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15 décembre 2014 1 15 /12 /décembre /2014 09:13

     Livre qui retranscrit le contenu de deux émissions de télévision de Gilles l'HÔTES (Sur la télévision et Le champ journalistique, Collège de France, 1996), Sur la télévision se compose aussi d'un texte plus théorique, L'emprise du journalisme. Cet ouvrage, composé de deux parties, Le plateau et ses coulisses et La structure invisible et ses effets, constitue encore aujourd'hui une référence dans un champ sociologique qui aborde peu de front la question de la télévision, Après un grand succès de librairie (plus de 100 000 exemplaires, traduction en 26 langues). Pierre BOURDIEU aborde surtout les facettes de  l'information à la télévision.

 

Trois axes parcourent l'ouvrage :

- la tension au sein du journalisme entre "professionnalisme pur" et "activité commerciale ;

- l'effet d'homogénéisation lié à la concurrence ;

- l'emprise du journalisme sur les autres champs du fait de la médiatisation et des stratégies de communication.

 

   Sur la tension entre "journalisme professionnel" et "journalisme commercial", Pierre BOURDIEU décrit la télévision comme un média très hétéronome, fortement soumis à la loi du marché, à travers les études d'audimat. Elle tend à favoriser l'aspect commercial contre l'autonomie individuelle ou collective au sein des rédactions. Par son pouvoir de déformation du champ médiation, cet aspect commercial pousse les autres médias (la presse papier) à l'imiter. 

La logique du commercial pousse à favoriser les aspects "scandaleux" ou "spectaculaires" de l'actualité au détriment de la réflexion de fond. Le fait que la télévision touche un nombre immense de personnes, malgré l'émergence d'Internet qui complexifie la situation, multiple son impact. Celui-ci serait une dépolitisation, nécessaire pour toucher tout le monde sans vexer personne. Cette dépolitisation représente un danger pour la démocratie.

 

  Sur l'homogénéisation des médias, le champ journalistique finit par proposer une production uniforme, qui enlève beaucoup aux arguments du pluralisme de la presse. A quoi bon finalement de nombreux médias s'ils parlent de la même chose à peu près dans les mêmes termes. Une véritable circulation circulaire s'effectue dans le champ journalistique, amplifiant des événements même s'ils sont mineurs (événement artistique, sportif ou mondain) au détriment d'une vision d'ensemble du monde. Le battage médiatique peut provoquer chez les politiques des réactions "obligatoires" en fonction de cette actualité sur-traitée au détriment de leur activité publique, notamment sur le long terme. 

 

   Sur l'influence du journalisme, celui-ci a un pouvoir sur les autres champs (politique, économique, sociaux...), mais c'est lui même un champ soumis, à la loi du marché. Au niveau de l'évaluation des professionnels et de leurs oeuvres se pose la question de leur légitimité et de leur valeur tout court. Les perceptions des qualités du journaliste, de l'écrivain (notamment à travers les émissions littéraires) sont brouillées. La légitimité parfois difficile à trouver à l'intérieur du champ de leur discipline est recherchée à l'extérieur, via les médias.

Par ailleurs, Pierre BOURDIEU pointe l'écart entre les conditions nécessaires pour produire un ouvrage (écrit ou audiovisuel d'ailleurs) "pur", "autonome", et les conditions de diffusion, liées au marché. 

 

  L'ouvrage de Pierre BOURDIEU tire sa force d'une présentation polémique et générale du monde des médias. Sans perdre de sa force, est ensuite soumis à la critique sociologique. 

 

    L'auteur dénonce l'emprise, via la domination des logiques commerciales des grandes chaînes de télévision, des catégories du marché sur l'ensemble des autres sphères de production des représentations culturelles de la réalité (scientifiques, politiques, artistiques). Cette emprise a pour effet de réduire la perception de la complexité du monde, en produits de consommation culturelle à grand spectacle, dont "l'audimat" est l'opérateur central en raison des liens particuliers qu'il entretient avec le "grand public" populaire de la télévision. Selon Pierre BOURDIEU, le principe de l'audimat, véritable "dieu caché de cet univers qui règne sur les consciences", c'est de plaire aux "plus démunis culturellement", qui n'ayant d'autres ressources culturelles que la télévision en son dépendantes : "Il y a une proportion très importante de gens qui ne lisent aucun quotidien ; qui sont voués corps et âmes à la télévision comme sources d'information. La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d'une partie très importante de la population." Il lui suffit pour cela de ne proposer que ce qui est déjà connu, attendu, reçu ; rien qui ne s'éloigne du conformisme, du consensus ; d'accompagner le sens commun du public populaire dans ce qu'il a de plus conservateur, "en flattant les pulsions et les passions les plus élémentaires" : les émotions, l'intolérance identitaire, avec pour effet principal de dépolitiser le rapport au monde en véhiculant "une morale typiquement petite bourgeoise", celle des "valeurs établies, le conformisme, l'académisme, ou les valeurs du marché". Consommateur de la télévision telle qu'elle est, réceptacle de toutes les "démagogies", de toutes les "idées reçues" et de toutes les passions les plus primaires, ce public de la télévision a ainsi les mêmes caractéristiques que celui des "journaux à grand tirage, à grand public, à sensation, qui ont toujours suscité la peur ou le dégoût chez les lecteurs cultivés". Très faiblement conscient "des manipulations qu'il subit", ce public est au fond le meilleur allié du conservatisme dépolitisé de la télévision marchande, pour autant que "la télévision est parfaitement ajustée aux structures mentales de son public". Ainsi se présente une situation historique sans précédents où un champ du production culturelle, asservi au champ économique et légitimé par le conformisme d'un public de masse, menace directement l'autonomie des autres champs, que ce soit ceux de la culture savante et de son accès à l'universel comme celui de la politique et de la pratique démocratique, faisant ainsi de la télévision un "formidable instrument de maintien de l'ordre symbolique". 

 

    Eric MACÉ estime que l y a "un paradoxe à voir un sociologue attentif, dans toute son oeuvre, aux différenciations de point de vue en fonction de l'habitus social des individus, reconduire ainsi une théorie de la mystification des masses fondée sur la thèse jamais vérifiée de la liquidation de cette différenciation par l'unidimensionnalité de la culture de masse, comme le soutenait Marcuse". Il effectue la comparaison entre Sur la télévision et un ouvrage écrit dans les années 1960 par Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON, dénonçant les envolées prophétiques d'une "anthropologie mass-médiatique", en soulignant que celui-ci était beaucoup plus nuancé dans le propos. Ainsi, il semble que le sociologue pourtant très vigilant, se soit laissé prendre par une sorte de sentiment entretenu par les médias eux-mêmes, de sur- importance sur l'ensemble de la société. Ce sentiment de domination se retrouve actuellement d'ailleurs dans les analyses sur le "pouvoir" d'Internet sur les évolutions sociales. On peut légitimement se poser des questions par exemple sur les analyses de la presse qui se fondaient surtout sur les réseaux d'Internet lors des "révolutions du printemps arabe", ces analyses peinant en ce moment à faire comprendre les soubresauts politiques et culturels dans ces pays. La cicrcularité dénoncée par Pierre BOURDIEU continue de jouer et d'obscurcir les perceptions de la réalité.

Eric MACÉ revient sur cette théorie de la domination des médias, contestable pour au moins trois raisons. "D'abord (...) parce que le "public" de la télévision ainsi mystifié n'existe pas. Ensuite (...) parce que "l'audimat" n'est pas l'expression des "goûts" de ce public mystifié, mais l'indicateur conventionnel de l'artefact abstrait qu'est "l'audience". Enfin parce que ce n'est pas "l'audimat" qui commande la programmation de la télévision, mais un ensemble de "théories" élaborées par les professionnels de la télévision et dont la source se trouve au sein de l'espace public."

Il introduit une complexité de la réalité qui indique que ""la réalité sociale" vécue par les individus et observée par les sociologues n'est que le produit d'une somme de médiations (institutionnelles, culturelles, techniques, médiatiques) qui sont la traduction de l'état, à un moment donné, des rapports de pouvoir politico-financier, des rapports de domination idéologique et du niveau de conflictualité entre groupes sociaux dominants et groupes sociaux dominés." Il s'agit, plutôt que de "maintien d'un ordre symbolique" d'un compromis instable, d'un consensus mou entretenu autour de valeurs d'ailleurs mal définies ou définies contradictoirement, d'un conformisme plutôt mollasson dans les représentations sociales, ce conformisme pouvant être déplacé au gré d'événements extérieurs aux médias, même si l'influence des différents "récits télévisuels (d'information comme de fiction)", par ailleurs plus ou moins conflictuels, se fait sentir constamment.

 

Pierre BOURDIEU, Sur la télévision, Liber-Raisons d'agir, 1996. 

Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON, Sociologie des mythologies et mythologies des sociologues, Les Temps modernes, n°211, décembre 1963

Eric MACÉ, Qu'est-ce qu'une sociologie de la télévision? Esquisse d'une théorie des rapports sociaux médiatisés, 1 La configuration médiatique de la réalité, Réseaux, volume 18, n°104, 2000.

 

Relu le 11 décembre 2021

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8 novembre 2014 6 08 /11 /novembre /2014 09:22

   Le livre de Georges FRIEDMANN (1902-1977), philosophe de formation, écrit en 1950 et réédité plusieurs fois depuis (notamment en 1953 et 1963) marque la pensée sociologique au début de la formation de cette discipline nouvelle centrée sur le travail. Classique de la sociologie du travail, son édition et ses rééditions, dans la préface notamment, indique bien l'état d'esprit envers la technique.

    D'abord optimiste, voire euphorique dans les années 1950, la sociologie du travail devient très pessimiste et l'édition de 1967 de Où va le travail humain? est frappante à cet égard. L'automation d'abord synonyme de multiplication de nouveaux emplois moins pénibles et d'extension des loisirs hautement culturels, devient une des raisons d'une dépréciation du travail humain : l'angoisse remplace l'euphorie. Mais le livre de Georges FRIEDMANN, auteur plus de Le travail en miettes (1956) est toujours resté dans le registre de l'anxiété et lui-même écrit dans son avant-propos de la troisième édition, qu'il aurait souhaité que les volumes présentés en librairie soient assortis d'une bande publicitaire complétant le titre : ...à sa perte.

 

   Le livre est divisé en quatre parties : Milieu naturel et milieu technique ; Aspects du milieu technique aux États-Unis, celle-ci étant subdivisée en L'individu et le milieu technique et L'industrie américaine et le facteur humain ; Témoignages sur le milieu technique ; Où va le travail humain. Dans la réédition de 1967, figurent également deux appendices : Marx et la revalorisation du travail dans la société socialiste et Une thérapeutique des tensions industrielles?

 

    La première partie, Milieu naturel et milieu technique, situe brièvement l'opposition du milieu naturel et du milieu technique, vue sous l'angle des problèmes qui l' occupe ici, et esquisse une théorie de la présence humaines que l'auteur compte développer dans des recherches ultérieures.

   La deuxième partie, Aspects du milieu technique aux États-Unis, la plus longue du livre, découle du voyage du sociologue français aux États-Unis. Elle est spécialement orientée vers les problèmes psychologiques de l'industrie et du "facteur humain", dans le pays le plus dense et le plus évolué.

    La troisième partie, Témoignage sur le milieu technique, réunit plusieurs témoignages essentiels par leurs implications et prolongements. La marche à l'inconscient, dont s'accompagne l'incomplète automatisation d'un nombre croissant de tâches "répétitives et parcellaires", va t-elle se poursuivre? Et jusqu'où? Comment apparaissent, vus sous l'angle psycho-sociologique, les récents développement du travail à la chaîne? Quels sont les retentissements de ces formes d'activité, de plus en plus répandues, sur la mentalité des opérateurs? Doit-on craindre pour eux une oblitération croissante, fatale (en l'absence de réformes et de contre-mesures adéquates) de la pensée critique, une restriction de la personnalité?

    L'auteur dégage dans la quatrième partie certaines tendances de l'ensemble de ses enquêtes et se risque, sur la base de l'observation concrète, à indiquer les "possibles" d'une civilisation où s'harmoniseraient le progrès continu et l'épanouissement de l'individu dans le loisir actif.

  "Une étude, écrit-il dans son Avant-propos, plus approfondie du milieu technique devrait inclure un examen de ses relations avec les structures sociales et de son extension en fonction de leurs différences. Pour la plupart des théoriciens marxistes actuels, qui font du marxisme bien davantage un dogme qu'une méthode applicable à l'observation des faits contemporains, la technique, dans les cadres du capitalisme, entraîne une aliénation de l'homme destinée à s'évanouir avec l'abolition de la société de classes. Désintégrateurs et inhumains, les effets concrets des techniques modernes, aussi bien que les tourments abstraits des intellectuels, dépendent entièrement du régime économico-social : les uns et les autres seront  (ils le sont déjà en URSS) automatiquement dépassés dans une structure nouvelle où les puissances d'aliénation sont détruites, où la société, à tous ses niveaux, se pénètre d'une finalité humaine. En d'autres termes, le milieu technique s'arrêterait aux frontières du monde capitaliste. Mais n'observe-t-on pas en URSS des faits, des types humaines dont il ressort que le milieu technique y constitue, là aussi, mutadis mutandis, une réalité avec quoi la construction d'un socialisme respectueux de la personne devra compter? 

Bien que nous nous gardions de méconnaitre l'incidence considérable des structures sociales sur les idéologies du machinisme et ses modes d'utilisation, tout nous convainc, pour notre part, que le milieu technique tend à l'universalité et pénètre des régime très différents. L'organisation, au-delà du désordre capitaliste, d'un système r tionnel de production et de distribution est une condition nécessaire à l'avenir de la civilisation : pour qui s'en tient à l'observation des réalités contemporaines, et non à la mystique, ce n'en parait nullement une condition suffisante. Même dans une économique collectiviste et planifiée, la prise de conscience individuelles des techniques est indispensable. Leur domination exige de l'homme de ce temps, pour rétablir l'équilibre rompu par la trop brutale éclosion de sa puissance, non par un "supplément d'âme" au sens du spiritualisme bergsonienn, mais en tout cas un supplément de conscience et de forces morales. Les sciences humaines, en amorçant l'étude psycho-sociologique du milieu technique, en y intéressant de jeunes chercheurs et un public croissant, en aiguisant ainsi chez nos contemporains la conscience de dangers secrets et quotidiens, n'apportent-elles pas, en ce sens, leur contribution? S'il en est ainsi, notre application ne sera pas jugée entièrement vaine."

 

   Dans sa conclusion, notre auteur distingue deux courants principaux :

- sous l'influence de la division du travail, l'un des courants entraine un éclatement progressif des anciens métiers unitaires, tels qu'ils avaient été traditionnellement pratiqués et perfectionnés au cours des civilisations pré-machinistes. Cet éclatement a pour corollaire la dégradation de l'habileté professionnelles ;

- les progrès de la technique et de la rationalisation exigent et multiplient dans l'industrie des machines de plus en plus parfaites. Ce qui entraine l'émergence de nouvelles compétences professionnelles, adaptées aux nouvelles manières de fabriquer, une repolarisation des savoirs et des savoir-faire, selon de nouvelles organisations du travail. 

L'évolution technique ouvre un "magnifique possible", notamment sous la forme du développement des loisirs, qui exige de nouveaux efforts notamment sur le plan de l'organisation sociale globale. En tout cas ce "magnifique possible" reste une promesse, tandis que les effets négatifs du développement de la techniques sont déjà là. 

La technique donne congé à l'homme : Où le reloger? Telle est la question parmi d'autres sur lesquelles réfléchissent alors les responsables lucides aux États-Unis.

"Mais les projets les mieux pensés, écrit-il dans sa conclusion, ne pourront prendre corps sans de nombreuses mutations dans les institutions et les valeurs qui les sous-tendent, sans une nouvelle "logique interne" de l'économie américaine."

 

Georges FRIEDMANN, Où va le travail humain?, Gallimard, 1967, 385 pages

Relu le 4 décembre 2021

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3 septembre 2014 3 03 /09 /septembre /2014 17:35

   A la fois classique, une référence et une introduction claire à la non violence, le livre de 1972 du professeur de philosophie français, spécialiste de GANDHI et de la non-violence, permet de comprendre ses pirncipes politiques, philosophiques, moraux et religieux. Jean Marie MULLER (né en 1939), auteur de très nombreux ouvrages et articles sur la non violence, un des fondateurs (en 1974) du Mouvement pour une alternative non-violente (MAN) et (en 1984) de l'Institut de Recherche sur la Résolution Non-violente des Conflits (IRNC), expose avec clarté les tenants et aboutissants de la non-violence.

 

     Non, il l'écrit dans son introduction une non-violence issu d'une tradition doloriste chrétienne ou contemplative qui se contente de respecter la vie humaine ou la vie tout court, mais une non-violence active au service de la justice et de la liberté, capable de défendre les démunis, et notamment ceux que l'on estime (parce sans armes) et/ou qui s'estiment impuissants.

"L'une des caractéristiques principales de la non-violente, écrit-il, dans la confrontation actuelle des idées et des doctrines, c'est qu'elle n'a pas de place dans le passé dont nous avons hérité. Quelle soit la référence culturelle par rapport à laquelle nous nous situons, les traditions au sein desquelles s'est formée notre pensée l'ignorent totalement. En revanche, ces traditions font la part belle à la violence. Celle-ci apparait si profondément liée à quantité de vertus - le courage, l'audace, la virilité, l'honneur, la noblesse, la passion de la justice et de la liberté... - qu'elle apparait d'elle-même comme une vertu." Il s'agit pour l'auteur, toujours très actif dans le cambat pour une culture de la non-violence, d'évoquer les raisons, les circonstances, où l'action non-violente est non seulement possible mais indispensable. Sans dogmatisme, il se réfère pour l'essentiel aux actions et aux réflexions de GANDHI et de Martin LUTHER KING, qui restent en ce domaine les expériences et les pensées les plus fécondes. D'autres expériences sont présentes dans son livre, celles de la lutte de César CHAVEZ, à la tête des ouvriers agricoles de Californie et d'autres penseurs, tels que Paul RICOEUR (dans notamment Histoire et vérité), l'aident dans sa démarche.

Optimiste, malgré les immenses obstacles culturels et idéologiques, l'auteur écrit à la fin de son Introduction, qu'"il nous semble raisonnable de penser qu'au fur et à mesure que la non-violence sera étudiée et connue, elle ne pourra pas ne pas s'imposer à tous les hommes responsables comme l'hypothèse de travail prévilégiée pour orienter leur pensée et leur action. Dès maintenant, nous pouvons convenir que si la non-violence est possible, alors elle est préférable. Et si la non-violence est préférable, il nous appartient d'étudier sérieusement quelles sont les possibilités qu'elle nous offre. Dans la mesure où nous prendrons conscience de l'importance de cette recherche, dans la même mesure nous prendrons conscience de l'urgence qu'il y a de l'entreprendre."

 

  Jean-Marie MULLER appuie sa démonstration en douze chapitres, qui sont autant de balises dans la théorie et la pratique de la non-violence :

- De l'exigence morale à l'action non-violente. Souvent la non-violence n'est vue que sous l'angle moral, avec toute une tradition à la fois doloriste et contemplative. Il s'agit de passer à l'action par des moyens en adéquations avec les fins poursuivies. En dernier ressort, ce qui valide la non-violence, ce n'est pas l'attitude morale, mais l'efficacité, une efficacité qui ne soit pas seulement à court terme.

- Amour, contrainte et violence. Ainsi, peut-on lire, très loin d'une certaine conception surannée de la charité chrétienne, "... en dramatisant l'injustice, l'action non-violence exerce sur l'adversaire une pression morale, en tarissant les sources de son pouvoir, elle exerce sur lui une contrainte sociale." Suivant l'exemple de GANDHI, il affirme fermement que "la non-violence absolue est impossible, d'abord en ce que nous sommes partie prenante d'une société remplie de violences dont nous ne sourions prétendre être indemnes." 

- Principes et fondementts de la désobéissance civile. Ce principe, essentiel de la stratégie non-violente est le principe de non-coopération ou de non-collaboration. il s'agit d'abord, non pas d'opposer la non-violence à la violence, qui est souvent le fait d'une petite minorité, mais d'opposer la non-violence à la collaboration de la majorité aux injustices. Il s'agit de refuser l'attitude de "majorité silencieuse" ou d'irresponsabilité pour adopter les voies du citoyen responsable vivant dans la société. 

- Le programme constructif. Parce que souvent la prise du pouvoir par une minorité décidée à oeuvrer pour le bien du peuple constitue un détour (bien difficile voire impossible à remonter) trop dangereux sur les chemins de la démocratie, il s'agit de faire correspondre l'action non-violente à un projet positif élaboré et entrepris ensuite par les acteurs du changement opéré grâce aux actions non-violentes.

- Un dynamisme révolutionnaire. Il s'agit de mener une transformation profonde avec la participation de tous les opprimés. La non-violence nous mobilise à trois niveaux - la perspective, même lointaine, d'une société non-violente ; le projet global de société possible à plus ou moins long terme ; un objectif, une succession d'objectifs précis ; limités et possibles à court terme. 

- L'importance de l'organisation. l'auteur insiste sur la nécessité d'une organisation rigoureuse, à l'inverse d'un quelconque spontanéisme révolutionnaire, condition de l'efficacité même de la non-violence et condition de réalisation du projet poursuivi. Centre unique de décision, direction effective, coordination des actions. "...il importe d souligner (...) que la stratégie de la non-violence ne peut atteindre sa véritable efficacité que s'il est explicitement précisé, dès avant et tout au long de la campagne d'action, que le choix des méthodes non-violentes ne sera pas remis en cause, et que, jusqu'au plus haut niveau de l'escalade, les résistants se refuseront à recourir à la violence." La nécessité d'une discipline tout au long de la campagne est affirmée à plusieurs reprises, tant le bénéfice moral et psychologique de la non-violence, notamment au niveau de la cohésion des participants et de la fermeté des soutiens, en dépend.

- Les différents moments et les différentes méthodes de l'action directe non-violente. L'auteur estime essentiel une méthode qui aille de l'analyse de la situation, au choix de l'objectif, de l'attitude pendant les premières négociations aux modalités d'appel à l'opinion publique. Les moyens non-violents s'échelonnent entre communiqués de presse, pétitions, défilés, marches, grèves limitées de la faim... Devant l'échec des dernières tentatives de négociation, il s'git d'être toujours aussi méthodique : envoi d'un ultimatum, l'adversaire comme les participants et soutiens doivent toujours avoir à l'esprit les raisons et les objectifs du mouvement ; actions directes.

Ces actions directes sont de différentes natures et dépendent de l'objectif poursuivi : actions directes de non-ccopération (Jour de grève générale, renvoi de titres et de décorations, grève, boycott, grève des loyers, refus collectif de l'impôt, refus des obligations militaires, grève de la faim illimitée, grève générale), actions directes d'intervention (sit-in, obstruction, usurpation civile, autrement dit prise de pouvoir aparallèle sur l'économie et la vie sociale, notamment l'éducation...)

- La violence est l'arme des riches.

- L'action violence isole la révolution.

- La réconciliation de la révolution et de la raison. Il s'agit de combiner dans choses que l'adversaire veut souvent dissocier dans les esprits : être raisonnable et ne pas bouleverser l'ordre établi. Il s'agit de ne pas se laisser aller non plus aux passions de la révolte. Il faut faire constater que seule en fin de compte la révolution est raisonnable, une révolution méthode et non-violente. "L'une des tâches primordiales de la révolution est ainsi de rendre à la raison sa véritable fonction. L'espérance de la révolution est l'avènement  d'un monde où la raison inspirera tous les hommes." 

- L'action non-violente face à la répression. "Le recours à la violence, de la part de ceux qui veulent introduire un changement dans la société sera toujours l'alibi qui permettra aux pouvoirs établis de fuit leurs responsabilités et de justifier l'usage qu'ils feront eux-mêmes de la violence pour maintenir l'ordre."

- Le risque de la violence. L'action non-violente participe (l'auteur écrit même crée) au conflit, et du coup les enjeux comme l'escalade inévitable dans la confrontation risquent de conduire à la violence. 

 

    Au terme de ces douze chapitres argumentés autour d'exemples de luttes non-violentes sur tous les continents, le lecteur est bien obligé, à minima, de réfléchir à ses propositions. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé à plusieurs reprises depuis la parution de ce livre, les débats au sein d'une gauche alors en formation, dans des années de contestation sociale forte sur de nombreux plans, ont souvent eu à répondre à ces arguments. l'auteur, comme ses amis, ont participé à l'installation en France d'une non-violence politique qui manifestera ses effets jusqu'à la fin des années 1980.

De nombreux articles et de nombreux ouvrages s'appuient sur les mêmes raisonnements que ce livre qui, en définitive, n'a pas vieilli.

 

Jean-Marie MULLER, Stratégie de l'action non-violente, Fayard, 1972, 270 pages environ. Réddition en 1981 aux Editions du Seuil.

 

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14 mai 2014 3 14 /05 /mai /2014 12:22

   Paru en 1949 en Chine au moment du triomphe du maoïsme, rédigé en fait sur neuf années, cette oeuvre de Liang SHUMING (1893-1988) est traduite seulement depuis peu en français (2004). C'est que ses réflexions redeviennent d'actualité en Chine même après les réformes lancées par Deng XIAOPING fin 1978 et singulièrement aujourd'hui à l'heure où elle est plongée (motrice à bien des égards) dans la mondialisation. Liang SHUMING, sympathisant du communisme, tout en gardant toujours ses distances sur le plan politique (allant même jusqu'à tenter de concilier les différentes familles nationalistes - y compris celle de Mao TSE TOUNG, dans les années 1930). Proche des fondateurs du Parti Communiste Chinois, Chen DUXIU et Li DAZHAO, il n'en affirme pas moins dans ses écrits et dans ses actions que la modernisation ne pourra se faire sans exigences morales, ni en faisant table rase de tout le passé.

 

 Influencé par ses lectures d'auteurs occidentaux, comme BERGSON, SCHOPENHAUER et NIETZSCHE, lecteur assidu des textes confucéens après une période bouddhiste, Liang SHUMING, dans toutes les années 1920, pilote une "reconstruction rurale" dans le Hangdon, où il travaille surtout sur les questions d'éducation. Ces travaux seront interrompus par l'invasion japonaise de 1937 et il accompagne Mao TSE TOUNG dans ses pérégrinations. Homme d'action, Liang SHUMING se livre très tôt à une analyse de la société chinoise. Il considère qu'il est faux de dire qu'elle est en retard sur l'Occident. Elle a suivie une voie complètement différente et sans le contact avec l'Occident, comme il le répété souvent, "dans 300 ans ou dans 1 000 ans la Chine serait encore sans électricité ni chemin de fer". D'elle même, la culture chinoise est "incapable de jamais produire la méthode scientifique ou la démocratie". Pire encore : non seulement la Chine est sur une voie différente, mais sur cette voie-même, "elle est prise au piège, elle n'avance plus, elle tourne en rond" : de haut en bas tout est bloqué dans la société chinoise. Cette énigme de deux mille ans d'histoire en Chine, Lian SHUMING l'attribue à deux facteurs : l'absence d'organisations non familiales et l'absence de classes sociales. Ces particularités de la fin du féodalisme en Chine et les valeurs confucéennes ont été à l'origine d'une société où les confrontations étaient réduites au minimum, alors que l'histoire a appris que ce sont les confrontations qui ont été le moteur du progrès en Occident. Il l'attribue non à une nature des Chinois mais en partie à des réalités géographiques pesantes : hauts plateaux de l'Ouest et vastes plaines à l'Est, innombrables sécheresses, inondations, tremblements de terre qui affectent d'immenses étendues. Ces calamités n'ont cessé d'être la plus importante cause des changements de dynastie au cours de l'histoire. 

  Sur le plan de la pensée philosophico-politique, l'analyse de Liang SHUMING, sans connaitre l'oeuvre de sociologue occidental, rejoint celle de Max WEBER, exposée notamment dans Confucianisme et Taoïsme (réédition chez Gallimard, 2000), cette dernière oeuvre d'ailleurs étant enrichie pour nous à la lecture de Les idées maitresse de la culture chinoise... On ne peut que conseiller d'ailleurs, autant que possible, de lire les deux livres en même temps...

   Regardé longtemps comme un confucéen nostalgique d'un passé révolu, dénigré en Chine comme aux États-Unis (Yin HAIGUANG à Taiwan et J R LEWENSON à Berkeley dans les annes 1960), Liang SHUMING connait un regain d'intérêt qui fait découvrir que, à la différence des nouveaux confucéens, il ne tente pas un sauvetage philosophique du confucianisme. Il ouvre une question qui interroge la modernité. (Michel MASSON)

 

Un texte clair au lecteur occidental

   Composé de quatorze chapitres (dont un Introduction et une Conclusion), le livre s'ouvre dans le premier chapitre par un exposé de 14 caractéristiques pertinentes de la culture chinoise. C'est un texte très clair, très accessible au lecteur occidental - on pourrait même dire écrit à l'occidentale - où les références sont toujours explicitées, et où l'auteur n'hésite pas à avoir recours à un certain didactisme pédagogique (et même des tableaux comparatifs). 

 

    Liang SHUMING, dans l'introduction, dessine 7 traits particuliers de la culture chinoise avant de dégager ces 14 caractéristiques pertinentes. Retenons tout d'abord ces 7 traits :

- une auto-création culturelle : la Chine ne doit rien à personne. c'est une culture propre à elle, à l'inverse de celles du Japon ou des États-Unis ;

- une singularité importante par rapport aux autres cultures, quant à l'agencement organique par exemple de l'écriture, du système législatif, qui fait que la Chine, l'Inde et l'Occident représentent les trois systèmes culturels du monde ;

- la durée de la culture chinoise qui perdure alors que les autres cultures anciennes, telles que celles de l'Égypte, de l'inde, de la Grèce et de la Perse ont disparues prématurément ;

- la faculté d'assimilation des autres peuples, même ceux qui conquièrent militairement le territoire ;

- la société chinoise est la société la plus nombreuse du monde, du point de vue de la population et de l'espace ;

- la permanence culturelle de la société chinoise, qui au cours des 20 derniers siècles n'a ni changé ni progressé ;

- l'influence culturelle portée très loin, non seulement dans l'orbite immédiate mais jusqu'en Europe, qui a tiré profit de diverses inventions chinoises, telles l'imprimerie ou la fabrication du papier. La culture européenne s'est inspirée également de la pensée chinoise, notamment du confucianisme.

  Les traits caractéristiques de la culture sont détaillés d'emblée ; à partir d'eux, dans les chapitres suivants, l'auteur en discute leurs implications :

- La taille du territoire et de la population, qui fait que la culture chinoise peut être difficilement anéantie, mais par ailleurs la Chine peut difficilement devenir une nation prospère ;

- L'assimilation et la fusion d'un peuple si nombreux (bien plus qu'en Union Soviétique). la diversité raciale est importante mais la race des Han a su en assimiler et en absorber la grande majorité ;

- L'histoire de la Chine est extrêmement longue, et cettte longueur est un phénomène unique ;

- L'économie, le militaire et le politique ont plutôt été les points faibles de la Chine et cela conduit à s'interroger sur le secret de sa puissance ( définies par les trois précédentes caractéristiques précédentes) ;

- Les deux anomalies de la Chine : des siècles sans transformations sociales, stagnation séculaire de la culture et une humanité pratiquement sans religion constituent les sixième et septièmes caractéristiques ;

- Autre anomalie : la civilisation en Chine a commencé très tôt et, sous les Han ou les Tang, culture et savoir étaient d'une richesse supérieure, mais en fin de compte la Chine ne devait pas donner naissance à la science, laquelle est fondée sur la logique et les mathématiques. Or, si la Chine compte bien des logiciens et des mathématiciens, ils n'eurent pas de successeurs. Toute grande découverte comme celle du calcul du nombre pi le plus parfait du monde, est vaine si elle n'est pas diffusée et continuellement perfectionnée. Il y a un phénomène d'involution à l'origine de l'échec de la science chinoise ;

- La Chine, à la différence de l'Europe, n'a jamais revendiqué, ni inscrit dans ses lois, des notions comme celles de démocratie, de liberté ou d'égalité. Même s'il existe des penseurs qui cultivent la liberté et l'égalité, elles ne sont pas des priorités de la pensée ou des institutions chinoises ;

- En Chine existe depuis des centaines d'années une unité indissociable entre normes fondamentales du politique avec l'éthique et la morale. Le savoir éthique et le savoir politique constituent un seul et même savoir. Ceci est exprimé dans la formule : "la nature morale en l'homme et le rythme constant des choses". L'État est amalgamé à la société définie comme substance morale : le politique se mêle aux rites et aux coutumes et à tout le processus civilisateur. La morale, si elle n'englobe pas toute la culture, est la composante dominante. Du coup, la nation repose non sur la loi mais sur la morale. Le législateur a en vue la morale, les rites, l'éducation, les principes immuables qui règlent la conduite des hommes entre eux et non les droits individuels. La loi est conçue comme l'auxiliaire de la morale et elle n'a, sur le fond, pas été modifiée depuis les Han ;

- La Chine n'est pas une nation comme les autres. Dans les siècles passés, l'unique souhait du Chinois était la "paix dans l'Empire" : les "richesses et puissance nationales" sont des notions qui ne lui sont jamais venues à l'esprit. Il est difficile d'en préciser les causes : géographiques, historiques (absence de conflits internationaux, sauf dans de brèves périodes). Selon des auteurs comme Lei HAIZONG (La culture chinoise et le soldat chinois, Shanghai, Presses commerciales, 1935), le système clanique est l'acteur durable de stabilité qui a permis à la société chinoise de traverser d'innombrables crises sans se désintégrer. 

- La culture chinoise est essentiellement une culture non militaire : le soldat n'est pas l'ami du peuple et seuls des individus sans domicile ni revenus se font soldats (toujours Lei HAIZONG) ;

- La culture chinoise est une "culture de la piété filiale" (Qian MU (1895-1990), qui joua un très grand rôle parmi les nouveaux confucéens) ;

- Le lettré chinois récuse les fonctions publiques, figure propre à la Chine (Jiang XINGYU). Il existe toutefois de nombreux lettrs publics et cette 14ème caractéristique n'est pas réellement étayée sérieusement selon Liang SHUMING.

   En tout cas, dans la dernière partie de ce chapitre, Témoignages annexes, il cite dix affirmations "qui font l'unanimité" des auteurs :

- Chacun pour soi : moi et ma famille, désintérêt pour la moralité publique, une sorte d'individualisme familial qui se ramifie à travers la parentèle (très étendue) et les générations ;

- Diligence et frugalité ;

- Souci des marques extérieures de respect : multiplicité de rites sans signification autre que de marquer les relations sociales ;

- Pacifisme, raffinement sans muscles, honte d'utiliser la violence ;

- "Mon verre est petit, mais je bois dans mon verre", satisfaction du peu qu'on a, et sans remettre aux décrets du Ciel ;

- Conservatisme, préférence marquée pour l'ancien, routine ;

- L'à-peu-près, imprécision ni de lieu ni de temps ;

- Endurance et cruauté : dépourvu de sympathie envers les gens ou les choses (cruauté critiquée par les Occidentaux). Endurance pour soi-même est liée à cruauté pour autrui ;

- Ténacité (obstination) et élasticité ;

- Maturité et longue pratique. Pondération, expérience et gravité.

   L'objectif du livre de Liang SHUMING est de comprendre la culture chinoise conçue comme ensemble, comme totalité, avec sa logique interne (un cercle).

 

   Dans les chapitres suivants, l'auteur développe ces caractéristiques et tente une interprétation globale :

- II : Point de départ, La famille en Chine ;

- III : Le modèle occidental : L'organisation ;

- IV : Atrophie de l'organisation en Chine ;

- V : La Chine : Une société fondée sur une éthique réiproque ;

- VI : Quand la morale prend la place de la religion ;

- VII : La raison - Particularité humaine ;

- VIII : Antagonismes sociaux et différenciation professionnelle ;

- IX : La Chine est-elle un Etat? ;

- X : Ordre social et ordre moral ;

- XI : Cycles d'ordre et de désordre, mais pas de révolutions ;

- XII : Maturité précoce de la culture humaine ;

- XIII : Suites de la précocité culturelle.

 

La différence des mentalités chinoise et occidentale

  il faut bien percevoir, écrit l'auteur dans sa Conclusion, la différence entre la mentalité occidentale et la mentalité chinoise. Ainsi, il commence sur la notion de l'existence collective.

En Chine, "les lacunes de l'existence collective ont entrainé beaucoup d'autres déficiences : pas de notion de bien commun, pas d'habitudes de discipline, pas de capacité d'organisation, par de sens de la légalité. En un mot, les chinois manquent de ces qualité qui sont nécessaires pour gérer la vie collective (et qui constituent la moralité publique) et c'est de là que provient surtout l'impression qu'ils donnent d'être "chacun pour soi". Quant à la moralité publique des Occidentaux, elle ne leur est pas innée ; forgée dans des luttes sanglantes, puis développée dans la vie quotidienne, elle a débuté avec l'organisation religieuse et s'est imposée à partir des cités autonomes du Moyen Âge." Dans un (avant-dernier) paragraphe, il écrit qu'en sens inverse, il lui faut montrer qu'en fait, les plus égoïstes, ce sont les Occidentaux. "L'individualisme et l'égocentrisme de l'Occidental moderne sont éclairement de l'égoïsme à côté de la tradition chinoise des obligations réciproques et du respect d'autrui. (...)". En réalité, il n'y a pas de "différence  fondamentales entre Chinois et Occidentaux. S'il y a une différence, c'est au point de départ : les Occidentaux sont partis du corps tandis qu'en Chine, nous trouvons la manifestation précoce de la raison, et sous cet aspect il y a comparativement moins d'égoïsme en Chine. Mais aujourd'hui la question se présente tout autrement. De nos jours, les Chinois en sont arrivés inévitablement à deux attitudes - soit l'égoïsme, soit son contraire -, à la différence des Occidentaux, qui, en général, se conduisent tous plus ou moins de la même façon. Partis au commencement du corps et tant qu'ils restaient proches des autres vivants, les Occidentaux ne dépassaient pas l'égoïsme, mais l'homme étant homme, la vie le met en communication avec les autres et avec les choses finissait par se manifester insensiblement et, avec elle, le sens du bien commun. La raison s'est progressivement développée selon les situations, les cercle de l'individu s'est peu à peu élargi en direction du bien commun. En toutes choses, grandes et petites, s'instituèrent des rites et coutumes qui faisaient qu'il n'y avait guère de différence dans les attitudes individuelles (l'égoïsme et son contraire). Il n'y a que dans la Chine d'aujourd'hui qu'il n'en va plus de même. Maintenant que le système des rites et coutumes n'est plus que ruine et chaos, la grande majorité des gens n'ont plus de repères et tombent facilement dans la dégénérescence, yandis que, malgré tout, au même moment, la raison et la conscience de soi d'une minorité se renforcent. En second lieu, l'affaiblissement progressif du corps et de l'instinct ainsi que l'insuffisance d'énergie vitale, mènent aisément à l'avidité (...). Mais, si cette avidité est le fait de la majorité, l'enseignement traditionnel ne s'en transmet pas moins à une minorité chez que la voix de la raison ne peut être réduire au silence. Ce relâchement majoritaire se propage indéfiniment, et la minorité raisonnable est de plus en plus incapable de riposter. Ainsi aujourd'hui, les Chinois sont probablement plus égoïstes que les Occidentaux, même sui par ailleurs ils sont plus désintéressés - il y a là une part d'hérédité."

 

   Cette conclusion pessimiste, en 1949, vaut-elle aujourd'hui? Valait-elle à l'époque? En tout cas, le lecteur est invité à beaucoup plus prendre connaissance des réflexions inscrites dans les chapitres qui examinent les caractéristiques d'une culture chinoise qui a sans doute beaucoup à gagner à se confronter à la culture occidentale et inversement.

 

Liang SHUMING, Les idées maitresses de la culture chinoise, Cerf/ Institut Ricci, Collection Patrimoines Chine, 2010, 420 pages. Introduction, traduction et notes de Michel MASSON. Préface de Hominal ZHAO XIAOQIN.

A noter qu'un autre ouvrages de Liang SHUMING est disponible : Les cultures d'Orient et d'Occident et leurs philosophies, traduit par Luo SHENYI, PUF, 2000.

 

Relu le 29 octobre 2021

 

 

 

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10 avril 2014 4 10 /04 /avril /2014 08:09

     L'ouvrage du philosophe grec ARISTOTE (384-322 av JC), fondateur du Lycée et élève continuateur et critique de PLATON, fait partie d'une vaste encyclopédie qui couvre de nombreux domaines, des arts à la politique, qui longtemps après l'Antiquité, inspire la philosophie et la philosophie politique occidentale. La Politique ne constitue pas un exposé de la doctrine politique d'ARISTOTE, au sens que son état d'inachèvement laisse beaucoup de questions en suspens et que sa construction n'est pas systématique.

La Politique, comme d'ailleurs nombre de ses oeuvres, ne nous est pas parvenue de matière complète, et, au fil des ans, les érudits et traducteurs l'ont remanié, "complété", ont effectué des regroupements de paragraphes et de chapitres afin de présenter comme uni ce qui ne l'est pas au départ, en fonction des préoccupations de leur époque. Ce qui importe plus qu'une "pureté éditoriale", c'est probablement son influence immense, tant dans la manière de penser la politique que dans un certain contenu - qui n'est pas favorable, loin de là, d'ailleurs, au système démocratique. 

 

    La Politique est constitué à partir certainement des notes prises par les disciples et élèves d'ARISTOTE, ensemble de textes ésotériques d'abord réservés à un public préparé et sollicité de poser des questions et de demander des éclaircissements. Ces textes s'opposent à ceux - exotériques -, travaux de "vulgarisation" tournés vers le grand public. En plus de la composition du texte, La Politique, bien que possédant une unité d'objet, la cité, ne possède pas d'unité de ton. Ses huit livres comportent de nombreuses redites et de raisonnements abandonnés en cours de route, qui peuvent décourager la lecture directe "dans le texte" et faire préférer des commentaires postérieurs plus construits. Cependant, malgré cette difficulté, il peut être intéressant de noter les énormes paraphrases qu'effectuent les auteurs postérieurs, paraphrases insérées dans des raisonnements très clairs et très "orientés"!. Comme tous les textes d'ARISTOTE qui nous sont parvenus, La Politique est plutôt le compte rendu de séminaires donné par le Stagirite qu'un ouvrage rédigé en bonne et due forme. 

 

    Le découpage en huit livres de La Politique tient plus à la nécessité de tronçonner un long texte en parties lisibles, de même d'ailleurs que le découpage à l'intérieur des livres. Chaque livre ne porte pas du coup d'intitulé et c'est le découpage interne qui donne une certaine cohérence (une cohérence pas forcément certaine...) à l'ensemble. Et dans chaque "partie" découpée dans le livre, des sous-paragraphes titrés sont introduits.  Souvent ces derniers découpages à l'intérieur des "parties" coupe un paragraphe ou même une phrase... Si on prend par exemple le livre 1, on peut trouver le découpage en "parties" suivant, commode pour les références :

- 1 Communauté et Cité. Question de méthode.

- 2 Théorie génétique de l'État. Couple, famille, village. Qui est un passage clé sur la liaison entre nature et activité, passage dont les idées sont reprises souvent par la suite.

- 3 L'administration domestique et ses parties. Théorie de l'esclavage.

- 4 Théorie de l'esclavage, suite.

- 5 Théorie de l'esclavage, suite : l'esclavage est de droit naturel.

- 6 L'esclavage, état naturel, suite.

- 7 Théorie de l'esclavage, fin.

- 8 La propriété et les modes d'acquérir. L'économie domestique.

- 9 La chrématistique proprement dite. La monnaie.

- 10 L'art naturel d'acquérir. Le prêt à intérêt.

- 11 L'examen des questions relatives aux subsistances. Les différentes espèces de la chrématistique. Le monopole comme moyen d'enrichissement.

- 12 Puissance paternelle et puissance maritale.

- 13 Hommes libres et esclaves. L'esclave et la vertu.

   C'est dans le Livre III, à la partie 8, que l'on trouve "la nature véritable de l'oligarchie et de la démocratie".

 

Une réfutation de la "cité idéale" de PLATON

   Pour François CHÂTELET et de nombreux auteurs, l'axe primordial des écrits politiques d'ARISTOTE est la réfutation de PLATON et de la Kallipolis - cité idéale - que celui-ci a proposée à la réflexion éthique et politique. "Car, c'est contre Platon, en cette époque qu'on qualifie par trop aisément de décadence et qui est aussi celle de l'épanouissement (qui en jugera d'ailleurs?), qu'Aristote construit ses recherches politiques. Et cela parce qu'il veut philosophiquement faire valoir la jeune tradition de la Cité, qui trouve son expression dans le "régime constitutionnel" que celle-ci a réussi à élaborer à travers maintes vicissitudes, notamment à Athènes." François CHÂTELET poursuit en précisant : "Platon est politiquement "réactionnaire" : en dépit des mesures follement novatrices - le communisme des biens, des femmes et même des enfants - qu'il préconise, la doctrine politique a pour arrière-fonds le retour à une société ontologiquement hiérarchisée qui exclut, d'entrée de jeu, la possibilité même de la démocratie, au sens où Périclès et ses amis, au siècle précédent, en ont défini la formule : la constitution en laquelle le pouvoir de décider, de juger et de légiférer n'est à l'avance dévolu à quiconque... Aristote s'instaure le porte-parole de la pratique civique, de la pratique de la Cité, dont l'Athènes démocratique, jusque dans ses excès, a contribué à mettre en évidence la singularité et l'excellence. Contre l'"extraordinaire" platonicien, que son auteur juge seul apte à restaurer la moralité perdue, il veut exalter le civisme ordinaire que les Grecs ont inventé en définissant et en pratiquant l'idée de constitution, qu'elle soit monarchique, oligarchique ou démocratique, pourvu que soit reconnu ce qu'elle implique : l'obéissance de tous à des énoncés abstraits réglant les conduites collectives - les lois."

  La Politique affirme, dès la début, l'irréductibilité et l'autonomie du politique. La cité est l'espèce du genre collectivité qui est instituée de telle sorte que l'être humain réalise au mieux sa nature, qui est de vivre en société, mais une société dans laquelle il est possible de se conduire selon "le sentiment du bien et du mal, du juste et de l'injuste et des autres notions morales". Le domaine du politique est autonome par rapport à la sphère économique (domestique) et à la sphère familiale. Le commandement, par exemple, qui s'exerce dans la cité est différent de celui qui régit les relations familiales. Il faut aller contre les assimilations du pouvoir du chef et du pouvoir du père et même du pouvoir du "maitre" d'esclaves. 

  "Les présupposés méthodologiques de l'aristotélisme, explique encore François CHÄTELET, sont tels qu'il ne saurait y avoir pour lui, comme il y en a un pour le platonisme, de modèle absolu du régime excellent. Pourvu que soit respectée et administrée sous le moindre manquement la maitrise exclusive de la loi, pourvu que soit assurée la médiation arbitrale des règles que la collectivité s'est données pour organiser les relations de commandement et d'obéissance, quels que soient les circonstances ou les rapports de forces, n'importe quel régime - qu'il stipule le commandement d'un seul  (la monarchie), d'une minorité (l'oligarchie, définie de façon diverses selon les critères adoptés pour désigner les citoyens : la naissance, la valeur militaires, la propriétaire foncière, la richesse, etc, et leurs possibles combinaisons) ou de l'ensemble des habitants mâles autochtones - compte parmi les politeiaÏ.

Le type de régime, une fois qu'a été reconnue la prééminence du nomos sur la force et qu'ont été définies les instances qui l'imposent, est pour le reste fonction du territoire, des traditions, de l'histoire de chaque ville. Sans doute, ces facteurs empiriques ayant été répertoriés et leurs poids respectifs appréciés, y-a-t-il lieu de discuter ce qui vaut le mieux, dans tel ou tel contexte et en ne perdant jamais de vue que la fin de l'existence collective est la réalisation la plus large des potentialités humaines. La réflexion politique est active et d'une certaine façon, normative. Ainsi, dans La politique - ainsi que dans le recueil des 158 constitutions grecques et barbares (dont nous n'avons conservé que la constitution d'Athènes rééditée en 1891) qui l'accompagnait et devait servir aux "travaux pratiques" des étudiants du Lycée -, non seulement chaque espèce de régime est décrite dans ses modalités principales ainsi que les sous-espèces qui la forment, mais encore sont analysées théoriquement en empiriquement (par la discussion d'exemples) les mérites comparés des unes et des autres. On comprend de la sorte que s'établit en dépit de la préoccupation aristotélicienne de ne pas souscrire aux techniques normatives brutales de Platon ou des politiques "partisanes" une manière de hiérarchie."  Ainsi, souvent, la démocratie est-elle caractérisée par le règne d'une masse désordonnée et capricieuse dont l'objectif est de spolier ceux qui possèdent quelque bien. Toutefois, chaque espèce doit trouver le chemin de la modération qui lui convient, surtout en ce qui concerne la justice distributive.

   Au centre de l'analyse d'ARISTOTE (dans le Livre V par exemple) revient constamment la question de l'efficacité de la justice distributive. Monarchie et oligarchie doivent s'en préoccuper si elles veulent éviter les séditions à l'intérieur et l'impuissance à l'extérieur. C'est en fin de compte dans la démocratie "modérée" que se trouve une solution souvent valorisée, une démocratie "modérée" à l'inverse de la démocratie "désordonnée". C'est ce qu'explique encore François CHÂTELET :

"Mais c'est en vérité, la grande affaire de la démocratie de mettre en place des institutions et d'énoncer des règles de gouvernement telles, les unes et les autres, que la citoyenneté s'étend à tous les habitants mâles autochtones capables de porter les armes, sans considération de naissance, de fortune, de propriété foncière, d'éducation et que n'importe quel citoyen puisse être appelé, par la voie de l'élection ou celle du tirage au sort, à assurer quelque magistrature que ce soit, y compris la plus haute. Dans la démocratie complète (et cependant bien tempérée), commandement et obéissance sont en droit et en fait interchangeables : la vertu du citoyen d'un semblable régime est de savoir aussi bien commander qu'obéir, selon le jeu des institutions qui (...) prévoient la rotation annuelle de la plupart des magistratures." C'est de manière indirecte qu'ARISTOTE évoque des mesures "économiques" assurant l'égalité matérielle de certaines couches de la population, de manière bien moins accentuée que PLATON, mais ce dernier, ne l'oublions pas effectuait bien cependant une séparation nette entre le politique et l'économique. 

 

    Sur la postérité de La Politique, "pour l'aire méditerranéo-européenne, l'histoire des lectures et des effets de cette oeuvre, de même que celle des textes politiques de Platon, se confond avec celle de la pensée politique même et de son insertion dans les devenirs des sociétés. On peut même considérer que la connivence (contre les contempteurs de Idées) et l'opposition (concernant la place de celles-ci) des deux fondateurs sont elles-mêmes fondatrices de prises de position théoriques réactivées dans des contextes différents et, du coup, transformées sans perdre leur marque d'origine. De l'aristotélisme revendiquée (ou assumé) de Thomas d'Acquin et de Friedrich Hegel aux positions jurisnaturalistes militant contre les principes de La Politique et qui, cependant, en subissent, dans la conception du droit, notamment, une imprégnation constante, de La République romaine parvenue à maturité que ses défenseurs tenaient pour une bonne réalisation de la "politie" aux références que notre postmodernité brisée par les excès utilise pour désarticuler les volontarismes fanatiques de modernes. Aristote est présent. L'important est de ne pas le faire pesant et ne pas oublier que La Politique, en même temps qu'elle diffuse des connaissances essentielles, vise à susciter, comme tissu de la vie politique quotidienne, une certaine sagesse qui est prudence autant que savoir." (François CHÂTELET)

On peut ajouter que la connivence entre les deux auteurs apparait telle à de nombreux "savants" jusqu'à la fin du Moyen-Age, que l'on peut trouver dans leurs discussions une présentation de travaux d'ARISTOTE comme préparatoires à la doctrine de PLATON... Une certaine circularité des idées, qui transparait beaucoup dans les sentiments envers l'aristocratie, l'oligarchie et la démocratie, fait que l'on retrouve à des siècles de distance la même mansuétude ou la même réprobation envers tel ou tel régime. Il ne faut pas pour autant penser qu'entre les commentaires antiques et les commentaires modernes il puisse y exister une continuité, ailleurs que sur une opinion sur les régimes politiques, car de nombreux textes, et sans doute la large majorité ont été perdu à la fin de l'Antiquité, dans les destructions du système éducatif romain, outre les destructions matérielles induites par la propagation du christianisme, ses adeptes les plus fanatiques refusant de laisser exister des écrits païens.  Des auteurs comme CICÉRON rapporte qu'ARISTOTE avait écrit des dialogues à la manière platonicienne, et en louent les qualités littéraires. L'ARISTOTE antique n'est sans doute pas l'ARISTOTE moderne, pour utiliser une expression courte. 

 

ARISTOTE comme premier et dernier penseur du politique

    Pierre PELLEGRIN estime que la position d'ARISTOTE sur la famille, l'économique et la politique "fait de lui le premier, et sans doute le dernier, véritable penseur du politique : ce bien vivre ne peut advenir aux hommes que dans le cadre d'une cité bien gouvernée. L'homme, en effet n'est pas seulement un être de besoins. Il est, dit Aristote, "un animal politique par nature" (Politique). C'est pourquoi la cité, qui permet la réalisation complète de l'humanité des hommes, est la fin de toutes les autres associations humaines. Fin qui ne devient consciente d'elle-même qu'après sa réalisation : Aristote nous montre des hommes édifiant une cité avec le seul désir de mieux satisfaire leurs besoins, et se trouvant, de surcroit, introduits dans la sphère du bonheur. Le bonheur vient de l'exercice d'une vertu spéciale, la vertu politique, qui ne peut s'effectuer que dans la vie commune de citoyens égaux - quand bien même ils commandent et obéissent tour à tour - dans le cadre d'institutions politiques.

Mais tous les hommes ne réalisent pas leur nature politique. Seuls les Grecs ont ce privilège, les autres restent à un stade antérieur du développement humain. Aristote décrit cela en termes de moindre développement éthique : les barbares, comme les femmes et les enfants, n'ont pas l'excellence des capacités de délibérer et de décider. Le fondement ultime de ce qui nous apparait comme une théorie au parfum raciste est géographique. Dans le livre VII des Politiques (l'auteur préfère parler de Les Politiques plutôt que de La Politique, texte artificiellement unifié...), et suivant en cela des idées que l'on retrouve chez Platon et Hippocrate, Aristote explique que le climat explique en dernier ressort les dispositions éthiques des individus. Les Orientaux, vivant dans un climat chaud, sont intellectuellement subtils mais lâches, et, donc, faits pour l'esclavage ; les Occidentaux sont courageux mais stupides. Seuls les Grecs ont l'intelligence mêlée de courage qui les disposent à la citoyenneté.

Ce sont les lois qui, quand elles sont bonnes, développent la vertu dans le corps des citoyens. Or les lois ne seront bonnes que si la constitution est droite. Les lois dépendent, en effet, de la constitution et non l'inverse : telle loi - qui, par exemple, instaure un partage égal des biens - sera bonne dans un régime populaire, et mauvaise dans un régime aristocratique. Or la même forme de constitution n'est pas bonne pour tous les peuples. Selon le degré de développement de la vertu dans le corps civique, une seule constitution conviendra à la cité. Dans un peuple où seule une minorité est vertueuse, il est juste de lui donner le pouvoir, et il serait injuste de l'obliger à le partager avec la masse des citoyens à la vertu insuffisamment développée. L'état historique de ce peuple réclame qu'on le fasse vivre dans une aristocratie. De ce fait toutes les institutions politiques et judiciaires, devront être adaptées à ce régime. Ainsi, confier le pouvoir politique à une assemblée de tous les citoyens serait injuste dans une telle situation. Il y a donc des constitutions droites et des constitutions déviées. Dans les première le groupe dirigeant gouverne pour l'avantage commun, c'est-à-dire en vue de développer la vertu chez les citoyens. Dans les constitutions déviées, les dirigeants gouvernent à leur profit. Il y a trois grands genres de chaque sorte, mais de multiples espèces de chaque genre. Quand un seul homme - ou un seul lignage - est vertueux, on a une royauté, dont la forme déciée est la tyrannie ; quand une minorité est vertueuse, on a une aristocratie, dont la formée déviée est l'oligarchie, qui est en fait une ploutocratie ; quand une majorité des citoyens est vertueuse, on a un gouvernement constitutionnel - traduction du terme politeia qui est aussi le mot qui signifie "constitution" - dont la déviation est la démocratie, c'est-à-dire une démagogie."

On comprend mieux par la fin de cet exposé pourquoi l'auteur considère qu'ARISTOTE est le dernier des penseur de la politique. Après lui, et même parmi les disciples des écoles philosophiques grecques antiques, on dérive de plus en plus sur des réflexions autres, qui mettent de plus en plus entre parenthèse la possibilité d'une démocratie, et qui mettent en avant plutôt la vertu des dirigeants, la grandeur ou la faiblesse d'un peuple dépendant de la qualité de ces dirigeants. Et aussi de la gratitude ou de l'ingratitude du peuple vis-à-vis des dirigeants vertueux...

 Notre auteur poursuit : "Il revient donc au législateur d'adapter la législation aux conditions dans lesquelles se trouve un peuple à un moment donné; Du coup les rapports du philosophe à l'homme politique, et à la politique dans son ensemble, se trouvent profondément modifiés par rapport à ce qu'ils étaient chez Platon. Le philosophe, en tant que théoricien de l'éthique et de la société humaine, aura pour rôle de former le législateur. Ce dernier pourra alors réaliser la cité vertueuse, soit en la fondant de toutes pièces, soit en en rectifiant le fonctionnement. La politique est donc la science suprême dans l'ordre pratique. Or la politique est, essentiellement la science des constitutions, et plus précisément de la constitution droite dans des conditions données. Cet aspect apparait clairement dans la fameuse thèse aristotélicienne, selon laquelle les lois dépendent de la constitution et non l'inverse. La vertu éthique elle-même dépend donc de la constitution. En effet, les lois  qui fondent les bonnes habitudes, dans lesquelles s'enracienent les vertus, dépendant de la constitution, le même homme n'est pas courageux, juste, etc., dans toutes les cités."

 

Une sorte de relativisme...

       On peut comprendre donc que la sorte de relativisme qui imprègne toute l'oeuvre puisse être séduisante pour nombre d'autorités politiques, religieuses et intellectuelles par la suite. En favorisant l'explication de la bonne constitution par la nature des hommes qui composent la société, voire par la nature de chaque famille et individu, nature qui se transmet bien entendu de génération en génération, on peut mettre au second plan, même si celui-ci hurle car enraciné dans la réalité quotidienne, tous les rapports de force économiques. En décidant que des hommes ne peuvent bénéficier de cette possibilité de commander et d'obéir à tour de rôle, ceux qui possèdent la richesse peuvent se trouver valorisés, confirmés dans leur supériorité, confortés  dans leur position. Cette richesse en fin de compte ne provient pas d'exploitation d'autres hommes, mais de la nature même des hommes...

Alors que les textes sont emplis parfois de la hantise du conflit entre riches et pauvres, avec toutefois un certain mépris (naturel) envers les pauvres, la solution réside dans l'adéquation du régime politique à la nature des protagonistes.

 

ARISTOTE, La Politique, Librairie philosophique J Vrin, 1995. Traudction, introduction, notes et index de J TRICOT.

Pierre PELLEGRIN, article Aristote, dans Le Vocabulaire des Philosophes, Ellipses, 2002. François CHÂTELET, La Politique d'Aristote, dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986.

 

Relu le 23 octobre 2021

 

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3 avril 2014 4 03 /04 /avril /2014 12:32

     La République de PLATON (427-347 av J-C.), philosophe grec à la renommée (déjà à son époque) internationale, est l'auteur de nombreux ouvrages, dont seulement une partie est parvenue jusqu'à nous et rien ne dit que ce soit la partie la plus intéressante (pour nous et pour ses contemporains).

Toutefois, l'ensemble de ses écrits ayant fait, dans l'Antiquité et plus tard, l'objet de copies en grand nombre, la plupart des auteurs considèrent que l'essentiel de sa philosophie nous est parvenue. En tout cas, c'est à partir d'elle que s'élaborent de nombreuses doctrines métaphysiques, morales, pédagogiques, esthétiques, religieuses et politiques. Le corpus de connaissance de PLATON, loin de se confondre avec celui légué par ARISTOTE, constituée avec celui de ce dernier, la base intellectuelle de référence de pratiquement toute la pensée occidentale jusqu'à nos jours, soit que ses thèmes de prédilection soient toujours les nôtres, soit encore que les logiques qu'ils ont mis à jour constituent encore de précieux guides. Cela tient sans doute à la forme de leur enseignement, à la fois oral et écrit, dans leur volonté d'éducation clairement affirmée, et au fait que leur réflexion ne soit pas toujours un point d'arrivée mais aussi le produit d'une accumulation de connaissances bien antérieures à leur existence. Ils mettent d'ailleurs souvent, mais surtout PLATON, en avant les pensées de leurs prédécesseurs, même s'ils les déforment sans doute parfois.

   La République de PLATON fait partie d'un ensemble d'oeuvres de cet auteur qui comprend également d'autres monuments littéraires, dont pour s'en tenir au domaine de la philosophie politique, tels que Les Lois et La Politique, et on peut difficilement, surtout en regard de la forme par laquelle ils sont parvenus jusqu'à nous, se livrer à l'analyse de La République sans tenir compte des autres écrits. Partie prenante de la politique athénienne de son temps, fondateurs de l'Académie, communauté amicale, centre d'enseignement et de recherche, institut de hautes études théoriques et pépinière pour futurs intellectuels engagés, PLATON écrit sur la politique, et notamment sur les institutions politiques, sans détachement (même s'il s'efforce de toujours garder une certaine honnêteté voulant approcher le non mensonge dans la présentation des opinions) avec une intention forte, celle de faire pénétrer tout homme politique de la philosophie. Même si, concrètement, notamment dans les affaires de Sicile vers la fin de sa vie, les résultats de son action furent désastreux.

    Il faut noter, pour ceux qui ne le savent pas, que le regroupement des textes en Les Lois, La République etc, est une "oeuvre" relativement récent, et résulte notamment d'un grand travail assidu au tournant du XXe siècle... En effet, l'oeuvre de PLATON est dans son intégralité, révélée à l'Europe occidentale par la traduction latine qu'en donne Marsile FICIN en 1483-1484. La première édition moderne du texte grec date de 1534 et Henri ESTIENNE lors de son exil à Genève fait paraitre l'édition de référence actuelle en 1578. Le texte, cette édition complète des Oeuvres de PLATON, comprend alors trois tomes affectés d'une pagination continue. C'est par la suite, l'habitude prise de tronçonner ce (très) long texte, en plus présenté sur deux colonnes en grec et en latin, en République, Politique, Lois qui donne les présentations contemporaines... 

On peut dire également que la transmission du texte fait de celui-ci le plus clair de toute l'Antiquité...

 

Cinq grandes parties

    La République se compose de 5 grandes parties (il s'agit bien entendu d'une présentation moderne) : 

- Ouverture de La République (Livre I) : 1 - Les conceptions traditionnelles de la justice ; 2 - La poésie et la justice ; 3 - La thèse sophistique : Thrasimaque (Entretien sur la définition "la justice est l'intérêt du plus fort" .

- Vers une définition de la justice (À partir du Livre II) : 4 - Méthode psychopolitique et poléogonie ; 5 - Mythologie, musique et gymnastique : l'éducation des gardiens dans la cité juste ; 6 (Livre III) - Les qualités des gardiens ; 7 - (Livre III et IV) Les mandats des gardiens ; 8 (Livre IV) - Règles diverses de la cité juste ; 9 - Dialectique de la justice.

- Les conditions de la réalisation de la cité juste (A partir du Livre V) : 10 - La communauté des femmes ; 11 - La communauté des gardiens ; 12 - (Livre V et VI) Le naturel philosophe ; 13 -  (Livre VI et VII) L'éducation des rois philosophes : sciences et dialectique.

- Les formes de l'injustice dans la cité et dans l'âme individuelle (A partir du Livre VIII) : 14 - (Livre VIII et IX) Généalogie des systèmes politiques ; 15 (Livre IX) - La thèse socratique : seul le juste est heureux ; 16 (Livre X) - Bannissement de la poésie.

- Conclusion de La République : 17 (Livre X) - Eschatologie et mythe de la rétribution.

 

    Pour Georges LEROUX, qui effectue ce découpage, "on peut juger que la cité idéale représente une fantaisie dépourvue d'intérêt et une réponse inadéquate aux aléas de la démocratie. On peut aussi juger que la métaphysique des formes intelligibles et le privilège accordé à la philosophie constituent des thèses exorbitantes, qu'il ne vaut plus la peine de discuter. Si on ne cesse de revenir à La République, si tout le canon occidental la considère comme un chef-d'oeuvre, c'est que sa valeur réside dans la force et la complexité de la recherche qui met en branle le dialogue : l'essence de la justice. (...) Le contexte historique constitue l'arrière-plan essentiel de La République, dans la mesure où le dialogue est non seulement une réflexion sur la justice de l'âme individuelle et le bonheur qui lui est associé, mais aussi sur la justice de la cité et la possibilité d'une réponse philosophique aux tourments de la stasis, de la discorde politique" PLATON tente, à partir de son expérience et probablement de sources maintenant perdues, une recherche générale sur la nature de la justice en dépassant le seul cadre d'Athènes, même si il évoque son histoire, en termes parfois très voilés (pour nous en tout cas...). Il veut tenir les deux facettes essentielles pour une réflexion sur la justice, l'individuel (l'âme) et le collectif (la cité). PLATON diffuse son enseignement dans un contexte de guerre presque continuelle (de 490 à 338, Athènes fut en guerre une année sur trois). Pour Georges LEROUX, "La République est l'exemple le plus clair d'une oeuvre remplie à la fois de l'horreur de la guerre et du désir de la mener de manière victorieuse." Si la fortune de La République traverse les siècles c'est parce que "le platonisme a définitivement lié la théorie politique à la recherche des fondements de l'ordre politique, créant par là un langage et une problématique politique de type métaphysique. L'État moderne n'est pas la cité, le droit moderne a peu en commun avec la loi grecque et cependant les formulations modernes de ces questions de fondement sont coulées dans le moule même qu'avait forge Platon."

 

Les problèmes de morale individuelle

  La voûte majeure de La République, selon Jacques BRUNSCHWIG, "qui s'étend du "prélude" que constitue le livre I jusqu'au mythe du jugement des âmes qui termine le livre X, n'a pas de signification politique ; elle concerne un problème de morale individuelle. Qu'est-ce que c'est, pour un homme que d'être juste? La justice est-elle un bien, et quelle sorte de bien? Faut-il être juste, et pourquoi? Telles sont les questions que lance le "prélude", qui ressemble à beaucoup d'égards aux "dialogues socratiques" antérieurement composés par Platon. Même démarrage à partir d'une conversation familière (ici entre Socrate et le riche vieillard Céphale, elle tourne tout naturellement sur la valeur de la vieillesse et de la richesse). Même passage à la question de savoir quelle est la nature d'une vertu morale particulière (ici la justice, dont Socrate feint de croire que Céphale a prétendu la définir). Même entreprise de réfutation dialectique de diverses opinions courantes (conventionnelle et traditionnelles comme celles de Céphale et de Polémarque, ou au contraire choquantes et provocatrices comme celle de Thrasymaque). Même conclusion "aporétique" aveu d'échec que Socrate attribue à une erreur classique de méthode (on s'est top vite interrogé sur la valeur de la justice, sur ses avantages ou inconvénients comparés à ceux de l'injustice, sans se demander quelle est sa nature). Les interlocuteurs divergent profondément dans l'appréciation qu'ils portent sur la justice : Céphale et Polémarque ratifient l'approbation sociale qu'elle recueille ; Thrasymarque la rejette avec violence, et veut montrer que la justice n'est qu'une contrainte mystifiée, exercée par les détenteurs du pouvoir, dans leur propre intérêt, sur leurs sujets, contre leur propre intérêt. En dépit de la dimension politique qu'il introduit ainsi dans la discussion, la notion de justice, au cours de ces premières approches, reste celle d'une disposition de l'individu à se comporter d'une certaine manière (qu'on la juge louable ou stupide) dans ses rapports avec les autres."

 

La forme du dialogue contradictoire

Plus sans doute que le contenu même de la discussion, qui ne varie guère d'ailleurs siècle après siècle, qu'il soit emprunté directement des sources "Platon", c'est sa forme même, celle du dialogue contradictoire, qui amène la tonalité en fin de compte "démocratique" de l'oeuvre. Il n'y a pas ici l'aspect péremptoire et légèrement menaçant de nombreux autres textes de l'Antiquité, à la limite du droit et de la rhétorique politique. Il s'agit bien d'une discussion pratiquement entre égaux, égaux parce que philosophes, philosophes parce que égaux.... Comme le fait remarquer le même auteur, "on a dit souvent que La République présente une "cité idéale", parfaite et parfaitement juste", ce qui est vrai d'une certaine manière lorsque lit les prescriptions à suivre pour y parvenir, mais "les choses sont un peu plus compliquées. Dans ce long détour, écrit-il,  par les "gros caractères", il est bien question, fondamentalement, de chercher ce qu'est la justice dans la cité ; mais deux précisions s'imposent. D'une part, cette recherche se décompose en deux moments ; d'abord, on va "considérer en théorie la genèse d'une cité", en prenant en compte les hommes tels qu'ils sont, avec leurs besoins et leurs désirs ; on verra alors, mais très postérieurement quand, où et comment la justice s'y forme et y réside. D'autre part, l'étude de le cité juste appelle, comme son complément nécessaire, celle des diverses formes de cités injustes. Disons donc, en termes anachroniques, que l'auteur d'une utopie (le terme, parfois discuté, parait légitimé par (certains) passages.), mais aussi d'une sociologie de la formation et du développement des entités politiques, et un théoricien de la pathologie des constitutions politiques."

Dans cette pathologie, la question du luxe, en fin de compte de la richesse, semble centrale, évoquée par plusieurs protagonistes de la discussion et à plusieurs reprises dans La République. La possibilité de la formation d'une cité juste est directement reliée à la place de la philosophie dans la culture des dirigeants, jusqu'à ce que le souverain idéal soit conçu comme un roi-philosophe. Et cette place ne peut être assurée que par l'application d'un long programme pédagogique en direction du plus grand nombre de citoyens possibles, la cité achevée devant comporter trois classes, producteurs économiques, auxiliaires armés, gouvernants-gardiens. PLATON est en fin de compte indifférent à la forme monarchique ou aristocratique du régime, du moment que celui-ci assure la formation des guerriers, des producteurs et des gardiens. 

Cette division n'est-elle pas grosse de conflits? reprend Jacques BRUNSWIG en suivant la logique du texte. "On y veiller de diverses manières. D'une part, on diffusera dans la cité "de beaux mensonges" : tous les citoyens sont des frères, fils de la même terre ; leur statut social est déterminé par le "métal" dont est faite leur âme, normalement identique à celui de leurs parents, mais exceptionnellement différent de lui (ce qui légitime à la fois la stabilité des classes et la mobilité éventuelle des individus, sous le contrôle des gouvernants-éducateurs). D'autres part, on imposera aux gardiens et à leurs auxiliaires un mode de vie communautaire, sans propriété ni vie privée, qui les délivrera de tout intérêt, individuel ou de classe, distinct de l'intérêt de la cité, et qui les empêchera d'exploiter ceux qui les nourrissent, qu'ils protègent et qu'ils gouvernent. L'unité de la cité, loin d'être menacée par sa division en classes, est assurée par cette division même ; s'appuyant (dans les cas où cela convient) sur l'idée que tel attribut appartient à la cité quand il appartient à chacun de ses membres, Platon pense que "si chacun, occupé à l'unique emploi qui lui est propre, reste un au lieu de se diviser en plusieurs", par là la cité tout entière reste une aussi, au lieu de devenir multiple". Et c'est en cela même que la cité parfaitement bonne se découvrira comme juste : alors que, de toutes ses vertus, les unes tiennent à celle de l'une de ces classes (elle est sage parce que ses gouvernants le sont, courageuse parce que ses guerriers le sont), et d'autres au contenu des rapports entre ces classes (elle est tempérance parce que les meilleurs y gouvernent les moins bons, avec l'assentiment des uns et des autres), sa justice tient à la seule existence de ces classes et à la séparation de leurs fonctions : que chacune fasse respectivement son office avec la perfection qui lui est propre, sans se mêler de celui des autres, c'est en cela que la cité sera juste. Platon effleure à peine la question de savoir si chacune reçoit à juste proportion de ce qu'elle donne ; l'essentiel n'est pas dans l'équilibre des échanges de biens et des services entre les diverses classes, mais dans la production par chacune, sans interfèrence avec les autres, des biens et services du type spécifique qui est de sa compétence."

Si des développements importants sont accordés dans le texte à la classe des guerriers et à la classe de gardiens (jusqu'à provoquer des interrogations profondes sur la condition des gardiens, lorsque dans sa description, les interlocuteurs de Socrate veulent en savoir plus sur la possession des femmes, le mariage, la procréation des enfants...), il faut bien se rendre compte que la classe des producteurs constitue bien un point aveugle de La République. Se centrant sur les dangers de la corruption politique dont il faut absolument sortir pour parvenir à cette cité idéale, PLATON parle très des conditions économiques qui la rendent possible. A un point tel que la caractérisation des quatre constitutions possibles, la timocratie (dominée par l'amour des honneurs et la préséance laissée à la partie "irascible" de l'âme), l'oligarchie (gouvernement des riches, où le désir de l'argent l'emporte sur tout autre), la démocratie (où la liberté se confond avec la licence et où toutes les concupiscences s'abattent anarchiquement) et la tyrannie (le tyran étant l'antithèse du roi-philosophe) s'effectuent sur les tendances individuelles des gardiens (et accessoirement des guerriers) et que l'évolution de la classe des producteurs est parfaitement indifférente. 

 

La Cité

    Luc BRISSON et Jean-François PRADEAU indiquent que dans l'ensemble de l'oeuvre de PLATON, la Cité est l'objectif de préoccupation majeure de sa philosophie. "Si la conception platonicienne de la cité subit un certain nombre de changements dans les dialogues, la question politique à laquelle ces approches successives cherchent à répondre reste toujours identique : comme unifier une multiplicité? Le multiple en question est celui des éléments qui composent la cité et des fonctions et forces diverses qui s'y rencontrent. Il ne s'agit toutefois pas seulement d'une multiplicité d'hommes ; en effet - c'est l'un des traits caractéristiques de la pensée politique platonicienne - la cité est aussi bien composée d'hommes, que de ressources naturelles, de biens et d'objets techniques. Dans les limites d'un territoire, ce sont des éléments hétérogènes qu'il convient donc de rassembler, de manière à produire une vie commune. A cet objet complexe qu'est la cité correspond une activité particulière de production et de soin, la politique. La technique politique doit réaliser l'unité de la cité, en lui donnant une "constitution" (politeria, qu'on peut encore rendre par "régime" politique). Les recherches sur les différents types de constitutions politiques (...) sont un genre d'écrits bien défini et représente en Grèce, aux Ve et IVe siècles. C'est à ce genre que Platon rattache ses deux grands traités politiques, La Républiques et Les Lois. Mais il en modifie considérablement l'orientation et le statut, en s'intéressant non plus seulement à la répartition souhaitable des pouvoirs dans la cité, mais aux conditions d'existence même d'une cité une et vertueuse, en subordonnant la question de la répartition des groupes sociaux à l'intérêt de la cité dans son ensemble. Une telle recherche suppose un savoir adéquat de ce qu'est la nature de la cité et de ce qui lui convient, exactement comme si l'on devait rechercher les conditions de l'excellence d'un individu, celles qui lui permettent d'avoir une vie heureuse (d'où la comparaison entre l'ême individuelle et la cité, qui occupent les livres II à IV de La République).

Qu'est-ce alors qu'une cité? C'est l'unité d'une multiplicité de natures, de puissances et de fonctions distinctes vivant une vie commune. Pour la favoriser, il convient de disposer ensemble ces fonctions, en empêchant qu'elles se confondent (...) et qu'elles se contrarient (...). Cela suppose une technique politique, qui est une technique d'un genre particulier, dans la mesure où elle n'a pas pour tâche de produire ou de soigner un objet spécifique, mais plutôt de permettre l'unité de tous les objets.

Dans La Politique, Platon conçoit la cité comme un ouvrage technique, dont le paradigme est un tissu. De même qu'on doit entrecroiser la chaine et la trame pour fabriquer un tissu, de même on doit entrecroiser dans la cité des citoyens aux tempéraments différents. La cité sera ainsi le résultat, via les deux moyens privilégiés que sont la législation et la production d'opinions communes, de l'appariement de caractères différents et de corps hétérogènes. C'est ce qui confère à la science politique le statut d'une science des corps et de leurs mouvements : gouverner, c'est distribuer citoyens et objets sur un territoire limité, afin que chacun d'entre eux accomplisse les mouvements et les fonctions qui conviennent à sa nature. De la sorte, le partage des fonctions doit être accompagné d'une certaine répartition de l'habitat et des lieux fonctionnels sur un plan urbain précis.

C'est ce que s'attachent à montrer les derniers textes politiques platoniciens (Le Criteas et surtout Les Lois), qui décrivent les cités fictives, en montrant comment la conception de leur espace territorial ou urbain doit être conçu de manière à rendre possible la mobilité et la rencontre des citoyens, de manière à faire de la cité un véritable vivant : un corps équilibré et une âme, dont l'intellect est un gouvernement savant (...). La politique devient ainsi une activité 'démiurgique" que Platon conçoit de façon semblable à la fabrication démiurgique du monde. A cette réserve décisive près que, là où la fabrication du monde rste une fiction, celle de la mise en ordre de la cité est au contraire une réalité à l'urgence de laquelle Platon ne cesse d'appeler.

Si la réflexion politique a une telle importance dans la philosophie platonicienne, c'est bien parce que la cité s'y trouve définie à la fois comme la condition et l'objet de la philosophie qui, si elle est bien le désir d'une intelligence de la totalité du réel, ne peut s'exercer qu'à travers une communauté de citoyens, de savoirs et d'oeuvres. La philosophie est une pensée de la cité."

 

La postérité de l'oeuvre

     Après les commentaires du néo-platonicien PROCLUS (412-485) (car aucune autre ne nous a été transmis auparavant), les philosophes de l'Ecole ont coutume de commenter la République de manière détaillée. ORIGÈNE, LONGIN, JAMBLIQUE, PROPHYRE et plusieurs autres sont cités comme ayant tenu des interprétations divergentes sur plusieurs points, et en particulier sur le rapport entre la doctrine de la constitution politique, comme universel, et la philosophie de la nature (voir DH. DÖRNE et M. BALTES, 1993). 

La coexistence de La République et des Lois dans l'héritage laissé par PLATON à la postérité a sans doute fortement contribué à repousser le premier des deux ouvrages vers le pôle de l'utopie au sens contemporain du mot. CICÉRON estimait la cité de La République comme plus désirable que réalisable. Aussi La République a plus marqué la pensée politique que l'action politique, les échecs de PLATON vers la fin de sa vie n'y étant sans doute pas pour rien. S'il s'agit dans la pratique de créer une cité platonicienne, il est d'abord nécessaire de s'exiler pour fonder une colonie s'inspirant de ses principes, tant la distance est énorme entre la nature de philosophie politique dans l'empire romain par exemple et celle de PLATON, même si PLOTIN lui-même est fortement séduit par sa pensée. Il en est d'ailleurs de même au long des siècles... Ce statut d'utopie a fortement contribué à la survie du texte au milieu de tant d'autodafés, qui visaient de multiples écrits à influence directement visible.

C'est finalement surtout vers l'époque moderne (à partir de NIETZSCHE par exemple) que La République est prise au sérieux, autant d'ailleurs que comme référence à une sorte de société égalitaire qu'à une forme de totalitarisme.  

Jacques BRUNSHWIG estime que la nouvelle fortune du texte provient de l'émergence de régimes politiques entièrement nouveau, auxquels ont tente de rapprocher une expérience historique tangible. L'auteur pose la question de savoir si PLATON était totalitaire : "Si l'on admet que le totalitarisme, sous ses différentes formes, vise à supprimer les conflits internes d'une société au lieu de négocier leur solution, il n'est pas surprenant que l'on ait pu relever de multiples coïncidences, superficielles ou profondes, entre d'une part les structures et les actes d'un tel régime, et d'autre part la description platonicienne d'une cité qui ignore les conflits et qui a pour fonction expresse d'en prévenir l'apparition ; la panoplie des mesures disponibles n'est, après tout, par illimitée. Concentration du pouvoir,  soit entre les mains d'une élite supposée détenir la science des lois de l'histoire, soit entre celles d'un dirigeant censé disposer d'une intuition infaillible, subordination absolue de l'individu à l'État, suppression de la barrière entre vie privée et vie publique, racisme et eugénisme, dirigisme éducatif, endoctrinement et militarisation de la jeunesse, censure et asservissement de la production intellectuelle et artistique, répression de l'innovation et de la critique, recours à la violence policière contre les opposants et les réfractaires, tendances à l'autarcie et à la suppression des contacts, de quelque nature qu'ils soient, avec l'étranger : voilà quelques-uns des traits communs que, parfois pour s'en réjouir et plus souvent pour s'en indigner, l'on a cru pouvoir repérer entre La République platonicienne et les États totalitaires modernes". Notre auteur indique qu'à part quelques propagandistes (lesquels?) sans grande importance, "on peut constater que Platon n'est généralement mis en cause que par les adversaires des régimes auxquels sa politique est suspecte de ressembler ; cela est vrai des critiques marxistes qui le classent comme un idéologue réactionnaire, comme des critiques libéraux qui voient en lui l'un des ennemis les plus influents de la "société ouverte" (K. POPPER, La société ouverte et ses ennemis I L'ascendant de PLATON, Seuil, 1979)." Le débat, constate-il, n'est pas près d'être tranché entre une vraie comparaison el l'anachronisme patent de cette comparaison, les conditions (et même les mentalités) de l'Antiquité n'ayant que peu à voir avec les nôtres...

En fin de compte, il semble bien qu'elle soit rendue difficile par le simple fait que PLATON ne nous laisse même pas entrevoir la réalité économique de son époque (existe-t-il des esclaves à Athènes?) et que la forme même du texte ouvre toutes les hypothèses possibles : le dialogue est la meilleure condition, surtout que souvent PLATON ne conclue même pas la conversation, passant facilement d'un objet à un autre, pour que soient mises en valeur toutes les vertus et tous les défauts. Bien entendu, PLATON tranche souvent, mais pas forcément directement à la fin d'une conversation... La République permet, force même, réflexion et discussion, et ne les ferme jamais.

 

PLATON, La République, Traduction et présentation par Georges LEROUX, GF Flammarion, 2002. 

Jacques BRUNSCHWIG, La République de Platon, dans Dictionnaire des Oeuvres politiques, PUF, 1986. Luc BRISSON et Jean-François PRADEAU, Platon, dans Le Vocabulaire des Philosophes, Ellipses, 2002.

 

Relu le 25 octobre 2021

 

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15 mars 2014 6 15 /03 /mars /2014 13:44

      L'ouvrage de l'économiste et professeur américain de politique étrangère, de sécurité nationale, de stratégie nucléaire et de contrôle des armements à la School of Public Policy de l'université du Mariland à College Park Thomas SCHELLING (né en 1921), publié en 1960, ouvre la voie à l'étude des paris et comportements stratégiques. Il constitue un ouvrage de référence sur la théorie du conflit international. Considérant le retard à l'époque pris en matière d'études de stratégie internationale, notamment sur le plan universitaire, retard qui se traduit dans la direction de la défense des États-Unis, l'auteur s'appuie notamment sur la théorie des jeux pour analyser tous les éléments d'une théorie de la stratégie. Parfois, l'on sent bien en arrière plan (comme d'ailleurs beaucoup d'oeuvres de stratégie), la logique de l'oeuvre de CLAUSEWITZ, même si évidemment ici il ne s'agit pas de faire la guerre, mais de l'éviter.

 

     Thomas SCHELLING voulait d'abord et avant tout contribuer à la limitation des armements stratégiques, par une étude serrée des tenants et aboutissants de la négociation. Mais son étude va plus loin, abordant nombre d'aspects de conflits de tout ordre.

 

La notion de conflit

Pour lui, la notion de conflit est intimement liée à celle de négociation entre les individus ainsi qu'entre les groupes. Rares sont les cas de "purs conflits", c'est-à-dire ceux où la guerre à outrance devient inévitable. Même dans les pires situations où les protagonistes veulent gagner à tout prix, ceux-ci essaient de conduire la guerre de manière à minimiser les destructions. Ils essaient d'abord de faire pression sur l'adversaire par une menace de recours aux armes non suivie d'exécution, la recherche d'un éventuel accord devenant l'élément majeur du conflit. Les concepts de dissuasion, de guerre limitée et de négociation sont liés à l'existence d'intérêts communs aux adversaires et reflètent leur dépendance commune.

Selon l'auteur, la stratégie ne vise pas à l'exercice de la force, mais son utilisation potentielle. Elle ne concerne pas seulement les adversaires qui se détestent, mais également les partenaires qui se méfient les uns des autres ou qui sont en désaccord. Elle recouvre tout aussi bien la répartition des gains et des pertes entre adversaires que l'obtention de résultats particuliers qui peuvent, suivant les circonstances, se révéler meilleurs ou pires pour l'ensemble des deux parties en présence.

Il s'intéresse particulièrement à la contribution que peut apporter la théorie des jeux à la compréhension des conflits internationaux. Au départ, cependant, il reconnait que cette théorie est surtout utile pour expliquer les situations de "pur conflit", illustrées par des jeux dits "à somme nulle" ou "à somme constante". Par contre, lorsque le conflit implique des belligérants ayant une certaine dépendance mutuelle comme c'est le cas de la plupart des conflits internationaux mais aussi des grèves, des négociations de prix..., on se retrouve en présence de jeux dits "à somme non nulle" ou "à somme variable". Le professeur américain s'intéresse donc aux jeux dans lesquels, bien que l'élément de conflit soit à l'origine de l'intérêt dramatique, l'interdépendance des protagonistes est partie intégrante de la structure logique du jeu et impose une certaine forme de coopération ou de tolérance, même si cette coopération se limite en fin de compte à parer au srisque de destruction mutuelle. Il propose donc de faire évoluer la théorie des jeux vers ce qu'il appelle une "théorie de la décision interdépendante".

    Cette théorie associe la négociation à un jeu de stratégie ou un jeu de comportement dans lequel la meilleure décision de chacun des joueurs dépend de l'idée qu'il se fair du choix éventuel de son vis-à-vis, chacun étant conditionné par l'appréciation de l'influence du résultat potentiel sur les attentes de l'autre. La négociation, pour SCHELLING, est donc un exercice de coordination des attentes réciproques des parties.

 

De la théorie des jeux

      L'auteur tente d'élargir le domaine de la théorie des jeux à des jeux à somme non nulle en introduisant deux dimensions importantes. D'abord, en mettant en évidence des éléments liés à la perception et à la suggestion dans le processus de formation d'attentes réciproques cohérentes. Il insiste aussi sur le rôle important de la communication dans ce processus. Ensuite, en identifiant ce qu'il appelle certains "coups", c'est-à-dire des modes d'action fondamentaux que l'on peut rencontrer dans les jeux de stratégie tels que la négociation ainsi que les structures logiques qui les régissent. Il définit les coups stratégiques comme "les actions visant à influencer le choix de l'adversaire en faveur de soi-même en jouant sur l'attente de ce dernier face au choix que l'on fera". il s'agit de faire peser sur l'adversaire une contrainte qui l'amènera en retour à résoudre le problème de maximisation auquel il se trouve confronté dans un sens favorable à soi-même tout en lui interdisant de procéder de même. Parmi ces "coups" ou modes d'action, on retrouve les concepts clés d'engagement, de menace, de promesse et de contrainte.

Ainsi l'engagement est défini comme une action stratégique utilisée en vue d'amener un autre négociateur à agir dans le sens souhaité. La menace, comme l'engagement, correspond à une restriction volontaire d'autres choix possibles qui aura pour effet de dévaloriser la position de celui qui la formule au cas où la manoeuvre échouerait. Menace et engagement sont donc utilisés "dans la mesure où l'on pense que l'autre partie, si elle est rationnelle, devra dès qu'elle en aura été informée, tenir compte du fait que sont adversaire a altéré l'éventail de ses propres motivations". De plus, la menace, pour être efficace, ne dépend pas du fait que celui qui la formule ait moins à souffriri, en cas de mise en application, que celui qui est menacé, ce qui serait le cas si l'on était en présence d'un jeu à somme nulle. Il en est ainsi "à cause des asymétries entre les joueurs qui dépendent de facteurs tels le système de communication, les moyens de contraindre les joueurs à mettre à exécution promesses et menaces, la rapidité des engagements, la rationalité des réactions prévisibles et, enfin dans certains cas, la relativité des dommages." Il affirme que la formulation d'une menace équivaut à poser la question suivante : "Comment, pour obtenir un effet recherché,peut-on s'obliger à l'avance à exécuter un acte que l'on préférerait ne pas avoir à accomplir?" Cette question met en évidence un paradoxe de la négociation que sans doute SCHELLING a été l'un des premiers chercheurs à mettre en évidence, c'est-à-dire que le pouvoir de contraindre l'adversaire est lié à la capacité de se contraindre soi-même. Quant au résultat d'une négociation, il dépend, selon lui, pour une large part, de la formulation du problème, des analogies ou des précédents que cette formulation évoque dans l'esprit des négociateurs ainsi que des informations disponibles au cours de la discussion.

Tous les manuels ou traités de négociation contemporains considèrent maintenant ces éléments comme allant de soi mais il faut reconnaitre à SCHELLING le mérite d'avoir été un des premiers à les identifier et à les exposer clairement. Il en est de même de la nécessaire coordination des attentes des négociateurs qui progressent vers un point focal permettant d'arriver au dénouement de la négociation.

 

Les aspects de la négociation

Bien que SCHELLING affirme s'intéresser uniquement aux aspects distributifs de la négociation et aux facteurs influençant les concessions réciproques, ces constatations peuvent s'appliquer également aux trois autres sous-processus de la négociation collective identifié par Richard WALTON et Robert McKERSIE (A Behavioral théoery of Labor Negociations, New York, McGraw-Hill, 1965), soit : les aspects intégrateurs de la négociation, la structuration des attitudes et la négociation intra-organisationnelle.

En ce sens, ses travaux de SCHELLING ont sans doute ouvert la voie à cet ouvrage magistral publié quelques années plus tard qui est, selon Jean BOIVIN, de l'Université de Laval au Québec, dont nous tirons l'essentiel de cette présentation, l'un des meilleurs efforts de théorisation réalisé à ce jour à propos de la négociation en relations professionnelles. (www.Cairn.info)

 

Un ouvrage, quatre parties

    Divisé en quatre parties, le livre semble d'une lecture limpide mais requiert en fait une attention soutenue (sans compter qu'on voit poindre parfois la tentation de s'étendre sur la représentation mathématique, surtout dans la quetrième partie) car elles s'enchainent logiquement et chaque chapitre ajoute pratiquement une ramification à l'analyse du conflit conçu comme jeu. 

    La première partie (la plus importante en pagination avec la deuxième partie), Élements pour une théorie de la stratégie, après avoir exposé le "retard des études en matière de stratégie internationale, comprend d'abord un Essai sur la notion de Négociation, à travers le pouvoir de négocier et le pouvoir de contraindre. Sont examinés ensuite la structure et l'environnement de la négociation, soit :

- le recours à un mandataire, qui ouvre d'ailleurs pour beaucoup d'auteurs à une réflexion sur la médiation ;

- secret ou publicité : le compromis ;

- les négociations croisées ;

- les négociations permanentes ;

- la limitation de l'ordre du jour ;

- les compensations ;

- les principes et les précédents ;

- la casuistique ;

- la menace ;

- la promesse

Le tout illustré à la fin par un "jeu". avant d'aborder les relations entre la négociation, les communications et les guerres limitées.

   La deuxième partie se centre sur une réorientation de la théorie des jeux : Vers une théorie de la décision interdépendante ; Les actions stratégiques, les moyens de s'imposer et de communiquer ; la théorie des jeux et la recherche expérimentale.

    La troisième partie examine le hasard et la stratégie. 

    La quatrième partie expose les composantes de l'attaque par surprise, le cas de la méfiance réciproque.

 

Thomas C SCHELLING, Stratégie du conflit, PUF, 1986. Traduction française de The Strategy of conflict, 1960, révisé (faiblement) en 1980. Préface de l'auteur de 1980.

 

Relu le 14 septembre 2021

 

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25 février 2014 2 25 /02 /février /2014 18:52

   Pamphlet antimonétariste paru en Angleterre en 1982, ce texte de Nicholas KALDOR (1908-1986), une des figures marquantes du keynésianisme britannique (il participe à l'élaboration de la Théorie, après avoir été disciple de HAYEK) constitue une contestation radicale des postulats théoriques et des déductions logiques de l'analyse monétariste de Milton FRIEDMAN.

Les principales contributions théoriques du professeur à l'université de Cambridge (1952) et du conseiller des gouvernements travaillistes de l'après-guerre et de nombreux pays, portent sur la croissance et la répartition des revenus. Il approfondit l'analyse keynésienne de l'intérêt et de l'incertitude économique, et aborde donc les questions monétaires. Il fait partie des "disciples" de John Meynard KEYNES qui mènent le combat contre les politiques monétaristes entre 1979 et 1986. Le texte de ce pamphlet fait suite à de nombreux travaux sur le comportement des agents économiques.

 

     Sa théorie centrale repose sur la constatation que les détenteurs de profit, les entreprises ou les propriétaires de capitaux, épargnent davantage leurs revenus que les salariés. Il s'ensuit qu'à chaque configuration de la répartition du revenu correspond un montant d'épargne, donc d'investissement, différent. Comme le niveau de l'emploi et de la croissance dépendent du niveau de l'investissement, il existe une relation entre la répartition des revenus et la croissance. Une fois cette relation explicitée, Nicholas KALDOR pose la question de la relation entre l'investissement et la croissance à long terme.

Cette question essentielle pour comprendre l'évolution des économies industrielles, n'est pourtant pas beaucoup posée par les économistes depuis les travaux de Karl MARX. Pour y répondre, l'économiste britannique veut montrer, à la suite d'Adam SMITH, que les gains de productivité industrielle augmentent avec le niveau de l'investissement et de la production. En effet, plus la production s'accroît, plus il est possible de spécialiser les travailleurs et les machines. En outre, les coûts fixes comme les frais de gestion ou de mise au point diminuent par unité produite. Enfin, le progrès technique ne peut s'incorporer que dans de nouvelles machines, et dépend donc du taux d'investissement. 

Nicholas KALDOR tire les conséquences d'une telle relation quant à la politique économique. Afin de susciter une croissance continue de la production et des gains de productivité, il paraît nécessaire de maintenir la demande à un niveau élevé. Il rejoint ici l'enseignement de KEYNES, mais inscrit dans une perspective dynamique. Dans la mesure où les gains de productivité sont redistribués sous forme d'une augmentation des revenus, une telle politique  permet de créer un cercle vertueux de croissance, puisque toute augmentation de la demande permet un accroissement des revenus, et donc une nouvelle augmentation de la demande. Du coup, toute politique de réduction de la demande globale conduit à une moindre croissance de la production, et donc à une hausse des coûts unitaires de production qui entraine une perte de compétitivité et une nouvelle contraction des marchés. L'économie est alors entrainée dans le cercle vicieux de la désindustrialisation. (Gérard GRELLET)

 

Une contestation du monétarisme

       Le Fléau du monétarisme prolonge une littérature abondante keynésienne sur la politique monétaire.

Nicholas KALDOR conteste d'abord les arguments empiriques de FRIEDMAN relatifs à la stabilité de la fonction de demande de monnaie. La mise en avant du caractère endogène de la monnaie est l'argument principal au nom duquel il rejette la vision monétariste, et l'amène à amender celle de KEYNES. FRIEDMAN a en effet en commun avec KEYNES de considérer la masse monétaire comme une grandeur exogène. Cette hypothèse est conforme à la tradition classique libérale venue de RICARDO, qui voit dans l'offre de monnaie une variable soumise au double arbitraire des décisions de la Banque centrale et des comportements des banques de second rang, mais elle est gênante, selon le point de vue de KALDOR, car les propriétés d'instabilité d'une économie capitaliste sont alors associées non pas aux fluctuations plus ou moins erratiques (en fonction des règles d'émission) de l'offre de monnaie, mais aux conditions d'incertitude radicale qui entourent les décisions d'investissement des entrepreneurs. Aussi, les successeurs de KEYNES, avec KALDOR, l'ont-ils abandonnée au profit d'une conception endogène de l'offre de monnaie, dans laquelle l'offre de monnaie bancaire, qui représente l'essentiel de la masse monétaire, répond à la demande des firmes et des particuliers. Nicholas KALDOR insiste sur ce point, qui remet en cause toute possibilité de contrôle de l'offre de monnaie par les autorités monétaires. 

   Les arguments avancés dans ce texte peuvent être considérés comme le "fond commun" anti-monétariste des différents courants keynésiens, que l'on retrouve par exemple chez Frank HAHN (1971, 1983) ou chez James TOBIN (1981), représentants d'un keynésianisme beaucoup plus syncrétique que celui de Nicholas KALDOR, qui est, avec Joan ROBINSON, la pointe avancée d'un keynésianisme "anti-néoclassique", très critique par rapport à la théorie dominante de l'équilibre. (Christian TUTIN).

 

Dans le texte de cette oeuvre...

   Après s'être attaqué à une évolution qui va du quantitativisme au monétarisme, Nicholas KALDOR dénonce les postulats fondamentaux de ce monétarisme et leurs implications :

"Les principales propositions du monétarisme sont : - le taux de croissance de la masse monétaire (en lui déduisant le taux de croissance justifié par l'augmentation de la production réelle) est la principale cause, si ce n'est la seule, de la croissance des prix des biens et des services ; - à part les perturbations à court terme dues à l'incapacité de prévoir le futur (anticipations irrationnelles), l'évolution de l'"économie réelle", soit la croissance de la production, de l'emploi, de la productivité, est entièrement déterminée par les "facteurs réels" tels que le progrès technique, la croissance de l'offre de travail et le taux de formation du capital. Tous ces facteurs sont déterminés par les forces du marché, indépendamment des variations de la masse monétaire, si on met à part les perturbations temporaires (qui peuvent être positives ou négatives en termes de produit réelle ou d'emploi) dues à l'imperfection des prévisions. A "long terme", cependant, la production réelle (ainsi que sa répartition) est entièrement déterminée par de tels facteurs "réels" : il n'y a pas de place pour une quelconque politique macroéconomique se fixant les objectifs cités ci-dessus, sauf en ce qui concerne la maitrise de l'inflation, qui peut être obtenue (et uniquement de cette manière-là) par le contrôle de la masse monétaire.

Avant de commencer à examiner les hypothèses qui justifient ces opinions, un certain nombre de questions se posent : - En supposant que le comportement de l'économie "réelle" soit neutre par rapport aux perturbations monétaires, pourquoi devrait-on regarder l'élimination de l'inflation comme un objectif d'une telle importance, au point de lui accorder la "priorité absolue?" Dans quelle mesure est-il préférable pour la communauté d'avoir des prix constants plutôt que des pris qui augmentent (ou baissent) constamment?

Évidemment la réponse doit être, du point de vue du gouvernement, que l'inflation entraine des distorsions graves et mène à une détérioration de la situation économique. Dans ce cas-là, cependant, la proposition de base selon laquelle l'économie "réelle" reste insensible à de telles perturbations ne tient pas. (...)."

   L'auteur explique ensuite que les propositions monétaristes pourraient s'appliquer à une économie imaginaire régie par le modèle de WALRAS sur l'équilibre général, mais en définitive, les monétaristes "supposent que l'économie livrée à elle-même s'"autorégule" et fonctionne de façon à assurer la pleine utilisation des ressources". Ils supposent aussi "qu'il n'y a pas de différence importante entre le fonctionnement d'une économie faisant appel à une monnaie-marchandise et une économie utilisant une monnaie de crédit. Dans cette dernières, la monnaie est formée par des reconnaissances de dettes ("promesses de paiement") convertibles en d'autres "promesses de paiement" qui apparaitraient en tant que sous-produit des opérations d'open market de la Banque centrale et de l'octroi de crédits par le système bancaire, et non pas en tant que conséquence de l'activité économique et des revenus qu'elle engendre. Ils supposent aussi "que le contrôle  réussi de la croissance de la masse monétaire provoquera à lui tout seul une "pression de la baisse" sur les prix et par conséquent une ralentissement de l'inflation, en arrivant même à la faire disparaitre si le contrôle est maintenu suffisamment longtemps".

C'est à partir de ces fausses prémisses que sont proposées des politiques économiques  au mieux inefficaces, au plus nocives. Car le contrôle de l'"offre de monnaie", "totalement inefficace d'après les propres critères du gouvernement, ce n'est rien d'autre qu'un écran de fumée procurant une justification idéologique à ses mesures antisociales."

Les erreurs des monétaristes proviennent plus profondément selon Nicholas KALDOR à une conception erronée de la monnaie. Dans son chapitre sur "La définition de la monnaie", il écrit "Tous s'accordaient finalement pour dire que la ligne de démarcation entre les politiques économiques keynésiennes et non keynésiennes passait par la réponse à une question empirique tournant autour de la valeur prise dans la réalité par l'élasticité par rapport au taux d'intérêt de la demande de monnaie. En réalité, la divergence est beaucoup plus profonde - il s'agit de savoir si le "côté de l'offre de monnaie" tel qu'il est déterminé par les autorités monétaires, est mieux représenté en termes de quantité de monnaie offerte ou en termes de taux d'intérêt fixé par la Banque centrale, qui détermine le coût du crédit (laissant la demande déterminer la quantité de monnaie en circulation). Si l'élasticité par rapport au taux d'intérêt de la demande de monnaie est faible ou nulle (ce qui est le cas, comme nous le montrerons à partir de preuves empiriques), cela ne parle pas en faveur de l'efficacité des contrôles monétaires (comme le prétendent les tenants de la théorie quantitative de la monnaie), mais montre, au contraire, l'impuissance des autorités monétaires à faire varier la quantité de monnaie autrement qu'en répondant aux variations de la demande. De ce point de vue, l'étroite corrélation entre quantité de monnaie et niveau du revenu prouve non pas l'importance de la politique monétaire, mais exactement le contraire : la variation du stock de monnaie n'est rien d'autre que le reflet de la variation du volume des transactions monétaires. Plus importante est la réponse de l'"offre de monnaie" aux variations du volume des transactions monétaire, moindre est le besoin d'économiser de la monnaie ; et voici l'explication de ce paradoxe apparent d'une masse monétaire et d'une vitesse de circulation variant souvent dans le même sens, et non dans un sens opposé."

 

Nicholas KALDOR, Le Fléau du monétarisme, Economica, 1985. Traduction en français de B. GURRIEN et M. ORIOL.

Christian TUTIN, Une histoire des théories monétaires par les textes, Flammarion, 2009. Gérard GRELLET, Nicholas Kaldor, dans Encyclopédia Universalis, 2014.

 

Relu le 25 septembre 2021

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12 janvier 2014 7 12 /01 /janvier /2014 10:30

    Cet important ouvrage sur la guerre thermonucléaire, écrit par Herman KAHN (1922-1983), parmi d'autres sur sa plume, comme Thinking about the Unthinkable (1962, avec une introduction de Raymond ARON dans la traduction française), publié en 1960, est un traité controversé sur les doctrines stratégiques de la guerre nucléaire. Beaucoup lu aux États-Unis comme en Union Soviétique d'alors, cet ouvrage discute des possibilités de gagner une guerre nucléaire. Écrit contre la Doctrine de Destruction Mutuelle Assurée (MAD) avant d'être adoptée par les États-Unis, le titre du livre s'inspire de Sur la guerre, de CLAUSEWITZ.

 

   Herman KAHN, qui écrit ce livre juste avant de quitter la Rand Corporation, pour créer avec Max SINGER et Oscar RUEBBAUSEN l'Institut Hudson, considère, en s'appuyant sur la théorie des jeux, la stratégie des "représailles massives" comme intenable, car simpliste et potentiellement instable. Alors qu'en 1960, les tensions de la Guerre froide sont à leurs paroxysme, il expose deux hypothèses :

- une guerre nucléaire est plausible, puisque les deux "grands" disposent désormais d'arsenaux nucléaires massifs ;

- comme toute guerre, la guerre nucléaire aura un vainqueur.

Même si cette guerre thermonucléaire fait des millions de victimes, cela n'empêchera pas la vie humaine de subsister, (l'auteur fait une comparaison avec la Peste Noire de l'Europe du XVIe siècle ou le Japon qui survécut en 1945), il faut se préparer pour éviter le pire et faire en sorte de gagner cette guerre. Il considère que pour que la dissuasion ait des effets, il faudrait une capacité de seconde frappe, afin de convaincre Moscou de la détermination américaine. S'il donne l'impression d'envisager le désastre, pourvu que ce soit les États-Unis qui gagne, il est toujours prêt à envisager toutes les possibilités. Critiquant les responsables politiques et militaires sur leur refus de penser l'impensable, il minore les effets des retombées radioactive qu'une telle guerre causerait, en suggérant des programmes massifs d'abris anti-atomiques (au moment où effectivement l'industrie d'abris est en plein essor aux États-Unis), la création d'un système d'assurance pour tous contre les dégâts nucléaires, d'une intense propagande visant à insuffler à la population l'esprit de reconstruction...

  Son livre, souvent considéré comme une incitation à préparer une guerre nucléaire, dans l'éventualité d'un échec de la dissuasion, et même une justification des situations post-atomiques, est cependant une argumentation souvent serrée sur la dissuasion qui inspire (souvent contre ses conclusions) les responsables politiques et militaires occidentaux. A contrario, une lecture pacifiste peut se servir de ce livre pour montrer l'inéluctabilité d'une guerre nucléaire, donc rendre évidente la nécessaire d'un désarmements nucléaire total et général.

 

           Ce livre suscite à l'époque un tel tollé que, alors qu'il a fondé en 1961 dans la région de New York, avec Max SINGER et Oscar RUEBHAUSEN, l'Institut Hudson, laboratoire d'idées politiques axé sur la futurologie des relations internationales, qu'il fait publier l'année suivante, en 1962, un nouvel essai, Thinking About the Unthinkable et un traité de géostratégie, De l'escalade (1965) pour préciser sa pensée (et persister dans les conclusions de On the Thermonuclear War). De 1966 à 1968, Herman KAHN, consultant au Department of Defense, s'oppose aux partisans d'une négociation directe avec le Nord-Vietnam et prône l'escalade militaire directe, en dehors de tout projet d'un "vietnamisation", voué à l'échec selon lui et ses collaborateurs à l'Institut. Pour lui, l'examen des guerres contre-révolutionnaires dans l'histoire contemporaine montre une corrélation entre la victoire (du pouvoir officiel) et un appui policier important, dans les administrations locales. Vu l'évolution de la stratégie américaine au Vietnam, au risque de paraitre un traître à l'administration des États-Unis, il estime que son pays fonce droit dans la défaite. 

     Ses travaux, après la guerre du Vietnam s'axe sur l'étude des évolutions futures globales du monde. Dans un livre publié en 1967, écrit avec Anthony J WIENER, L'an 2000, sous-titré pompeusement en français, la Bible des 30 prochaines années, avec de multiples rééditions complétées, il "prédit" des évolutions politiques, stratégique, technologiques et économiques. Dans lequel figure d'ailleurs Quelques possibilités de guerre nucléaire (Marabout Université, 1972).

 

     Dans Sur la guerre thermonucléaire, l'auteur décrit les diverses stratégies nationales possibles :

"Le 16 juillet 1960, le monde est entré dans la seizième année de l'ère nucléaire. Et cependant, nous sommes de plus en plus conscients qu'après avoir vécu quinze ans avec les bombes nucléaires, il nous reste encore beaucoup à apprendre sur les effets possibles d'un conflit atomique. Et nous avons encore plus à apprendre sur la conduite des relations internationales dans un monde où la force tend à devenir de plus en plus disponible et d'un emploi de plus en plus dangereux, et par conséquent pratiquement de plus en plus inépuisable. Du changement continu que notre siècle connait dans la structure fondamentale de la situation internationale, il résulte que les politiques étrangères et de défense formulées au début de l'ère nucléaire ont grand besoin d'être révisées et modifiées.

En considérant ces politiques fondamentales, il convient de distinguer différentes conceptions militaires et les stratégies correspondantes possibles, tant pour les États-Unis que pour l'Union soviétique. Cet examen de la guerre thermonucléaire portera essentiellement sur quatre types possibles de conceptions, que j'appellerai respectivement "dissuasion finie", "contre-force comme garantie", "base de mobilisation pour pré-attaque" et "capacité crédible de frapper le premier.

J'examinerai les possibilités et les implications de ces positions du point de vue de l'Union soviétique et des États-Unis. Bien qu'il n'y ait aucune raison pour que les deux pays les plus puissants aient des approches identiques, je ne m'étendrai pas d'abord sur de possibles asymétries, et n'examinerai pas tout de suite les problèmes nationaux respectifs. 

Un certain nombre de conceptions fondamentales (...) sont énumérées dans le tableau I, en gros en ordre de capacité croissante à mener une guerre générale."

  Dans ce tableau 1, nous pouvons lire les diverses conceptions possibles :

1- Force interne de police plus "gouvernement mondial".

2- Dissuasion minimum plus guerre limitée plus contrôle des armements.

3- Ajouter la garantie à la dissuasion minimum :

a) pour le fiabilité (dissuasion finie),

b) contre la non fiabilité (contre-force comme garantie),

c) contre un changement de politique (base de mobilisation pour pré-attaque.

4- Ajouter capacité crédible de frapper les premiers.

5- Première attaque "pleinement réussie" sans capacité de guerre limitée.

6- Rêves.

   Suit alors un tableau pour exposer ses points de vue les plus saillants :

1- Sur la Force interne de police, plus un "gouvernement mondial", "il ne semble pas utile d'examiner une solution qui serait un désarmement total dans le monde. Ni nos propres désirs sentimentaux ni le fait que beaucoup de gens sérieux préconisent cette politique, ne sauraient nous porter vers une position qui ignore certaines des réalités fondamentales. Il a probablement toujours été irréaliste d'imaginer un monde complètement désarmé, et l'introduction de la bombe thermonucléaire a ajouté une dimension particulière à ce caractère irréaliste. (...)."

2- Sur cette dissuasion minimum plus une guerre limitée plus  encore un contrôle des armements, "ce point de vue, ou sa modeste variante qu'on appelle dissuasion finie est probablement la conception la plus répandue à l'Ouest de l'attitude stratégique désirable et possible. Parmi les tenants de cette conception figurent la plupart des intellectuels intéressés aux affaires militaires, les milieux dirigeants des administrations, les civils qui cherchent à se qualifier comme "spécialistes des questions militaires" (...), ceux qui élaborent les plans dans les trois armes, et la plupart des analystes profanes, étrangers et américains. 

Qu'entend-t-on par dissuasion minimum? Il y a une idée essentielle : c'est qu'aucun pays dont les dirigeants sont sains d'esprit n'en attaquera un autre qui possède un nombre assez considérable de bombes thermonucléaires. Par conséquent, tout pays ainsi armé n'a à craindre que la folie, l'irresponsabilité, l'accident et les erreurs de calcul.(...)."

3- Sur les trois catégories de garantie :  "Le point de vue qui suit quant aux possibilités offertes par une capacité stratégique satisfaisante ajoute plusieurs  sortes de "garanties" à la simple position de la dissuasion minimum. Il y a trois catégories de garantie que celui qui veut survivre peut souhaiter voir adoptées. La première étant la garantie de fiabilité. Nous donnerons à la conception qui s'inquiète des détails permettant d'obtenir des représailles "punitives", mais qui ne recherche pas de capacité stratégique allant au-delà, le nom de stratégie de la dissuasion finie. A bien des égards, et avec quelques inconséquences, c'est là le point de vue officiel américain. (...)."

Sur la garantie de la fiabilité, "Certains partisans de la dissuasion finie ne sont pas hostiles à toutes les formes de contre-forces. Ils tiennent à s'assurer contre l'absence de fiabilité, c'est-à-dire que même si la dissuasion est aussi fiable qu'ils le croient possible, ils se rendent bien compte qu'elle risque encore d'échouer ; par exemple, du fait d'un accident, de l'absurdité humaine, de mauvais calculs ou d'un comportement irresponsable. Dans l'éventualité d'une guerre, ils trouvent difficile qu'on ne fasse pas "quelque chose" pour en atténuer les effets. Même parfaitement convaincus de l'"anéantissement mutuel", les dirigeants pourront se refuser à reconnaitre ouvertement qu'on ne fait aucun préparatif pour atténuer les conséquences d'une guerre. (...)" Dans sa discussion sur les dommages, Herman KHAN expose dans un tableau des situations d'après-guerre tragiques mais différenciées : de 2 000 000 de morts et un rétablissement en 1 an à 160 000 000 de morts et un rétablissement en 100 ans. Beaucoup de choses peuvent être faite pour diminuer le nombre des morts et réduire ces délais de rétablissement économique. Il série les différents composantes d'une guerre thermonucléaire auxquelles les dirigeants doivent s'atteler : Divers programmes chronologiques pour la dissuasion et la défense, et leur impact éventuel sur nous, les alliés et les autres, les performances en temps de guerre selon les différentes conditions de pré-attaque et d'attaque, les problèmes des retombées radioactives graves, la survie et les réparations, le maintien de l'impulsion économique, le relèvement à long terme, les problèmes médicaux et les problèmes génétiques...

Sur la garantie contre un changement politique : "Une des choses qui je vais essayer de montrer (...), c'est que le problème militaire est réellement compliqué, et il est impossible pour les êtres humains faillibles de prédire exactement quels sont les moyens qu'ils souhaiteront ou dont ils auront besoin. Cela ,e signifie pas pour autant, bien entendu, qu'il faut tout acquérir. Les ressources ne sont peut-être pas aussi faibles que des gens préoccupés du budget le pensent, mais ils restent fort modérés. En tout cas, cela signifie que chaque fois qu'il est peu couteux de le faire (...), nous devrions être disposés à nous prémunir contre des changements dans nos désirs. Le fait qu'il soit coûteux d'acquérir et d'entretenir un arsenal complet des moyens militaires ne signifie pas que ne nous ne devrions pas avoir ce que l'on pourrait qualifier de "bases de mobilisation" pour un arsenal complet de moyens adéquats. Le gouvernement, s'en tenant à la doctrine en vigueur, aux moyens militaires existants, à ses estimations quant aux possibilités et aux intentions d'ennemis potentiels ou à certains aspects de la situation politique pourrait se contenter de ce qui est actuellement alloué pour la défense nationale. Mais il pourrait aussi désirer se prémunir pour le cas où les circonstances changeraient à ce point que la répugnance à dépenser de l'argent changerait elle aussi, soit pour croître, soit pour décroître. Cela peut se faire en consacrant des sommes relativement modestes à une planifications et à des préparatifs matériels. Nous serions alors dans une position où nous pourrions faire l'usage le plus rapide et le plus efficace de fonds plus importants s'ils devenaient disponibles, ou bien nous serions en mesure de tirer le maximum d'un budget militaire réduit s'il semble désirable de réduire les dépenses. (...)" La tonalité de l'argumentation ne doit pas tromper : les États-Unis ne sont pas un État planificateur et ce qu'il y derrière le mot "programme" il y a tout un programme qui peut avoir des répercussions importantes sur ce que les Américains considèrent comme libertés garanties par la Constitution...

4- Sur la capacité de frapper les premiers : "La position suivante (...) qui fait état de circonstances dans lesquelles un pays peut souhaiter disposer d'une capacité crédible de frapper le premier peut sembler à de nombreux Américains une possibilité pour les Soviétiques, mais pas pour nous. On a souvent pu entendre et lire des déclarations selon lesquelles "jamais nous ne frapperont les premiers". Compte tenu du contexte dans lequel cela est dit habituellement (une "lâche" attaque surprise contre un ennemi pris au dépourvu), c'est une position juste. Une telle capacité n'aurait pas d'attrait pour les États-Unis, mais nous avons conclu de nombreux traités et souscrit maintes obligations. Il y a l'obligation de venir à l'aide des pays de l'OTAN s'ils sont attaqués. On suppose généralement que cette aide comporte l'emploi de notre commandement aérien stratégique contre le territoire de l'URSS, même si les Soviétiques attaquent l'Europe sans attaquer les États-Unis. D'un point de vue technique, cela signifie qu'en l'occurrence, c'est nous qui frapperions les premiers! La décision déchirante de déclencher une guerre thermonucléaire nous appartiendrait. C'est une question sérieuse que de savoir si, dans ces conditions, nous respecterions les obligations que nous imposent les traités. (...)".

L'auteur suggère fortement que les États-Unis soit en mesure, même à son corps défendant, de mener cette première frappe."Il y a cependant une différence entre la contre-force en tant que garantie et la capacité de frapper les premiers. Dans le cas de cette dernière, nous ne disons pas qu'il est peu probable que la théorie de l'anéantissement mutuel soit erronée ; au contraire nous pensions qu'il y a une très forte probabilité qu'elle le soit. En bref, le temps est venu où nous devons croire que nos programmes ont toutes chances d'être efficaces dans les conditions de la guerre et de l'après-guerre. (...)".

5- Sur la capacité "pleinement réussie" de frapper les premiers sans capacité de guerre limitée : "La plupart des  gens ont du mal à croire qu'un pays déclencherait une guerre thermonucléaire contre un adversaire capable de riposter, quelles que soient ses capacités et les provocations subies. Néanmoins, bien des responsables militaires sont hostiles à l'idée d'avoir des moyens de guerre limitée pour faire face à de petites provocations. Ils avancent que c'est là un détournement de nos ressources, alors qu'il y a dans ce domaine des capacités qui sont importantes et essentielles. Ils semblent croire que notre puissance stratégique peut être si efficace aux yeux des Soviétiques qu'ils n'oseront pas se livrer à des provocations, même limitées. Ils pensent aussi que, si les Soviétiques nous provoquent, nous les frapperrions "au moment et à l'endroit de notre choix".

Telle est en gros, la théorie de la riposte massive énoncées par l'ex-secrétaire d'État John Foster Dulles. Une capacité crédible de frapper les premiers afin de réagir à une agression limitée mais majeure implique aussi une riposte massive sur des questions de premier et non de second ordre. Il faut aussi qu'il soit clair que, si dans "l'équilibre de la terreur", la terreur s'intensifie, la ligne séparant les questions de premier ordre de celles du second ordre se déplacera de telle sorte que le niveau de provocation acceptable pour nous sans déclencher l'action du commandement stratégique s'élèvera.

Quiconque étudie, même superficiellement, les effets probables d'une guerre thermonucléaire parviendra inévitablement à certaines conclusions. Une des principale est l'idée que même si on peut frapper les premiers et avec succès, le dommage net, ne serait-ce que du fait du contre-coup (c'est-à-dire les retombées radioactives sur les États-Unis et le monde provoquées par les bombes larguées sur la Russie, sans parler des Russes qui trouveraient la mort), rendrait déraisonnable une attaque de ce genre à propos d'une affaire mineure. N'est-il pas vrai que si nous devons déclencher une telle guerre, ce ne serait pas sur une question mineure qui nous préoccupe, mais en réalité parce que nous aurions résolu de déclencher une guerre préventive? Dans la réalité, nous aurions à nous soucier de beaucoup plus que du simple contre-coup de notre attaque : nous aurions à nous soucier de la riposte soviétique. Ne serait-ce que pour de telles raisons pratiques, sans parler des raisons morales et politiques essentielles, l'idée de détenir la capacité de frapper les premiers de façon "pleinement réussie" est extravagante."

6- Sur les rêves, il écrit : "Si une capacité "pleinement réussie" de frapper les premiers parait, à la lumière des faits et de la raison, absolument extravagante, elle n'en est pas moins étrange que bien des idées qui circulent à Washington et dans les capitales européennes. On accorde là de l'attention aux notions les moins vraisemblables. L'une de celles-ci concerne un conflit dans lequel une attaque thermonucléaire est suivie de trois ans de guerre de production assortie du genre de mobilisation que nous avons connue dans la Seconde guerre mondiale. Une autre hypothèse est celle où l'ennemi peut se lancer à attaquer le premier mais où, dans ce cas, nos défenses nous mettraient substantiellement à l'abri, et où nous pourrions riposter puis observer la situations. On croit avec ferveur à la possibilité d'un système actif de défense "à l'épreuve des fuites". Et puis il y a l'image d'un conflit trainant en longueur, une "guerre aux reins cassés", menée avec des armes conventionnelles, les deux parties ayant simultanément épuisé tout leur arsenal nucléaire. On faut valoir aussi que dans une guerre thermonucléaire, il importe de maintenir les voies maritimes ouvertes. Et puis, il y a cette idée bizarre que l'objet principal de la défense civile est de soutenir un effort de guerre thermonucléaire avec des hommes et des matériels. Ou encore cette idée aussi étrange qu'après un échange massif de bombes thermonucléaires l'objectif majeur des forces américaines aux États-unis ne serait pas d'aider à relever la population civile mais de se porter dans un port (détruit) d'embarquement pour faire mouvement outre-mer. Toutes ces vues sont invraisemblables, mais il n'empêche qu'on peut les trouver dans diverses sortes de déclarations officielles et officieuse. (...)."

Pour Herman KAHN, "C'est l'un de mes principaux arguments, que du moins pour l'avenir immédiat, nous devrions nous trouver quelque part entre la base de mobilisation pour pré-attaque et la capacité crédible de frapper les premiers."

 

Herman KHAN, On Thermonuclear War, Princeton University Press, 1960. Traduction de Catherine Ter SARKISSIAN, dans Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, 1990.

Relu le 14 septembre 2021

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12 novembre 2013 2 12 /11 /novembre /2013 09:03

         Comunication et Société constitue un livre-clé dans la compréhension contemporaine de la communication. Publié en 1951, cet ouvrage maintes fois réédité est considéré aujourd'hui comme une sorte de manifeste de l'approche systémique et interactionniste. Auparavant, il n'existait aucune théorie générale ou unifiée représentant l'individu, le groupe et la société dans un même système. Début de l'Ecole de Palo Alto et dernier ouvrage de la collaboration entre les deux auteurs, l'anthropologue Gregory BATESON et le psychiatre Jurgen RUESCH , le livre fait converger théorie des jeux, psychologie expérimentale, cybernétique, théorie des systèmes et théorie des types logiques. Les deux auteurs théorise ainsi le fait que la communication est devenue la matrice sociale de la vie moderne. Quoique ce livre n'eût pas la possibilité de décrire ni la vitesse de l'évolution technologique ni l'extension des engagements sociaux actuels, il anticipe correctement la tendance des événements à venir : le rôle de plus en plus important des mass media, des ordinateurs et des instruments à pilotage automatique dans notre civilisation, l'importance croissante de la communication sociale sur le plan théorique et pratique. Bien entendu, toute société est un ensemble de communications, et l'expression "société de communication" ne signifie pas autre chose qu'une sorte de focalisation intellectuelle, l'ensemble des conflits et coopérations étant toujours là.

 

    Le livre est composé de11 chapitres écrits par l'un ou l'autre auteur ou pour deux d'entre eux, par les deux. Ainsi, les deux auteurs se partagent ces chapitres, le livre conservant une bonne unité de ton :

- Valeurs, communication et culture, par Jurgen RUESCH, qui décrit les prémisses fondamentales de leur étude commune ;

- Communication et relations humaines, de RUESCH, qui aborde les canaux de communication de la vie quotidienne, le contexte dans lequel la communication se produit, les sytèmes de communication relativement simples et ceux plus complexes, le réseau culturel? Et donne la Prémisse de valeur et communication ;

- Communication et maladie mentale, de RUESCH, qui détaille la situation de la psychiatrie contemporaine, la situation de la théorie psychiatrique et l'état des connaissance en troubles de la communication et de leur psychothérapie.

- La communication et les valeurs américaines, de RUESCH, entre philosophie politique et description de la communication : La morale des puritains et des pionniers, les question d'Egalité, de Socialité, de Réussite, de Xhangement, avant de revenir sur la psychiatrie dans ce système de valeurs américain ;

- Perspectives américaines, du même auteur encore : Perspectives spatiales, temporelles, Gestalten, Processus Intégration, avec une perspective de la thérapie américaine ;

- La communication et le système de contrôle et régulation, des deux auteurs, RUESCH et BATESON. Ils entrent dans l'analyse de la scène américaine, des systèmes internes de contrôle et régulation (amércain), des systèmes externes de contrôle par opposition (européen), de la Communication et contrôle systèmique. Ils abordent L'autorité fouvernementale dans la perspective de contrôle et de régulation systémiques, le façonnement de personnalités dans un système de régulation, la structure familiale de réfulation et la psychiatrie dans un univers d'équilibres et de régulation ;

- Information et Codage, de Gregory BATESON, qui entre dans le détail du codage, du codage et de la valeur, de l'éintégration sélective et de l'intégration progressive et continue. La diversité des codages est également abordé : Contradictions internes du "codage-évaluation", Communication à sens unique (observateur non observé), Communication intrapersonnelle (auto-observation), Communication entre deux personnes et létacommunication.

- Communication et Conventions, de BATESON ;

- La pensée psychiatrique où BATESON abordent la pathologie, la réalité, les "substances" en psychiatrie, l'Energie et la Quantification. Il expose enfin sa conception de la psychiatrie comme sience réflexive ;

- La convergence de la science et la la psychiatrie,par BATESON ;

- Individu, groupe et culture, sorte de conclusion par Gregory BATESON et Jurgen RUESCH.

 

     Les prémisses fondamentales sont annoncées par Jurgen RUESCH dans le premier chapitre :

- Délimitation du champ. L'unité considérée est la situation sociale.

- Situation sociale. Une situation sociale s'établit quand des personnes entrent en communication interpersonnelle.

- Communication interpersonnelle. Un événement interpersonnels se caractérise par :

a) l'existence d'actes expressifs d'une ou de plusieurs personnes ;

b) la perception consciente ou inconsciente de tels actes expressifs par d'autres personnes ;

c) l'observation en retour que ces actions expressives ont été perçues par d'autres ; percevoir que l'on a été perçu influence profondément et change le comportement humain.

- Communication intrapersonelle. "L'étude des événements intrapersonnels devient un cas particulier de la communication interpersonnelle. Une entité imaginaire, constituée de traces condensées d'expériences passées, représente à l'intérieur d'un individu la personne qui manque à l'extérieur. Cependant, il existe une différence capitale entre la communication interpersonnelle et la communication intrapersonnelle en ce qui concerne le traitement des erreurs. Dans la situation interpersonnelle, on peut évaluer et, si nécessaire, corriger l'effet des actions intentionnelles ou expressives. Dans la communication intrapersonnelle ou fantasmatique, percevoir que l'on interprète mal ses propres messages est extrêmement difficile, sinon impossible, et la correction ne se produite jamais ou rarement" ;

- Communication de masse. "Un événement social peut être rapporté par les moyens de communication de masse : radio, télévision, cinéma et presse. Quand il est exposé à des systèmes de communication, un individu peut sentir, d'une part, qu'il participe à un système suprapersonnel de grande ampleur et, d'autre part, qu'il est incapable de décrire clairement le système. Cette contradiction provient du fait, que, dans les communications de masse, les récepteurs et les émetteurs de messages sont si nombreux qu'ils demeurent en général anonymes. Dans de telles conditions, l'individu n'est donc pas capables d'observer l'effet de ses propres messages sur les autres ; il ne peut pas non plus communiquer ses réactions personnelles face à un message émanant de comités, d'organisations ou d'institutions. Cause et effet deviennent indiscernables. La correction et l'autocorrection des messages sont différées dans le temps et déplacées dans l'espace : si la correction finit par se produire, elle n'est souvent plus opportune" ;

- Appareils de communication. "L'appareil de communication humain doit être considéré comme une entité fonctionnelle, sans localisation anatomique. (...) il existe plusieurs ensembles d'expressions parallèles qui désignent les phénomènes de communication. Alors que le centre de communication de l'ingénieur correspond au concept de pysché pour le "mentaliste", l'organiciste, lui, parle du système nerveux central. L'un des changements les plus importants qui pourrait résulter des échanges théoriques entre les ingénieurs et les psychiatres devrait être une précision accrue dans l'emploi des formulations qui concernent le psychisme. Les ingénieurs et les physiologistes n'ont pas encore réussi à nous fournir une base organique sur laquelle on puisse édifier des théories psychiques (autrement dit, devons-nous préciser, des liens précis entre les acquis de la psychanalyse et les acquis de la neurologie, entre autres), mais ils nous ont déjà donné certaine notions générales sur les caractéristiques des réseaux et des relais. Ces notions générales doivent nous aider à limiter l'imprécision des abstractions que nous utilisons en parlant du psychisme. (...)" ;

- Limitations de la communication. "Les communications de l'homme sont déterminées par la capacité de son réseau intra-personnel, par la sélectivité de ses récepteurs et par le fonctionnement de ses organes effecteurs. Le nombre de signaux qui entrent et qui sortent, aussi bien que le nombre des signaux peuvent être transmis à l'intérieur de l'organisme, est limité. Au-delà d'une certain maximum, toute augmentation du nombre des messages qui transitent conduit à un embouteillage du réseau et ainsi à une diminution du nombre des messages qui arrivent convenablement à la bonne destination" Autrement, deviennent purement et simplement, du "bruit". La capacité de recevoir et de traiter ces informations varient selon les individus et cette difficulté est importante en psychiatrie "où le patient et le thérapeute doivent parvenir à communiquer sur la compréhension de leurs propres propos. La même difficulté surgit également dans toutes les tentatives de communication entre des personnes de culture différentes."

- Fonction de la communication. "L'homme se sert de son système de communication :

a) pour recevoir et transmettre des messages et pour stocker de l'information ;

b) pour exécuter des opérations sur l'information à sa disposition afin de tirer de nouvelles conclusions qui n'avaients pas été directement perçues ; ainsi que pour reconstituer des événements passés et pour anticiper des événements futurs ;

c) pour amorcer et modifier des processus physiologiques à l'intérieur de son corps ;

d) pour influencer et diriger d'autres personnes et des événements extérieurs.

- Effet de la communication. "La communication facilite la spécialisation, la différenciation et la maturation de l'individu. Au cours du processus de maturation, l'enfant qui dépendait des autres pour la protection, puis pour les actions correctives, va progressivement entrer, grâce à la communication, dans l'interdépendance avec ses congenères. Au lieu de se laisser prendre en charge par ses aînés, l'adulte cherche auprès de ses semblables des informations sur les façons de répondre au mieux ses problèmes. L'échange se substitue à la protection et l'activité autonome remplace les actions des autres."

interférence et communication. "Si un comportement orienté vers un but est contrarié, cela suscite une réaction d'alarme. Si l'on peut réussir à se débarrasser de l'obstacle ou à l'éviter complètement, la réaction d'alarme s'estompera. Cependant, fréquemment, la source d'interférence ne peut être évitée ou éliminée. Dans ce cas, partager l'angoisse avec des individus qui ne sont ni anxieux ni menaçants, par le truchement de la communication, constitue un moyen efficace d'amoindrir l'impact de l'interférence.

- Ajustement. Une communication fructueuse avec soi-même et avec les autres implique l'autocorrection et les corrections d'autrui. Au cours de ce processus continu, des informations actualisées sur soi, sur le monde et la relation entre soi et le monde conduisent à acquérir des techniques appropriées et augmentent finalement les chances qu'a l'individu de maitriser sa vie. La réussite de la communication devient donc synonyme d'adaptation à la vie.

- Perturbations de la communication. "Certaines anomalies de comportement sont décrites en termes de troubles de la communication. Dans le passé, ces troubles étaient du domaine de la psychopathologie. (...). Une description exhaustive  des perturbations de la communication comporte (...) :

a) à un niveau technique, des indications sur l'appareil de communication, les dimensions du réseau et les implications fonctionnelles aussi bien que les aspects physiques de la transmission et de la réception ;

b) à un niveau sémantique, des indications sur la précision avec laquelle une série de symboles transmettent la signification que l'on souhaite donner à un message, y compris les distorsions sémantiques ;

c) à un niveau d'interaction, des indications sur l'efficacité de la transmission de l'information quand on essaie d'obtenir une orientation du comportement d'autrui."

- Thérapie psychiatrique. "La thérapie psychiatrique vise à améliorer le système de communication du patient. Le neurophysiologiste, le neurologue et le neurochirurgien s'efforcent de perfectionner l'appareil interne de communication de l'intéressé à un niveau technique, tandis que le psychothérapeute cherche à restaurer un système de communication interpersonnel défectueux à un niveau sémantique ou interactionnel. On y parvient soit en réduisant le nombre de messages entrant et en prévenant l'embouteillage ; soit en augmentant le nombre de messages en transit et en évitant l'isolement et la "carence". Une fois que la communication du patient avec lui-même et avec les autres s'est améliorée, la correction et l'autocorrection de l'information apportent un changement dans la conduite du patient."

- Nature de la psychothérapie. "Quelle que soit l'école de pensée à laquelle on appartient, ou les termes techniques dont on se sert, les interventions du thérapeute ont toujours lieu dans un contexte social. Implicitement, tous les thérapeutes utilisent donc la communication comme méthode pour influencer le patient. Les différences entre le thérapeute et le patient sont des différences entre leurs systèmes de valeurs, qui peuvent être rapportées à des différences dans le codage ou dans l'évaluation des événements perçus.

- Le système des valeurs du psychiatre. "Pour comprendre les différnces entre le système de communication du patient et celui des membres de son groupe, le psychiatre doit disposer d'information sur ces deux systèmes. Si son propre système de communication était analogue à celui du patient, le psychiatre serait incapble d'aider son patient. Si le système de communication du psychiatre est identique à celui de l'entourage du patient, il remarquera que le patient est différent,  mais il ne sera pas non plus en mesure de l'aider. C'est pourquoi le psychiatre doit intégrer des valeurs sensiblement différentes de celles du patient mais aussi de celles du noyau du groupe."

- Le psychiatre et le changement culturel. "Les différences entre le système de valeurs du psychiatre et celui du noyau groupal proviennent d'expérience vécues spécifiques. Pour l'essentiel, elles sont liées aux expériences de contacts culturels et à la rencontre fréquente de systèmes de valeurs divergents au cours des années de formation. Ces circonstances affinent la perception sociale du futur psychiatre et lui font prendre conscience que les valeurs sont différentes d'un groupe à l'autre. Il est forcé de réinterpréter sa position personnelle chaque fous qu'il rencontre un nouveau groupe et il développe les moyens nécessaires pour percevoir et évaluer les divers systèmes de communication des autres. Ces expériences fondamentales sont nécessaires dans la vie d'un homme qui désire être un thérapeute efficace. La formation ne fournit qu'une méthode de classement de ces expériences fondamentales de la vie."

- Distorsion de la communication et statut marginal du patient. "Les valeurs qui distinguent les patients des autres personnes et du thérapeute proviennent des situations sociales particulières dans lesquelles ces patients ont été élevés. Incapables d'assimiler des influences contradictoires à l'intérieur même du milieu familial ou entre ce milieu et l'environnement, ces patients n'ont jamais élaboré de moyens de communication satisfaisants. Ils se trouvent dans une situation marginale, par rapport aux gens qui constituent le noyau du groupe dans lequel ils vivent."

- Hygiène mentale. "Le psychiatre cherche à aider le patient à acquérir un système de communication semblable à celui du noyau groupal ; et, tel un interprète, il tente d'apprendre au noyau groupal à se familiariser avec les particularités de l'homme marginal. Le Mouvement d'hygiène mentale et d'autres initiatives ont pour but de prévenir le développement de troubles de la communication qui, à leur tour, sont directement ou indirectement responsables de troubles du comportement."

 

       C'est l'ensemble de ces prémisses que les deux auteurs développent dans leur livre. La plupart des problématiques envisagées ici influencent par la suite non seulement nombre de psychiatres ou de psychologues, mais également des sociologues, spécialistes ou non de la communication. La force de l'ouvrage est de mêler, dans une démarche rigoureuses, approche psyhiatrique et approche sociologique, et même approche de philosophie politique, notamment en ce qui concerne l'étude des habitudes de comportements de chaque côté de l'Atlantique, entre systèmes politiques américain et européen.

         The Social Matrix of Psychiatry marque, si nous suivons Dominique PICARD et Edmond MARC, "l'émergence d'une orientation et d'un questionnement totalement nouveaux dans les sciences humaines en analysant comment la communication modèle en profondeur les comportements. Il part de la relativité des normes socioculturelles en matière de normalité et de pathologie, et de l'importance du contexte et des interactions dans les comportements humains. Le patient n'est plus un individu isolé, atteint d'une "maladie" mentale, selon le modèle médical ; il est le produit d'un système relationnel perturbé et perturbant.". Le lien entre la personne et le groupe permet "de comprendre comment la personne est le produit du contexte culturel et social dans lequel elle se trouve placée. L'ouvrage cherche ainsi à construire une théorie de la communication applicable à la psychiatrie (dans le contexte américain psychiatrie, psychanalyse et psychothérapeutent coÏncident, car les praticiens sont essentiellement des médecins psychiatriques (aujourd'hui comme hier d'ailleurs) et la psychanalyse est à leur époque la référence dominiante (et qui ne l'est plus actuellement)). Il tente aussi de cerner les processus par lesquels la culture d'une société façonne en même temps sur une critique de la psychiatrie existante. (...)  A partir d'une démarche d'enquête et d'observations (entretiens avec des psychiatres, discussions entre psychiatres, enregistrement de scéances de thérapie, etc.), les auteurs s'efforcent de dégager les prémissies qui sous-tendent la psychiatrie américaine de l'époque avant d'ouvrir une voie nouvelle fondée sur l'interaction et la communication."  Il s'agit d'agir sur la communication par la communication, ce qui amène l'émergence d'une nouvelle psychiatrie.

 

   Dans le dernier chapitre du livre, écrit en commun, les deux auteurs expose une théorie de la communication humaine. 

"La tradition, en théorie des sciences, est de faire une distinction entre ce qui est supposé exister dans la réalité et ce qui est effectivement perçu par un observateur humain. La différence entre la réalité perçue et la réalité supposée serait due aux particularités et aux limitations de l'observateur humain. Quand on étudie la communication chez l'homme, il est difficile, sinon impossible, de distinguer réalité perçue et réalité supposée. En psychiatrie et dans les sciences humaines, ce qui nous intéresse de toute façon, c'est de rechercher de quelle manière un observateur perçoit le monde plutôt que ce que ce monde est réellement, parce que le seul moyen dont nous disposons pour déduire quelque chose quant à l'existence du monde réel, c'est de comparer les vues d'un observateur avec celles d'autres observateurs. Ce sont les divergences de leurs visions qui nous permettent de faire certaines inférences sur les processus psychologiques des intéressés, et, en combinant les diverses observations, d'obtenir une image de ce que l'on pourrait appeler la vérité supposée. Cette réalité supposée est-elle une image exacte de ce qui se passe effectivement? Personne n'est en position d'en décider. 

Il n'en reste pas moins que supposer une réalité est généralement utile. Dans le domaine de la communication, on peut obtenir l'approximation la plus voisine de ce que le physicien appelle la "réalité" en supposant qu'un observateur supra-humain considère la communication humaine à partir d'une position située à l'extérieur des systèmes sociaux qu'il étudie ; de cette façon, lui-même, en tant qu'observateur, n'influence vraisemblablement pas les phénomènes qu'il va observer. (...) Selon que (l'observateur) s'orientera vers des unités petites et grandes (les auteurs utilisent l'analogie du microscope), il verra les différentes fonctions avec plus ou moins de détails. Il s'ensuit que les processus de réception, d'évaluation et de transmission peuvent être observées aux niveaux d'organisation intrapersonnel, interpersonnel, groupal et culturel."  Après avoir détailler ces différents niveaux, les auteurs écrivent : Pour traiter de l'information et des échanges d'information, il est nécessaire de souligner qu'il y a une relation duelle entre l'information et l'action. A un certain niveau, il est exact que le comportement dirigé vers un but se corrige par des processus de rétroaction. A un autre niveau, il faut reconnaitre que de l'action émerge de l'information codée qui n'est pas disponible jusqu'à ce que l'action soit pleinement engagée. Cette relation entre pratique et connaissance existe non seulement au niveau intrapersonnel mais également à tous les autres niveaux.

L'interaction destructrice, par laquelle des individus vont au-devant de leur autodestruction, ou de la rupture du système dont ils font parties, peut être due à de nombreux facteurs. Tout d'abord, ce genre d'action peut résulter d'une information incomplète sur le Soi, sur les autres personnes ou sur le système. Ensuite, il y a les différences dans l'évaluation des buts et des moyens ; par exemple une tendance à l'auto-optimalisation du sujet peut conduire à la destruction d'un système plus grand qui était utile et nécessaire à l'existence de ce sujet. Dans des cas spéciaux, l'autodestruction de l'entité plus petite est un moyen pourr que survive le système plus grand. On ne peut, jusqu'à ce jour, discuter de la finalité d'une action qu'après avoir délimité le système au maintien duquel cette action contribue. Pour une telle démilitation, il est nécessaire qu'il y ait un observateur. Quant aux problèmes de finalité des systèmes cosmiques et biologiques, ils ne sont à la portée ni de notre observateur, ni de notre compréhension. Nous ne pouvons donc pas en discuter sérieusement."

 

Gregory BATESON et Jurgen RUESCH, Communication et Société, Editions du Seuil, 1988, 350 pages. Traduction de l'américain de l'ouvrage Communication. The Social Matrix of Psychiatry, W.W. Norton & Company, New York, 1951, par Gérard DUPUIS. Préface de Paul WATZLAWICK.

Dominique PICARD et Edmond MARC, L'Ecole de Palo Alto, PUF, collection Que-sais-je?, 2013.

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