animales sont impropres à la domestication, et elle fut concentrée dans des foyers relativement restreints, privilégiant en cela les populations humaines qui s'y trouvaient.
- Les facteurs qui affectent les rythmes de diffusion ou de migration au sein des continents, qui diffèrent grandement suivant les continents. C'est en Eurasie qu'elles furent les plus rapides. Les accidents de terrains répartissent finalement les aires de civilisations, plus d'ailleurs les massifs montagneux que les mers ou les lacs.
- Les mêmes facteurs entre les continents contribuent à former les viviers locaux de domestication et de technologie. "Au cours de 6 000 dernières années, elle n'a été nulle part plus facile que de l'Eurasie vers l'Afrique subsaharienne, apportant la plupart des espèces de bétail en Afrique. En revanche, la diffusion inter-hémisphérique n'a en rien contribué aux sociétés complexes indigènes de l'Amérique, isolé de l'Eurasie par de vastes océans à de faibles latitudes, et à de hautes latitudes par la géographie et par un climat juste adapté à la chasse et à la cueillette. Pour l'Australie aborigène, isolée de l'Eurasie par les barrières aquatiques de l'archipel indonésien, le dingo est la seule contribution prouvée de l'Eurasie."
- Les différences de superficies et de population d'un continent à l'autre.
       La compréhension des relations complexes entre sociétés et environnement permet à Jared DIAMOND de préciser les conditions dans lesquelles certaines sociétés humaines se développent tandis que d'autres s'éteignent.

       "Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie" est l'ouvrage qui a eut le plus grand succès et pourtant le titre recèle sans doute au moins une ambiguïté : les sociétés humaines ne décident pas de leur disparition ou de leur survie, d'une part parce que  (sauf à la rigueur la notre en terme de prospective, sur-informée de ce qui peut arriver) qu'elles ne savent pas qu'elles peuvent mourir, d'une certaine façon, et surtout parce que les individus qui les composent sont surtout occupés à tout simplement vivre... Quoiqu'il en soit, l'auteur part de la constatation de l'existence un peu partout dans le monde de vestiges plus ou moins impressionnent de sociétés disparues :
"On a longtemps soupçonné que nombre (des abandons de monuments) avaient été causés par des problèmes écologiques : les habitants avaient détruit, sans le savoir, les ressources naturelles dont dépendait leur société. Cette hypothèse de suicide écologique - écocide - a été confirmée par des découvertes réalisées au cours des dernières décennies par des archéologues, des climatologues, des paléontologues et des palynologues (étudiant les pollens)."
        Les processus, d'importances variables, par lesquels les sociétés anciennes ont causé leur propre perte, selon Diamond JARED, sont au nom de huit, auxquels il ajoute 4 concernant spécialement notre propre civilisation : 
- la déforestation et la restructuration de l'habitat ;
- les problèmes liés au sol (érosion, salinisation, perte de fertilité) ;
- la gestion de l'eau ;
- la chasse excessive ;
- la pêche excessive ;
- les conséquences de l'introduction d'espèces allogènes parmi les espèces autochtones ;
- la croissance démographique ;
- l'augmentation de l'impact humain par habitant ;
- les changements climatiques causés par l'homme ;
- l'émission de produits chimiques toxiques dans l'environnement ;
- les pénuries d'énergie ;
- l'utilisation humaine maximale de la capacité photosynthétique de la terre.
      L'auteur, coupant court à toutes les polémiques aux relents plus ou moins colonialistes, indique que "gérer les ressources naturelles de façon durable a toujours été difficile, depuis que l'Homo-sapiens, il y a environ 50 000 ans, a commencé à faire preuve d'une inventivité, d'une efficacité et de techniques de chasse nouvelles." La présence humaine signifie presque partout l'extinction de très nombreuses espèces, même de la part de sociétés, qui, nous le savons, place la nature au coeur de leurs représentations du monde et l'auteur rappelle à bon droit que "les peuples du passé n'étaient ni de mauvais gestionnaires incultes  qui ne méritaient que d'être exterminés ou dépossédés ni des écologistes omniscients et scrupuleux capables de résoudre des problèmes plus ou moins semblables au nôtres".
L'auteur, dans son prologue, insiste sur le fait qu'il ne connaît aucun cas dans lequel l'effondrement d'une société "ne serait attribuable qu'aux seuls dommages écologiques". Il répertorie au moins 5 facteurs potentiellement à l'oeuvre à prendre en compte :
- dommages environnementaux (entendre les accidents multiples naturels) ;
- changement climatique (cycle de climat, changement d'ère climatique) ;
 - voisins hostiles ;
  - partenaires commerciaux ;
  - réponses apportées par une société à ses problèmes environnementaux.
        L'intervention de ces différents facteurs est étudiée à travers l'histoire de civilisations telles que celles des îles de Pitcairn et d'Henderson, des Anasazis de l'Amérique Latine et de leurs voisins, des Mayas, des Vikings, des populations du Rwanda (objet de grandes polémiques), des habitants d'Haïti, de la Chine et de l'Australie contemporaines.... Il conclue pour les sociétés du passé à deux approches divergentes sur la manière dont elles assurent leur pérennité, soit une auto-limitation de la population par contraception ou pratique d'avortements, soit tout simplement un changement global de la vie de la population, par émigration massive par exemple. Les possibilités qu'elles ont de le faire dépendent énormément de la fragilité de leur environnement. Quant aux sociétés contemporaines, l'auteur veut rester optimiste en pensant à la quantité d'informations que nous possédons sur les phénomènes écologiques que les autres civilisations n'avaient pas. Il insiste peut-être un peu trop lourdement sur la maîtrise de la démographie et sur le mode de consommation du monde industrialisé (prise en compte pensons-nous nécessaire). D'une part - et l'auteur l'écrit d'ailleurs  - la démographie des pays les plus prolifiques il y a seulement un demi-siècle atteint un niveau semblable à celui des nations industrialisées (la bombe démographique semble désamorcée dans beaucoup de pays, du moins si l'on se fie aux statistiques officielles, qui constituent en elles-mêmes un vrai problème). D'autre part, la révision du mode de consommation ne peut se faire qu'au prix d'un radical changement socio-économique (qu'il n'aborde pas).

         David RAUP (né en 1933), paléontologiste réputé, fonde son explication de l'extinction des espèces sur ses études des fossiles. Enseignant la paléontologie statistique à l'Université de Chicago, il propose une théorie de l'extinction qui donne une grande place à la récurrence de l'extinction anarchique.
Il distingue trois modes d'extinction des espèces, en reprenant ses propres termes :
- le champ de tir : il s'agit d'extinctions au hasard sans égard aux différences d'efficience darwinienne où les espèces survivront toujours par le simple effet de leur nombre.
- le jeu normal : c'est l'extinction sélective en un sens darwinien, conduisant à la survie des espèces les plus efficients ou les moins adaptées ;
- l'extinction anarchique : c'est une extinction sélective, au cours de laquelle certains organismes survivent préférentiellement, mais pas parce qu'ils sont mieux adaptés à leur environnement normal.
     "Les trois modes opèrent sans aucun doute à certains moments et à certaines échelles, mais j'estime que le troisième, l'extinction anarchique a joué le plus grand rôle dans la façon dont s'est déroulé l'histoire de la vie, telle que nous la voyons dans les archives fossiles."
     Ses conceptions sont soutenues entre autres par Stephen Jay GOULD. Il dit ne pas mettre en cause la théorie darwinienne de l'évolution. La sélection naturelle, écrit-il, reste la seule explication organique possible d'adaptations sophistiquées, mais son mécanisme ne peut expliquer à lui seul, "la diversité des êtres vivants actuels".

      Comme le rappelle Louis de BONIS, l'idée de l'extinction possible des espèces vivantes et celle de l'existence d'espèces originales aujourd'hui disparues ne s'est imposée que tardivement dans le monde scientifique. Pour Charles DARWIN, le processus de disparition s'engage lorsque les conditions deviennent de plus en plus défavorables à l'espèce ou au groupe. Dans ses voyages, le naturaliste signale avec émotion la découverte de vestiges d'espèces disparues.
    D'après le principe de la sélection naturelle, "une catégorie d'êtres vivants se maintient dans la nature grâce à certains avantages sur ses concurrents, l'extinction de formes moins favorisées étant inévitable. Il est probable  que la production d'espèces  nouvelles a dû correspondre à la disparition d'un nombre égal d'espèces anciennes. Il a pu également arriver que le nombre de formes nouvelles ait été supérieur à celui des formes archaïques disparues mais, dans ce cas, la concurrence entre les nouveaux venus a certainement contribué à maintenir l'équilibre par élimination de certains de ces derniers. Cette concurrence, qui s'exerce d'autant plus que les formes en cause sont plus proches les uns des autres, a fortement participé à l'élimination des espèces souches par leurs propres descendants."
Louis de BONIS note que la lente continuité de l'évolution et le caractère progressif des extinctions paraissent "quelquefois en contradiction avec les documents paléontologiques." Mais pour Charles DARWIN et les naturistes de manière générale aujourd'hui, l'explication la plus vraisemblable "est celle d'une lacune de nos connaissances : l'absence de dépôts sédimentaires pendant un laps de temps assez long aurait occulté à nos yeux une extinction importante mais lente".
    Il faut noter que si de nombreuses espèces disparaissent de nos jours, en mettant entre parenthèses les disparitions récentes dues à l'activité humaine, et l'ont toujours faits, les extinctions ne sont que relatives, les espèces s'éteignant dans un isolat "étant en règle générale toujours représentée sur le continent."
La biogéographie moderne a permis de comprendre quels sont les principaux facteurs qui interviennent dans le déclin ou le maintien des espèces.
Les espèces particulièrement menacées sont :
- des populations peu nombreuses dont les individus ou les couples sont dispersés ;
- des espèces de grande taille ;
- des formes très spécialisées, inféodées à un biotope étroit, à un type de nourriture particulier;
- les animaux occupant une position terminale dans les chaînes trophiques.
        Dans les temps géologiques, il faut distinguer les extinctions progressives et les extinctions de masse, ces dernières provenant des variations du niveau des océans, des variations de température, des événements d'origine extra-terrestre (comète...), du volcanisme et... du facteur humain. Alors qu'auparavant, dans les modèles d'extinction, les espèces éliminées étaient assez rapidement remplacées par d'autres espèces dans les mêmes niches écologiques, les formes exterminées par l'homme n'ont pas été remplacées. Plusieurs milliers d'espèces sont de nos jours menacées de disparition, et les cris d'alarme, dont certains sont étouffés au nom d'intérêts particuliers, comme les mesures de protection, souvent en deçà des besoins, arrivent trop tard pour qu'une action soit encore efficace.

Louis de BONIN, article Extinction dans Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, PUF, 1996. David RAUP, De l'extinction des espèces, Gallimard, collection nrf.
Jared DIAMOND, Le troisième chimpanzé, Essai sur l'évolution et l'avenir de l'animal humain, Gallimard, nrf essais, 2000 (The third Chimpanzee. The evolution and future of the Human Animal, HarperCollins, 1992) ; De l'inégalité parmi les sociétés, Essai sur l'homme et l'environnement dans l'histoire, Gallimard, nrf essais, 2000 (Guns, Germs, and Steel, The Fates of Human Societies, W.W. Norton, 1997) ; Effondrement, Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, nrf essais, 2006 (Collapse, How societies chose to fail or succeed, Viking Penguin, 2005).

                                                         ETHUS
 
Relu le 22 octobre 2019
                                             

       
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18 février 2010 4 18 /02 /février /2010 09:52
           Même si ce livre des deux professeurs de lycée de Sciences de la vie et de la terre n'est pas à la portée de tous les publics, destiné principalement aux étudiants en biologie et aux candidats préparant des concours de recrutement de l'Éducation Nationale comme aux enseignants, sa présentation détaillée et claire des mécanismes de l'évolution en fait un ouvrage à recommander, pour tous ceux qui veulent comprendre quelque chose face aux flots des mauvaises vulgarisations et des informations fausses émanant de certaines organisations religieuses.
            L'ouvrage insiste beaucoup sur les apports de la génétique à la compréhension de l'évolution et de l'éthologie. Ainsi sont abordés en chapitres très pédagogiques les idées d'individus, de populations et d'espèces, l'origine de l'instabilité du génome, l'instabilité du milieu et ses conséquences, la phylogenèse et l'ontogenèse. On peut cerner combien la vie est une constante instabilité, et que du plus petit gène aux grandes populations, la sélection naturelle semble intervenir et interférer avec le dynamisme interne des constituants biologiques, à tous les niveaux. Ce sont des millions d'événements qui orientent la croissance de l'individu et de l'espèce.. .Selon les auteurs d'ailleurs "l'espèce est (...) produit de l'évolution biologique et non sa source. Cette façon de voir les choses permet de se débarrasser de bien des concepts encombrants dont la fameuse "survie de l'espèce" trop souvent présentée, dans une perspective finaliste, comme justification de nombreuses adaptations structurales ou comportementales. Si l'espèce est le produit de l'évolution, alors la naissance de nouvelles espèces, c'est-à-dire la spéciation, devient le thème majeur de l'étude de l'évolution biologique."
     Une impression majeure se dégage de ces explications des phénomènes génétiques et des interactions entre milieu changeant et êtres biologiques eux-mêmes changeants : les phénomènes naturels sont en déséquilibre constant. Il n'y a même pas, lorsqu'une stabilité d'une espèce s'établit, d'utilisation optimum des capacités biologiques et du milieu...
              
        Les auteurs, dans leur conclusion, indiquent qu'il n'y a pas aujourd'hui de théorie unificatrice des différents mécanismes de l'évolution. Si la théorie synthétique de l'évolution reprend bien des approches du darwinisme scientifique, elle pose à son tour des questions non résolues. Le propos essentiel n'est pas de rejeter l'une ou l'autre des approches, "mais de déterminer la part de variabilité qui persiste aléatoirement et celle qui le doit à la sélection naturelle." Cela ne veut pas dire que la théorie de l'évolution ne propose pas aujourd'hui de modèles acceptables de spéciation, mais le problème de la macroévolution n'est pas encore totalement résolu. C'est le lot de la recherche scientifique que d'écarter des explications pour améliorer notre compréhension de la nature.


Luis ALLANO et Alex CLAMENS, L'évolution. Des faits aux mécanismes, Editions Ellipses, collection Sciences de la Vie et de la Terre, 2000, 160 pages.
 
Relu le 23 octobre 2019
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16 février 2010 2 16 /02 /février /2010 13:10
         Les découvertes sur la génétique confortent plutôt qu'elles ne bouleversent la théorie darwinienne de l'Evolution. Malgré diverses polémiques et théories alternatives, l'ensemble de la communauté scientifique, notamment à travers la théorie synthétique de l'évolution, admet pour acquis la très grande partie des analyses de Charles DARWIN.
         Les travaux de Ernst MAYR (1904-2005) (1967), de P. R. GRANT (1972), de M. L. CODY et Jared DIAMOND (1974), de E. K. COLWELL et de E. R. FUENTES (1975), DE J. C. MUNGER et de J. H. BROWN  (1981) permettent de se faire une idée précise de la place de la compétition dans l'évolution. Si ceux de Ernst MAYR et de Jared DIAMOND sont bien connus, même au-delà du public spécialisé, ceux des autres auteurs sont restés confinés dans des revues américaines telles de Science ou American Review Ecology.
   
       Klauss IMMELMANN, dans son Dictionnaire de l'ethologie les résument de la manière suivante :
"...le terme compétition s'emploie quand deux individus au moins prétendent aux mêmes ressources naturelles. C'est entre congénères que la compétition est la plus intense puisqu'elle porte non seulement sur les possibilités de survie et de reproduction (par exemple ressources alimentaires, sites de nidification et de repos, matériaux de construction), mais également sur les "ressources sociales" (par exemple un partenaire sexuel). C'est la raison pour laquelle l'agression, qui contribue à réduire la compétition par l'éviction du compétiteur, est particulièrement véhémente entre individus conspécifiques. L'établissement de territoires, qui assurent la répartition plus ou moins homogènes des individus dans l'espace disponible, peut également atténuer la compétition directe. Il arrive toutefois que des espèces différentes, parfois étroitement apparentées, éprouvent des besoins physiologiques à ce point identiques qu'elles se fassent concurrence. Il s'ensuit des adaptations particulières, comme la mise en place d'une territorialité interspécifique. Si la compétition devient active (par exemple par la confrontation ou la menace), on parle de rivalité."

     Ernst MAYR, naturaliste allemand, un des fondateurs de la théorie synthétique de l'évolution, a surtout travaillé sur les oiseaux, la zoogéographie, l'histoire et la philosophie de la biologie. Une fois établie la validité de la théorie darwinienne de l'évolution, confirmée par les découvertes de la génétique, il restait à établir la véritable "cible" de l'évolution. Et de grands débats eurent lieu pour savoir s'il s'agissait du gène lui-même, de l'individu ou de l'espèce. Dans Systematics and the orgin of species de 1942 du naturaliste allemand, dans Genetics and the origin of species de 1937 de Theodosius DOBZHANSKY (1900-1975) et dans Tempo and modes in evolution de 1944 de George Gaylord SIMPSON (1902-1984), ouvrages fondateurs de la théorie synthétique de l'évolution, il est établi que c'est l'individu qui est cette "cible directe". 
    Dans la mesure même où c'est l'individu, porteur du patrimoine génétique, qui survit ou meurt avant d'avoir transmis à ses descendants son génotype. Si les conditions écologiques, prises dans un sens très global (de la nature du sol à la présence des autres individus, de la même espèce ou non) ne sont pas remplies, les individus porteurs d'un certain patrimoine génétique cessent tout simplement de le transmettre. Suivant l'importance de la population au sein de laquelle vivent ces individus, les changements dans la composition globale du patrimoine génétique sont plus ou moins importants.
Ce qu'il faut comprendre en outre, c'est qu'un individu possède un pool de gène, son génotype, qu'il n'exprime jamais dans sa vie dans sa totalité ; il n'en exprime qu'une partie, le phénotype, une partie apparente. Derrière celle-ci, pourrions-nous dire, se cache une partie non exprimée, récessive, qui peut le faire (s'exprimer) dans des conditions précises d'environnement. Ce qui explique que le changement d'espèce, ou spéciation, ne se produit que lentement dans les grandes populations, sauf accidents.
Des informations très intéressantes se trouvent dans la présentation de Louis ALLANO et d'Alex CLAMENS qui permettent de suivre l'évolution à travers les transformations opérées au niveau génétique et les multiples influences de l'environnement (L'évolution, Ellipses, 2000).

   Charles DEVILLERS résume cette conception en deux bases de modèle :  
- les petites populations manifestent une variabilité plus large que celle des grandes populations, et cela leur confère une forte aptitude à engendrer de nouvelles espèces, compte tenu des conditions nouvelles auxquelles leur pool génique est soumis ;
- l'isolement géographique de petites populations est une condition nécessaire pour la spéciation.
      Ernst MAYR lui-même, dans un texte repris par le Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, réfute les conceptions de saut dans l'évolution, tout comme celle de hasard ou de système aléatoire, ou encore de téléologie, de processus déterministe pré-orienté, tout en mettant en évidence divers éléments qui font encore partie de la recherche scientifique : Y-a-t-il plusieurs modèles de spéciation? Comment se maintient l'énorme quantité de variation génétique dans les populations? Comment interagissent les différents gènes de structure (il faudrait entrer dans les détail de la génétique pour poursuivre...), les gènes quasi neutres, les ADN codants et les ADN non codants ? Dans quelle mesure le génotype est-il un système organisé (la plupart des auteurs pensent à une forte cohésion et qu'il faut des conditions particulières pour la briser...)?
La macro-évolution, c'est-à-dire l'origine des taxons supérieurs et des innovations et évolutions majeures peut-elle s'expliquer comme la simple continuation de l'évolution graduelle des populations (la majeure partie de scientifiques pensent que oui...)? Existe-t-il ou non une sélection non seulement au niveau de l'individu, mais aussi des gènes, des groupes ou des espèces (ce qui reste à démontrer)? Plus profondément, le concept d'espèce est-il le seul concept légitime (ou ce concept est-il évolutif)? 
Il mentionne, parmi les nombreux développements apparus à l'intérieur de la théorie synthétique de l'évolution, l'intérêt accru pour trois aspects de l'évolution à considérer en même temps : la fréquence des contraintes présidant au changement évolutif, la forte imprécision de la sélection due aux nombreux processus stochastiques pendant le processus de la sélection naturelle et la fréquence du pluralisme, c'est-à-dire les multiples réponses données aux défis évolutifs. La sélection est processus si évolutif qu'elle est toujours distancée par les modifications de l'environnement. Autrement dit, le phénotype d'une population dans le temps varie constamment pour y faire face. La stabilité d'une espèce n'est pas, exprimé autrement, la réalité, bien au contraire, et tous les arguments racistes en faveur d'un "profil pur" sont encore une fois réduits à néant...

        Le principe de compétition-exclusion ou principe de Gause est exprimé par ce dernier auteur en 1934 (The struggle for existence, Baltimore) de la manière suivante :
"On peut admettre que la conséquence d'une compétition est que deux espèces similaires ne peuvent occuper les mêmes niches mais doivent s'exclure l'une l'autre de telle façon que chacun prend possession de telles sortes de nourriture et modes de vie qui lui donnent un avantage sur sa compétitrice". Charles DEVILLERS veut l'exprimer plus simplement : "Deux espèces ayant les mêmes impératifs écologiques ne peuvent coexister sur de longues durées. Ou bien l'une des formes est éliminée, ou bien elle modifie ses impératifs écologiques. Au centre de cette définition se trouve donc la notion de niche écologique, qui est un "hyper-volume" à n dimensions, chaque dimension étant l'une des composantes de la niche : conditions physiques et chimiques du milieu, ressources nutritives, habitats, lieux de reproduction...  Dans ces conditions, il est hautement improbable, impossible même, que toutes les utilisations des dimensions des niches de deux espèces soient strictement les mêmes. Finalement, il peut exister sur le même territoire deux espèces, car elles n'utilisent pas exactement les mêmes caractéristiques de ce territoire.
     
     Vincent LABEYRIE distingue les compétitions inter-spécifiques et les compétitions intra-spécifiques, dans le prolongement du principe de Gause. il indique que E. R. PIANKA, dans "competition and niche theory" dans Theorical ecology, publié en 1976, résume les différents aspects théoriques de la compétition interspécifique et modélise son influence sur la dynamique des populations à partir des équations de LOTKA-VOLTERRA.
E. R. PIANKA souligne que "les coefficients de compétition de ces équations peuvent être illusoires et obscurcir souvent les mécanismes réels des interactions compétitives." Il remarque que la compétition inter-specifique n'est jamais absolue, car "aucun organisme réel n'exploite entièrement sa niche fondamentale puisque ses activités sont de quelque façon limitées par ses compétiteurs autant que par ses prédateurs. Puisque les individus d'un même stade de développement d'une même espèce ont par définition des caractéristiques biologiques identiques, au polymorphisme près, la compétition intraspécifique doit être par nature plus sévère que la compétition interspécifique. Dans ces conditions, la compétition intraspécifique introduit une sélection active dès que K (dans l'équation) est limité. Cette sélection entraînant une modification qualitative de la population, c'est-à-dire pouvant induire son évolution, on peut en déduire que la limitation des ressources doit être un facteur d'évolution.

Articles Compétitions intra et interspécifiques (Vincent LABEYRIE), Compétition-exclusion, Ersnt MAYR (Charles DEVILLERS), Théorie synthétique de l'évolution (Ernst MAYR), dans Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, PUF, 1996. Klaus IMMELMANN, Dictionnaire de l'éthologie, Pierre Mardaga éditeur, 1990.

                                                                      ETHUS
 
Relu le 25 octobre 2019

     

 
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13 février 2010 6 13 /02 /février /2010 17:32
          Dans l'Origine des espèces, Charles DARWIN (dans le chapitre 3) décrit l'influence de la lutte pour l'existence sur la sélection naturelle.
L'émergence d'espèces "vraies et distinctes" à partir d'"espèces naissantes", dont des exemples sont d'abord pris dans le monde végétal, découle de la lutte pour la vie. Grâce à elle, les variations, mêmes les plus minimes, tendent à préserver les individus d'une espèce, "et se transmettent ordinairement à leur descendance, pourvu qu'elles soient utiles à ces individus dans leurs rapports infiniment complexes avec les autres êtres organisés et avec la nature extérieure."
       
          Quelle est cette lutte pour la vie? Tout de suite le naturaliste fait remarquer qu'il emploie le terme "dans le sens général et métaphorique, ce qui implique les relations mutuelles de dépendance des êtres organisés, et, ce qui est le plus important, non seulement de la vie de l'individu, mais son aptitude ou sa réussite à laisser des descendants."
        Il mentionne ensuite les animaux carnivores entre eux, mais également, il le souligne, les plantes qui au bord du désert luttent contre la sécheresse, les guis qui, poussant sur la même branche et produisant des graines, luttent l'un contre l'autre. "Comme ce sont les oiseaux qui disséminent les graines du gui, son existence dépend d'eux, et l'on pourra dire au figuré que le gui lutte avec d'autres plantes portant des fruits, car il importe à chaque plante d'amener les oiseaux à manger les fruits qu'elle produit, pour en disséminer la graine"...
                  Il indique la progression géométrique de l'augmentation du nombre des individus sur un territoire donné et la compétition universelle qui régit les relations entre toutes les espèces entre elles, mais aussi à l'intérieur de chacune des espèces, des individus entre eux, comme entre les espèces du même genre. La dépendance d'un être organisé vis-à-vis d'un autre, "telle que celle du parasite dans ses rapports avec sa proie" se manifeste entre êtres très éloignés les uns des autres dans l'échelle de la nature. "Mais la lutte est presque toujours plus acharnée entre les individus appartenant à la même espèce ; en effet, ils fréquentent les mêmes districts, recherchent la même nourriture, et sont exposés aux même dangers". Les changements des conditions d'existence - humidité, composition en espèces d'un territoire donné, avers présence de nouveaux compétiteurs ou absence des anciens compétiteurs par exemple - entraînent une modification des caractéristiques des espèces présentes sur ce territoire.
              Devant cette présentation de cette lutte universelle, l'auteur ne peut s'empêcher d'exprimer ses sentiments : "La pensée de cette lutte universelle provoque de tristes réflexions, mais nous pouvons nous consoler avec la certitude que la guerre n'est pas incessante dans la nature, que la peur y est inconnue, que la mort est généralement prompte, et que ce sont les êtres vigoureux, sains et heureux qui survivent et se multiplient."

            Patrick TORT, analysant la conception de Charles DARWIN sur ce "combat universel pour la survie que livrent les individus, les variétés et les espèces et qui résulte de la situation de tension adaptative et de concurrence vitale dans laquelle se trouvent les organismes au sein d'un milieu donné" reprend bien les caractéristiques de ce que lisons plus haut.
Les dépendances écologiques entre espèces de tout genre, le caractère métaphorique de la notion de lutte pour l'existence, l'aspect global et systématique de cette lutte qui l'emporte sur la réalité immédiate, tout cela reflète trois données majeures, où l'on reconnaît bien l'influence de MALTHUS sur l'auteur :
- le taux élevé d'accroissement spontané de toute population d'organismes ;
- la limitation de l'espace disponible capable de la contenir ;
- les limites quantitatives des ressources qu'elle peut tirer de son environnement.

         Dans La filiation de l'homme, les considérations sur la lutte pour l'existence sont largement supplantées par l'accent mis sur le développement des instincts sociaux de l'homme, tant par rapport aux animaux inférieurs que par rapport aux animaux supérieurs.
       Au chapitre 4 par exemple, sur la comparaison des capacités mentales de l'homme et des animaux inférieurs, Charles DARWIN écrit qu'il souscrit "au jugement des auteurs qui soutiennent que de toutes les différences existant entre l'homme et les animaux inférieurs, c'est le sens moral ou conscience qui est de loin la plus importante." "La proposition suivante me semble hautement probable : à savoir que tout animal, quel qu'il soit, doué d'instincts sociaux bien affirmés incluant les affections parentale et filiale, acquerrait inévitablement un sens moral ou conscience, dès que ses capacités intellectuelles se seraient développées au même point, ou presque, que l'homme." 
Toute son argumentation reposent sur la sociabilité observée de certains animaux, et il pense que "chez les animaux qui tiraient les bénéfices de cette vie en étroite association, les individus qui prenaient le plus grand plaisir à cette vie sociale échappaient le mieux à divers dangers ; tandis que ceux qui étaient les moins attachés à leurs camarades, et qui vivaient seuls, périssaient en grand nombre."
Sur l'origine de ces sentiments d'affection, "qui sont apparemment à la base des instincts sociaux" le naturaliste prend acte de l'ignorance des étapes "par lesquelles ils ont été acquis ; mais nous pouvons inférer que cela s'est produit en grande partie par le jeu de la sélection naturelle."
        Il rappelle, dans certaines passages dans cet ouvrage sur la place de l'homme dans l'évolution, que la sélection naturelle "résulte de la lutte pour l'existence ; et celle-ci d'un taux d'accroissement rapide". Il insiste beaucoup sur cette rapidité, comparée à la lenteur de l'évolution constatée dans les autres espèces, à un point tel qu'on peut se demander si la vitesse de l'évolution dans ses dernières étapes qui a conduit à l'humanité ne constitue pas une des  données majeures qui expliquent la nécessité d'adaptation au milieu, étant donné la fragilité du corps humain, comparativement aux autres primates beaucoup plus naturellement outillés que lui.
      Dans le chapitre 5 sur le développement des capacités intellectuelles et morales, nous pouvons lire que pour Charles DARWIN, les nations civilisées furent autrefois barbares, et qu'au fur et à mesure de son évolution les instincts sociaux prirent la place à l'évolution naturelle constatée chez les autres espèces. Dans le chapitre 6 sur les affinités et la généalogie de l"homme, il écrit que "L'homme est sujet à de nombreuses variations, légères et diversifiées, qui sont induites par les mêmes causes générales, et qui sont régies et transmises conformément aux mêmes lois générales que chez les animaux inférieurs. L'homme s'est multiplié si rapidement qu'il a nécessairement été exposé à la lutte pour l'existence, et conséquemment à la sélection naturelle. Il a donné naissance à de nombreuses races, dont certaines diffèrent tellement l'une de l'autre qu'elles sont souvent été rangées par les naturalistes comme des espèces distinctes. Son corps est construit sur le même plan d'homologie que celui des autres mammifères. Il traverse les mêmes phases de développement embryonnaire. Il conserve de nombreuses structures rudimentaires et inutiles, qui sans nul doute remplirent autrefois un office. Des caractères font occasionnellement en lui leur réapparition, dont nous avons toute raison de croire qu'ils étaient possédés par ses premiers ancêtres. Si l'origine de l'homme avait été totalement différente de tous les autres animaux, ces différentes apparitions ne seraient simplement que de vides simulacres ; mais cela n'est pas recevable. Ces apparitions, au contraire, sont intelligibles, du moins dans une large mesure, si l'homme est avec d'autres mammifères le co-descendant de quelque forme inconnue et inférieure." 

      A bon droit, Patrick TORT analyse l'insistance de Charles DARWIN à plusieurs reprises de "l'articulation décisive de ce processus : les instincts sociaux (évoluant de pair avec l'accroissement des capacités rationnelles) qui abolissent évolutivement la prééminence de l'ancienne sélection éliminatoire, sont eux-mêmes des produits de cette même sélection". Pour lui, "l'action de la sélection naturelle (...) est donc entrée en régression sous son ancienne forme à mesure que sa propre opération a progressivement favorisé les instincts sociaux et les sentiments moraux qu'ils engendrent comme procurant à l'Homme, combinés avec la rationalité, des avantages supérieurs à ceux qui pourraient dériver de la lutte éliminatoire, ce qui implique qu'ils deviennent à leur tour les cibles primordiales d'une sélection autrement accentuée, celle des qualités sociales, intellectuelles et morales, laquelle, au lieu d'abolir la compétition, en retourne les effets au bénéfice de l'organisation des conduites solidaires."
Cette hypothèse scientifique, exprimée avec force dans de nombreuses ouvrages, s'appuie sur une analyse détaillée des textes, avec des traductions bien plus précises qu'auparavant des livres originaux en anglais de Charles DARWIN. Elle reflète bien dans l'ensemble les opinions du naturaliste, même si parfois le trait est accusé.
    En tout état de cause, cette hypothèse effectue bien un pont entre d'une part la différence radicale de l'homme par rapport aux autres espèces animales et la filiation dans l'évolution des espèces. Elle permet d'en finir (même si le débat est bien entendu, et heureusement, sans fin, pour l'élucidation de la réalité) avec cette sorte de schizophrénie entre d'une part le sentiment d'une analogie (parfois sentimentale épidermique) avec les autres animaux et d'autre part ce sentiment inextinguible d'une coupure radicale. Il y a longtemps que les primates dont nous sommes issus ont subordonné toutes les autres espèces dans la chaîne alimentaire et que l'homme s'est détaché du mode d'évolution de ses ancêtres.

    Pour terminer cette première partie de cet article, insistons encore sur le fait que toute la problématique de Charles DARWIN appartient à une époque qui ignore absolument tout de la génétique.

Charles DARWIN, L'origine des espèces, GF Flammarion, 1992 ; La filiation de l'homme, Syllepse, 2000.
Patrick TORT, article Lutte pour l'existence, Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, PUF, 1996.

                                                                ETHUS
      
Relu le 26 octobre 2012
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11 février 2010 4 11 /02 /février /2010 15:13
        Selon plusieurs auteurs, ce petit essai d'une figure de l'anthropologie française, écrit en 1952, constitue une tentative de comprendre l'évolution culturelle de l'humanité à travers les différences physiques qui la composent, à partir d'une relecture-correction de l'oeuvre d'Arthur de GOBINEAU (1816-1882) au-delà des déformations qu'a subie la diffusion de L'Essai sur l'inégalité des races humaines. Ce texte, qui faisait partie d'une série de textes de différents auteurs sollicités par l'UNESCO, consacrés au problème du racisme dans le monde, s'efforce de lutter contre la déformation raciste tout en ne niant pas l'existence de différents groupes ethniques présents sur la planète.
     
     Dès le début, il signale qu'il n'entend pas élaborer une doctrine raciste à l'envers : "Quand on cherche à caractériser les races biologiques par des propriétés psychologiques particulières, on s'écarte autant de la vérité scientifique en les définissant de façon positive que négative. Il ne faut pas oublier que Gobineau dont l'histoire fait le père des théories racistes, ne concevait pourtant pas l'"inégalité des races humaines" de manière quantitative, mais qualitative : pour lui, les grandes races primitives qui formaient l'humanité à ses débuts - blanche, jaune, noire - n'étaient pas tellement inégales en valeur absolue que diverses dans leurs aptitudes particulières. La tare de la dégénérescence s'attachait pour lui au phénomène du métissage plutôt qu'à la position de chaque race dans une échelle de valeurs commune à toutes ; elle était donc destinée à frapper l'humanité toute entière, condamnée, sans distinction de race, à un métissage de plus en plus poussé." Nous laissons à Claude LEVI-STRAUSS la responsabilité de ce qui précède : n'oublions pas les passages sur la supériorité de la race blanche ni non plus les termes péjoratifs utilisés à propos du métissage justement, assimilé à quelque chose de négatif...
  Mais l'important ne se situe pas là, mais dans le replacement clair de la perspective du développement réel de l'humanité : "le péché originel de l'anthropologie consiste dans la confusion entre la notion purement biologique de race (à supposer, d'ailleurs, que, même sur ce terrain limité, cette notion puisse prétendre à l'objectivité, ce que la génétique conteste) et les productions sociologiques et psychologiques des cultures humaines. Il a suffit à Gobineau de l'avoir commis pour se trouver enfermé dans le cercle infernal qui conduit d'une erreur intellectuelle n'excluant pas la bonne foi à la légitimation involontaire de toutes les tentatives de discrimination et d'exploitation."

       Dans son discours sur la diversité des cultures, le fondateur du structuralisme indique qu'il y a en même temps à l'oeuvre, dans les sociétés humaines, des forces "travaillant dans des directions opposées : les unes tendant au maintien et même à l'accentuation des particularismes ; les autres agissant dans le sens de la convergence et de l'affinité" "...on en vient à se demander si les sociétés humaines ne se définissent pas, eu égard à leurs relations mutuelles, par un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent, non plus, descendre sans danger."
 
         Survolant l'évolution des cultures archaïques et des cultures primitives, revenant sur l'idée de progrès, il réfléchit à la place particulière de la civilisation occidentale, et de son histoire stationnaire et cumulative. Revenant sur quelques éléments d'histoire des civilisations, il montre qu'il n'y a pas de société cumulative en soi (accumulation des connaissances et des techniques), mais plutôt des conduites, des modes d'existence, des manières d'être ensemble comme il l'écrit, qui favorise cet accroissement de pouvoir sur la nature et... sur les autres sociétés. A certains moments de leur histoire, les sociétés stagnent ou progressent, régressent ou même disparaissent, qu'elles que soient leurs caractéristiques ethniques.

       Dans son dernier petit chapitre, Claude LEVI-STRAUSS, constate que maintenant les différentes sociétés sur la planète sont en contact, et sont en quelque sorte prises dans un mouvement d'échanges de plus en plus importants. Et complètement,  à rebours du pessimisme d'Arthur de GOBINEAU,  il perçoit un double sens du progrès dans lequel les organisations internationales ont un grand rôle à jouer. Ce double sens, uniformisation et diversification tour à tour sur un plan ou un autre (économique, social, culturel...), doit permettre "de maintenir indéfiniment, à travers des formes variables et qui ne cesseront jamais de surprendre les hommes, cet état de déséquilibre dont dépend la survie biologique et culturelle de l'humanité." 
Ce qui caractérise son approche, c'est bien de considérer qu'à la fois diversification et uniformisation sont positifs, pourvu que ces sociétés permettent aux hommes d'améliorer leur existence. La dégénérescence en soi constitue un non-sens lorsque l'on considère l'évolution de l'humanité.
   Constamment, l'auteur laisse pendante la question sociale (cela se voit d'ailleurs dans l'ensemble de son oeuvre...) même s'il ne camoufle pas les contradictions socio-économiques. Comme il regarde l'humanité dans son évolution à très long terme, il ne se penche guère sur les ressorts des solidarités et des différenciations qui traversent les sociétés de manière interne et qui régissent les relations des sociétés entre elles. "Quoi qu'il en soit, il est difficile de se représenter autrement que comme contradictoire un processus que l'on peut résumer de la manière suivante : pour progresser, il faut que les hommes collaborent ; et au cours de cette collaboration, ils voient graduellement s'identifier les apports dont la diversité initiale était précisément ce qui rendait leur collaboration féconde et nécessaire."
Cette contradiction insoluble, les organisations internationales doivent la gérer : leur mission est double : "elle consiste pour une part dans une liquidation, et pour une autre part dans un éveil". 
 
    La présentation de l'éditeur (en quatrième de couverture) est très brève : "La diversité des cultures, la place de la civilisation occidentale dans le déroulement historique et le rôle du hasard, la relativité de l'idée de progrès, tels sont les thèmes majeurs de Race et histoire. Dans ce texte écrit dans une langue toujours claire et précise, et sans technicité exagérée, apparaissent quelques-uns des principes sur lesquels se fonde le structuralisme."
Ce texte est beaucoup repris comme point de départ de réflexion dans les systèmes scolaires d'Europe. C'était d'ailleurs l'un des objectifs de l'UNESCO.
 
    Claude LEVI STRAUSS (1908-2009) est l'auteur de très nombreuses oeuvres, sont certaines fondent le structuralisme : Les structures élémentaires de la parenté (PUF, 1949), Tristes tropiques (Plon, 1955), Anthropologie structurale (Plon, 1958), La Pensée sauvage (Plon, 1962), Mythologiques, en quatre tomes (Plon, 1964, 1967, 1968, 1971), Race et Culture (Revue Internationale des sciences sociales UNESCO, 1971), Anthropologie structurale 2 (Plon, 1973), Regarder, écouter, lire (Plon, 1993), L'anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Seuil, 2011)...

       
Claude LEVI-STRAUSS, Race et histoire, Edition Denoël, collection folio/essais, 1987. Cette réédition est accompagnée d'un texte de Jean POUILLON, sur l'oeuvre de Claude LEVI-STRAUSS.
 
Complété le 4 septembre 2012
Relu le 28 octobre 2019
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6 février 2010 6 06 /02 /février /2010 13:25
             Le naturaliste anglais Charles Robert DARWIN, un des fondateurs de la biologie moderne de l'évolution, suscite encore par ses écrits de nombreux développements dans la recherche scientifique et de nombreux conflits (intellectuels, mais pas seulement). En même temps qu'ils éclairent la marche conflictuelle de la vie.
 Intervenue en pleine expansion de l'impérialisme britannique, son oeuvre a inspiré, pourrait-on écrire, toutes sortes de darwinismes. Darwinisme scientifique et darwinisme social ne sont que deux désignations d'une postérité - et même d'une antériorité, si l'on considère la chronologie des réflexions sur l'évolution - multiples. Suivant les sensibilités nationales, il existe même des conceptions différentes de darwinisme, et donc d'interprétation des oeuvres de Darwin.

       Dans la compréhension des conflits biologiques, de la lutte pour la vie, des végétaux et des animaux, dans celle des concurrences entre espèces différentes dans des environnements divers, à travers les études sur la sélection naturelle et les variations observées de génération en génération, comme dans les perceptions des conditions d'émergence et de survie des civilisations, il y a un avant et un après Darwin.

      Quatre oeuvres retiennent l'attention, entre autres lorsque nous réfléchissons sur les conflits : L'Origine des espèces, Les variations des animaux et des plantes à l'état domestique, La filiation de l'homme et L'expression des émotions chez l'homme et chez les animaux. Il existe une quantité impressionnante d'autres écrits, sans compter les multiples correspondances, propres à l'activité scientifique.

      L'Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, pour reprendre le titre dans son intégralité eut six éditions de 1859 à 1972 et selon les lecteurs attentifs eux-mêmes, les différents ajouts successifs, notamment pour répondre aux différentes réactions et accusations qu'il a suscité, peuvent obscurcir son propos. Notons que dans cet ouvrage, nulle part n'est mentionné l'homme dans la série évolutive.
A la suite de longues observations et de longs voyages, Charles DARWIN expose, sur un registre qui va de l'assertion à l'hypothèse probable, les éléments suivants, tels que le résume Patrick TORT dans la monumentale étude sur son oeuvre: 
- Observation des variations individuelles chez les êtres soumis à la domestication ou vivant à l'état naturel ;
- Déduction de l'existence d'une capacité naturelle indéfinie de variation des organismes (variabilité) ;
- Observation qu'une reproduction orientée peut fixer héréditairement certaines de ces variations par accumulation dans un sens déterminé, avec ou sans projet raisonné ou méthodique (sélection artificielle, sélection inconsciente) ;
- Déduction de l'hypothèse d'une aptitude des organismes à être sélectionnés d'une manière analogue au sein de la nature (sélectionnalité). Question : que peut être l'agent de la sélection naturelle ainsi inférée de cette sélectionnalité avérée (par ses actualisations domestiques) des variations organiques?
 - Évaluation du taux de reproduction des diverses espèces et de leur capacité de peuplement ;
 - Déduction de l'existence d'une capacité naturelle d'occupation totale rapide de tout le territoire par les représentants d'une seule espèce, animale ou végétale, se reproduisant sans obstacle ;
 - Observation cependant à peu près universellement, au lieu de cette saturation, de l'existence d'équilibres naturels constitués par la coexistence, sur un même territoire, de représentants de multiples espèces ;
- Déduction de l'opposition entre cette capacité d'occupation totale et cette coexistence d'espèces, de la nécessité d'un mécanisme régulateur opérant au sein de la nature et réduisant l'extension numérique de chaque population. Un tel mécanisme est nécessairement éliminatoire, et s'oppose par la destruction à la tendance naturelle de chaque groupe d'organismes à la prolifération illimitée. C'est la lutte pour la vie qui effectue une sélection naturelle dont le principal effet est la survie des plus aptes (par le jeu de l'élimination des moins aptes). Question : qu'est-ce qui détermine une meilleure adaptation?
- Observation de la lutte pour l'existence au sein de la nature ;
- Pour répondre à la question des facteurs d'une meilleure adaptation, Darwin fait retour à la variabilité, et, sous la pression analogique du modèle de la sélection artificielle (des animaux domestiques et des végétaux comestibles), il forge l'hypothèse d'une sélection naturelle qui, à travers la lutte (interindividuelle, interspécifique et avec le milieu) effectuerait le tri et la préservation des variations avantageuses dans un contexte donné, et assurerait ainsi le triomphe vital, transmissible héréditairement, des individus qui en seraient porteurs. Ces derniers seraient par là même sur la voie d'une amélioration constante de leur adaptation à leurs conditions de vie et à celle de la lutte. C'est la sélection naturelle.

   Cet exposé résume très fortement, car il y a beaucoup de digressions dans le texte, les chapitres 1 à 4 du livre, Les chapitres suivants traitent de ces lois de la variation (où Charles Darwin exprime des esquisses, avouant l'ignorance encore devant ses complexités - rappelons que la science génétique n'existe tout simplement encore pas), des difficultés de la théorie (si les espèces dérivent d'autres espèces, pourquoi ne rencontrons-nous pas d'innombrables formes de transition?, comment les conformations et les habitudes changent-elles?, les instincts peuvent-ils s'acquérir et se modifier par l'action de la sélection naturelle?, comment se déroulent les processus de fécondité et de stérilité?, de l'instinct, de l'hybridité, de l'insuffisance des archives géologiques, de la succession géologique des êtres organisés, de la distribution géographique des espèces, des affinités mutuelles des êtres organisés, leur morphologie, leur embryologie, leurs organes rudimentaires... bref de toutes les questions soulevées par sa théorie même de la sélection naturelle.

     Dans sa conclusion, nous pouvons lire : "La théorie de la sélection naturelle  impliquant l'existence antérieure d'une foule innombrables de formes intermédiaires, reliant les unes aux autres, par des nuances aussi délicates que le sont nos variétés actuelles, toutes les espèces de chaque groupe, on peut se demander pourquoi nous ne voyons pas autour de nous toutes ces formes intermédiaires, et pourquoi tous les êtres organisés ne sont pas confondus en un inextricable chaos. A l'égard des formes existantes, nous devons nous rappeler que nous n'avons aucune raison, sauf dans des cas fort rares, de nous attendre à rencontrer des formes intermédiaires les reliant directement les unes aux autres, mais seulement celles qui rattachent chacune d'entre elles à quelque forme supplantée et éteinte. Même sur une vaste surface, demeurée continue pendant une longue période, et dont le climat et les autres conditions d'existence changent insensiblement en passant d'un point habité par une espèce à un autre habité par une espèce étroitement alliée, nous n'avons pas lieu de nous attendre à rencontrer souvent des variétés intermédiaires dans les zones intermédiaires. Car nous avons des raisons de croire que seules quelques espèces subissent des modifications à un moment donné et que tous les changements s'effectuent lentement (...). Dans l'hypothèse de l'extermination d'un nombre infini de chaînons reliant les habitants actuels avec les habitants éteints du globe, et, à chaque période successive, reliant les espèces qui y ont vécu avec les formes plus anciennes, pourquoi ne trouvons-nous pas, dans toutes les formations géologiques, une grande abondance de ces formes intermédiaires? Pourquoi nos collections de restes fossiles ne fournissent-elles pas la preuve évidente de la gradation et des mutations des formes vivantes? Pourquoi ne trouvons-nous pas sous ce dernier système de puissantes masses de sédiment renfermant les restes des ancêtres des fossiles siluriens?  Car ma théorie implique que de semblables couches ont été déposées quelque part, lors de ces époques si reculées et si complètement ignorées de l'histoire du globe." 
   Ces interrogations ne sont que quelques unes du "champ de recherches immense et à peine foulé" sur les causes et les lois des variations. Cela montre à quel point la démarche de Charles DARWIN est une démarche scientifique à l'opposé de celle de ses détracteurs. Si L'origine des espèces fait scandale, c'est que nulle part n'est évoquée le rôle de Dieu...Tout est un enchaînement de causalités dont il faut rechercher les détails, et il n'échappe à personne que si la logique de la sélection naturelle est bonne, l'homme s'y trouve inclus. Même s'il n'en est pas question ici, d'emblée les hiérarchies religieuses furent alertées du danger d'une nouvelle contestation des dogmes tirés d'une lecture officielle de la Bible sur les origines de l'humanité.

        La variation des animaux et des plantes à l'état domestique, de 1868, constitue un second ouvrage de synthèse, lié à L'Origine des espèces, dans un grand livre conçu à l'origine comme le "grand livre des espèces". Charles DARWIN réaffirme et illustre avec netteté les principes exposés dans les deux premiers chapitres de l'ouvrage de 1859. Il y développe quelques exemples, de manière détaillée, d'évolution par sélection naturelle, en reprenant ses observations antérieures. Pour expliquer  les mécanismes de la génération et de la transmission héréditaire, il formule son hypothèse de la pangenèse, une explication théorique de la transmission de caractère acquis, qui n'a jamais eu aucune validation expérimentale.

      La filiation de la l'homme et la sélection sexuelle, traduction par Patrick TORT de The descent of Man and selection in relation to sex, qui n'est pas celle retenue par un certain nombre d'éditions, date de 1872. C'est dans ce livre que le transformisme darwinien est étendu à l'homme. "L'unique objet de cet ouvrage, écrit Charles DARWIN, est de considérer, premièrement, si l'homme, comme toute autre espèce, est issu par filiation de quelque forme préexistante ; deuxièmement, le mode de développement, et, troisièmement, la valeur des différences entre ce que l'on appelle les races de l'Homme."
  Dans le premier chapitre sur l'origine de l'homme, nous pouvons lire : "Nous pouvons ainsi comprendre comment il est advenu que l'homme et tous les autres animaux vertébrés ont été construits sur le même modèle général, pourquoi ils traversent les mêmes phases précoces de développement, et pourquoi ils conservent certains rudiments en commun. Nous devrions, par conséquent, admettre franchement leur communauté de filiation ; adopter toute autre vue conduit à admettre que notre propre structure et celle de tous les animaux qui nous entourent ne sont qu'un simple piège tendu pour que s'y prennent notre jugement. Cette conclusion se trouve puissamment renforcée si l'on passe en revue les membres de toute la série animale, et si l'on considère le témoignage qui ressort de leurs affinités ou classification, de leur répartition géographique et de leur succession géologique. Ce n'est rien d'autre que notre préjugé naturel, et cette arrogance qui a conduit nos ancêtres à prétendre qu'ils descendaient de demi-dieux, qui nous font hésiter devant cette conclusion".
             Mais il ne s'agit pas simplement d'un continuisme qui fonde un "darwinisme social", ni la simple poursuite de la sélection. En effet, dans les chapitres suivants, ceux sur le mode de développement de l'homme, sur la comparaison des capacités mentales de l'homme et des animaux inférieurs, le naturalisme montre bien la voie vers le développement des facultés intellectuelles et morales au cours des temps primitifs et civilisés en montrant un changement de nature dans les effets de la sélection naturelle. La présence de l'instinct de sympathie, comme il l'écrit, s'oppose au sens de l'évolution auparavant constatée.
       Lisons (chapitre 5) : "L'aide que nous nous sentons poussés à apporter à ceux qui sont privés de secours est pour l'essentiel une conséquence inhérente de l'instinct de sympathie, qui fut acquis originellement comme une partie des instincts sociaux, mais a été ensuite (...) rendu plus délicat et étendu plus largement. Nous ne saurions réfréner notre sympathie, même sous la pression d'une raison implacable, sans détérioration dans la plus noble partie de notre nature. Le chirurgien peut se durcir en pratiquant une opération, car il sait qu'il est en train d'agir pour le bien de son patient ; mais si nous devions intentionnellement négliger ceux qui sont faibles et sans secours, ce ne pourrait être qu'en vue d'un bénéfice imprévisible, lié à un mal présent qui nous submerge. Nous devons par conséquent supporter les effets indubitablement mauvais de la survie des plus faibles et de la propagation de leur nature ; mais il apparaît ici qu'il y a au moins un frein à cette action régulière, à savoir que les membres faibles et inférieurs de la société ne se marient pas aussi librement que les sains ; et ce frein pourrait être indéfiniment renforcé par l'abstention au mariage des faibles de corps ou d'esprit, bien que cela soit plus à espérer qu'à attendre. Dans chaque pays entretenant une grande armée permanente, les plus beaux jeunes hommes sont pris par la conscription ou sont enrôlés. Ils sont ainsi exposés à une mort prématurée durant la guerre, sont souvent entraînés au vice, et sont empêchés de se marier durant la fleur de l'âge. Au contraire, les hommes plus petits et plus fragiles, avec un piètre constitution, sont laissés au foyer, et par conséquent ont une bien meilleure chance de se marier et de propager leur nature". (Nous retrouvons ce développement sur la sympathie dans la conclusion générale).
Outre que ses propos ont finalement une teneur antimilitariste plutôt inattendue, Charles DARWIN marque bien une rupture dans les voies de l'évolution. Un renversement s'est opéré, le rôle de l'éducation remplace la nature dans ses traits dominants. Patrick TORT parle d'un véritable effet réversif de l'évolution : "La sélection naturelle a ainsi sélectionné les instincts sociaux, qui à leur tour ont développé des comportements et favorisé des dispositions éthiques ainsi que des dispositifs institutionnels et légaux anti-sélectifs et anti-éliminatoires.". On conçoit très bien que le développement des instincts sociaux favorisent la survie de groupes d'animaux dans des environnements hostiles, comparativement à des espèces qui ne les développeraient que moindrement. Du coup, bien entendu, les qualités morales de l'espèce humaine ne doivent rien à une quelconque divinité...
  Plus loin, le naturaliste anglais développe la sélection sexuelle, dans la seconde grande partie de son livre, après avoir traité des races de l'homme (ne laissant guère de place à une justification du racisme, malgré une formulation qui reflète bien le climat idéologique de l'époque...).

          L'expression des émotions chez l'homme et chez les animaux parait en 1872. L'ouvrage constitue une sorte de partie détachée de La filiation de l'homme. Par une étude comparative des manifestations de l'émotion chez l'homme et chez les animaux, le naturaliste met en évidence une continuité des comportements réactionnels. Il influence par là l'histoire ultérieure de la réflexion éthologique et de la psychologie animale et humaine par des auteurs tels que Georges John ROMANES (1848-1894) et William JAMES (1842-1910).

     Dans toute son étude sur l'évolution, Charles DARWIN a été beaucoup influencé par les thèses de Thomas Robert MALTHUS (Essai sur le principe de la population, 1798) et il mena ses travaux en parallèle avec ceux de Alfred Russel WALLACE (1823-1913), naturaliste voyageur comme lui, avec lequel il suivit une correspondance assidue. Il s'inspira de très nombreux travaux de naturalistes avant lui et il se prévaudra même, contre les attaques, de ses prédécesseurs ou collaborateurs comme CUVIER (1769-1823) ou Charles LYEIL (1797-1875).
  
     Jean-Marc DROUIN distingue quatre périodes dans la postérité de l'oeuvre de Charles DARWIN :
- De 1859 à 1900, la plupart des scientifiques se rallie à l'idée d'évolution, ou plus précisément du "transformisme", par rapport au "fixisme". Le darwinisme est intégré, réinterprété, dans une philosophie évolutionniste qui doit plus à SPENCER qu'à DARWIN. Cette popularité se paie d'une certaine déformation de ses idées, soit vers le refus de la transmission des caractères acquis (Friedrich Leopold August WEISMANN, 1834-1914), soit au contraire vers la considération que la variation est directement soumise à l'action du milieu et constitue le facteur essentiel de l'évolution, la sélection ne jouant qu'un rôle secondaire (HAECKEL, continuateurs de Jean Baptiste LAMARCK, 1744-1829).
- Dans le premier tiers du XXe siècle, qui voit émerger la génétique classique. "Elles semblent apporter la preuve que l'hérédité ne peut concerner que des caractères discrets, discontinus, et que par conséquent la conception darwinienne, essentiellement continuiste, ne peut rendre compte de l'évolution." Cela ne conduit pas au refus du transformisme, mais le darwinisme semble subir une "éclipse".
- De 1930 à 1960 environ, la théorie darwinienne triomphe. "Une "théorie synthétique de l'évolution, souvent qualifié de néodarwinisme, se constitue par la rencontre de naturalistes, de généticiens, de paléontologues, de mathématiciens..." Cette théorie consiste en une théorie du changement génétique et une extrapolation de cette théorie à tous les aspects de l'évolution y compris la macroévolution (Niles ELREDGE, La macroévolution, La recherche, 1982).
- Depuis le début des années 1970, la théorie synthétique est contestée, du côté de la biologie moléculaire comme du côté de la systématique. Des hypothèses concurrentes surgissent, parfois de façon éphémères, sans vraiment entamer le crédit de la théorie darwinienne. Le paradigme de la sélection naturelle demeure, malgré les propositions de changement de références de Motoo KIMURA (1924-1994) en 1968 (théorie neutraliste) ou de Niles ELDREDGE (né en 1942) et de Stephen Jay GOULD (1941-2002) (théorie des équilibres intermittents). Loin d'affaiblir la perspective tracée par Charles DARWIN, ces prolongements ne font que vitaliser ce champ de recherche.
     Patrick TORT est beaucoup plus critique dans son historique de la postérité de Charles DARWIN, allant jusqu'à dénoncer des interprétations fausses soutenues par des traductions parfois approximatives dans l'édition des oeuvres.
Parmi ce qu'il qualifie d'erreurs premières, il cite le "darwinisme social" d'Herbert SPENCER (1823-1903), qui, notamment dans Plan général de la philosophie synthétique de 1858, décrit une loi d'évolution qui étend au domaine social les aspects d'une sélection nécessaire à la survie des meilleurs et des plus aptes. La sociobiologie, popularisée par Edward WILSON, représente un remaniement ultime du "versant "social-darwiniste" du spencérisme. Seconde "vague de méprise et de confusion" est la naissance de l'eugénisme dont le premier et principal théoricien fut un cousin de Charles DARWIN, Francis GALTON (1822-1911). "La complexité extraordinaire des rapports entre eugénisme et darwinisme social dans les différents pays qui ont été le théâtre de la diffusion des idées nées de la biologie moderne est telle qu'aucune règle absolument constante ne saurait être formulée pour définir une homogénéité doctrinale réellement stable, à l'exception peut-être de celle attachée au schéma de base (...) : défaut de sélection naturelle entraîne dégénérescence nécessite sélection artificielle". Patrick TORT développe l'historique de ces errements, mais ici citons seulement en France Georges Vacher de LAPOUGE (1854-1936) et aux Etats-Unis Alexis CARREL (1873-1944), qui inspirèrent par exemple la barbarie nazie.

Charles DARWIN, L'Origine des espèces, au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, Texte établi par Daniel BECQUEMONT, traduit par Edmond BARBIER et introduit par Jean-Marc DROUIN, GF Flammarion, 1992 ; La filiation de l'homme et la sélection lié au sexe, traduction de Michel PRUM, introduit par Patrick TORT, Editions Syllepse, 2000.
Patrick TORT, Darwin et le darwinisme, PUF, collection Que sais-je?, 2005 ; Sous la direction de Patrick TORT, Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution (notamment les articles "Darwin" et sur les différents darwinismes), PUF, 1996.
                      
                                                        ETHUS
 
Vérifié le 9 avril 2015. 
Relu le 30 octobre 2019

                       
                             
                                   
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